AVERTISSEMENT SUR LES DEUX LETTRES POLITIQUES DE SALLUSTE A C. CÉSAR. Dans la vie de Salluste, j'ai parlé des deux Lettres politiques que notre historien adressa à César (Voyez pag. xiv et xv. du tom. 1er). Je n'entrerai donc pas dans de grands détails sur ces deux pièces, qui doivent être considérées comme formant ce que nous appelons une brochure, un pamphlet politique. Dans ces lettres, Salluste ne se fait pas scrupule d'abjurer les doctrines de liberté qui distinguent ses autres ouvrages; et on le voit venir au secours du despotisme naissant de celui qui allait consommer la destruction des vieilles institutions de Rome. De nos jours, Napoléon a opéré plus d'une conversion semblable. Que dis-je? même les despotes les plus médiocres ont vu les hommes de la liberté renier, pour un peu d'or, pour un pouvoir sans durée comme sans honneur, les principes qui, dans d'autres temps, leur avaient valu quelque popularité. Cela s'est vu et se voit encore depuis quarante années que tant de révolutions diverses ont passé sur notre patrie. Ne soyons donc pas plus sévères qu'il ne faut envers Salluste, dont la réputation personnelle a d'ailleurs si peu de chose à perdre. L'historien austère et judicieux, après avoir débuté par être un tribun brouillon, devient un complice intéressé de la tyrannie. Gouverneur d'Afrique, il dilapide les deniers du fisc et ceux des particuliers : cela n'est pas non plus sans exemple aujourd'hui, non-seulement parmi les orateurs parlementaires, mais encore parmi ceux qui ont écrit des histoires bien libérales. Au surplus, Salluste aura toujours sur ses nombreux imitateurs l'avantage du géant sur les pygmées : il a buriné pour la postérité ces lettres qui révèlent à la fois l'instabilité de sa politique et la haute portée de son talent. Dans aucun de ses écrits, il ne déploie plus d'énergie de style, plus de concision, plus de profondeur; mais aussi aucun morceau de Salluste n'est plus dif ficile à rendre en français: on peut quelquefois approcher de la précision ornée d'un stylé étudié; il n'en est pas de même de la phrase de Salluste, courte, inculte, rapide, et dont nul trait brillant ne vient dissimuler l'austère simplicité. Une autre remarque qui n'échappera point à la sagacité du lecteur, c'est de voir un homme aussi corrompu que Salluste déployer une morale d'application politique aussi sévère : il appelle la rigueur des lois au secours de la réforme des mœurs du peuple romain. N'est-ce pas ainsi que sous la restauration nous avons vu des hommes, personnellement fort peu moraux, se faire un point d'appui, un levier de la morale religieuse pour arriver à leur but politique? Il faut de la morale et de la religion pour le peuple, tel a été dans tous les temps l'adage de ceux qui s'en passent fort bien pour eux, mais qui ne veulent pas se passer de pouvoir, parce que le pouvoir donne la richesse, et qu'avec de l'or on assouvit toutes ses passions. Ces gens-là ne voyaient comme Salluste que désordre et qu'anarchie dans les idées d'une large et haute liberté. César, quoi qu'on ait dit de sa prétendue clémence, profita des leçons de Salluste, il fut passablement despote; mais Auguste, et surtout Tibère et Néron, firent, des instructions de notre historien, une application encore plus énergique. Deux commentateurs, Cortius et Carrion, lui ont contesté ce beau titre littéraire : ils veulent que ces lettres ne soient point de lui. Carrion en a donné pour preuve qu'aucun grammairien ne les a citées. Ce silence ne prouve rien; car, quand la Grande Histoire de Salluste, quand son Catilina et son Jugurtha, fournissaient aux scoliastes tant d'exemples, ils ont bien pu négliger ces deux lettres qui, par leur sujet, n'eurent sans doute qu'une publicité médiocre, et n'étaient pas susceptibles de devenir classiques dans les écoles de Rome. Parmi les traducteurs qui se sont exercés dans les OŒuvres complètes de Salluste, Baudoin, du Teil, l'abbé Le Masson, l'abbé Thyvon, Beauzée, Dureau Delamalle et le Brun, n'ont pas omis les deux Lettres à César. Dans le seizième siècle, elles ont été traduites séparément par Pierre Saliat (Paris 1537) et par Étienne Le Blanc (Paris 1545), qui y ont ajouté la traduction des deux Diatribes attribuées à Cicéron contre Salluste, et à Salluste contre Cicéron. Long-temps après eux, un de nos contemporains qui oc cupe une place distinguée à la Chambre des députés et à l'Académie des Inscriptions, M. Eusèbe Salverte, a publié une traduction séparée de ces deux épîtres. Venus après lui, Dureau Delamalle et le Brun ne l'ont point surpassé pour « l'intelligence du sens,' si difficile à saisir dans ces écrits où Salluste supprime presque toutes les idées intermédiaires, en sorte qu'il faut ne le perdre pas un instant de vue pour saisir le fil des idées principales. Mais aussi Salluste écrivait à César : le plus profond des écrivains au plus pénétrant des hommes. » Une judicieuse préface et des notes trop courtes ajoutent à l'intérêt du travail de M. Salverte. Ai-je pu mieux faire que de mettre quelquefois son travail à contribution? J'ai profité aussi de l'excellent commentaire de M. Burnouf. Il m'est doux de rendre ici hommage à ces deux savans illustres : l'un et l'autre ont à l'envi cueilli des palmes inoffensives dans le champ paisible de l'érudition; et si les lauriers civiques que mérite chaque jour l'honorable M. Salverte ne se moissonnent qu'aux dépens de la santé et du repos, il est une conscience d'homme de bien qui fait qu'un tel sacrifice n'est point sans compensation. Aujourd'hui M. Salverte défend encore les mêmes principes qu'il professait dans sa traduction publiée en l'an v, sous la république, c'est-à-dire il y a près de trente-quatre ans. A cet égard combien n'est-il pas supérieur à Salluste, qui fut à Rome le type du protée politique! La première lettre a été écrite environ un an avant la rupture de Pompée et de César, dans le temps où celui-ci se bornait à demander un second consulat (an de Rome 705). Nous ne partageons pas l'opinion de M. Salverte, qui veut qu'elle soit postérieure au passage du Rubicon, et antérieure à l'arrivée de César à Rome. La seconde lettre fut évidemment écrite après la bataille de Pharsale, peut-être même après l'entier achèvement de la guerre civile. • Préface de la Traduction de M. Salverte. www EPISTOLÆ C. C. SALLUSTII AD C. CAESAREM. EPISTOLA PRIMA. Scio ego, quam difficile, atque asperum factu sit, consilium dare regi aut imperatori, postremo cuiquam mortali, cujus opes in excelso sunt: quippe quum et illis consultorum copiæ adsint; neque de futuro quisquam satis callidus, satisque prudens sit. Quin etiam sæpe prava magis, quam bona consilia prospere eveniunt: quia plerasque res fortuna ex lubidine sua agitat. Sed mihi studium fuit adolescentulo rempublicam capessere : atque in ea cognoscenda multam, magnamque curam habui: non ita, uti magistratum modo caperem, quem multi malis artibus adepti erant ; sed etiam uti rempublicam domi, militiæque, quantumque armis, viris, opulentia posset, cognitam haberem. Itaque mihi multa cum animo agitanti consilium fuit, famam, modestiamque meam post tuam dignitatem habere, et cujus rei lubet periculum facere, dum quid tibi ex eo gloriæ accederit. Idque non temere, aut ex fortuna tua decrevi; sed quia in te, præter cæteras, LETTRES DE C. C. SALLUSTE A C. CÉSAR. LETTRE PREMIÈRE. I. Je sais combien il est difficile et délicat de donner des conseils à un roi, à un général, à tout mortel enfin qui se voit au faîte du pouvoir; car, autour des hommes puissans, la foule des conseillers abonde; quoique personne ne possède assez de sagacité ni de prudence pour prononcer sur l'avenir. Souvent même, les mauvais conseils plutôt que les bons tournent à bien, parce que la fortune fait mouvoir au gré de son caprice presque toutes les choses humaines. Pour moi, dans ma première jeunesse, porté par goût à prendre part aux affaires publiques, j'en ai fait l'objet d'une étude longue et sérieuse, non dans la seule intention d'arriver à des dignités que plusieurs avaient obtenues par de coupables moyens, mais aussi pour connaître à fond l'état de la république sous le rapport civil et militaire, la force de ses armées, de sa population, et l'étendue de ses ressources. Préoccupé donc des idées que j'ai puisées dans cette étude, j'ai cru devoir faire au dévoûment que vous m'inspirez le sacrifice de ma réputation et de mon amourpropre, et tout risquer, si je puis ainsi contribuer en quelque chose à votre gloire. Et ce n'est point légèrement, |