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Dans le chapitre XXXII comme dans les trois précédents, Cicéron, pour employer l'expression très juste du savant commentateur de ce texte, M. R. Dareste, discute plus qu'il n'expose un certain nombre de questions de droit grec et romain des plus délicates (1). Voici, en résumé, la cause telle que l'a reconstituée M. Dareste.

Decianus, citoyen romain, s'est fixé depuis trente ans à Apollonide, près de Pergame, où il exerce le commerce et la banque. Là, il a attiré auprès de lui la femme et la fille d'Amyntas, le plus riche citoyen de la ville; puis il a amené, par fraude, celte dernière à lui vendre ses biens. Decianus a pris possession des biens vendus et pour se conformer à la loi grecque il a fait transcrire son titre (avaypapá, proscriptio) à Apollonide.

De là, une série de procès à la suite desquels cette transcription a été annulée. Une tentative de Decianus pour renouveler cette formalité à Pergame n'eut point de succès.

Decianus porle alors l'affaire devant les divers préteurs romains qui se succèdent en Asie et, en fin de compte, il succombe Flaccus prononce contre lui la restitutio in integrum.

En résumé, Decianus n'a pu faire transcrire ses actes de vente, et l'in integrum restitutio prononcée contre lui a eu pour résultat de permettre à ses adversaires d'intenter l'action en revendication. Ont-ils usé de leur droit? M. Dareste ne le croit pas; il est d'avis que les choses sont restées en l'état, c'est-à-dire que Decianus s'est maintenu en possession des biens.

C'est ici que se place le passage de Cicéron que j'ai transcrit plus haut. Il était, ce me semble, impossible d'en comprendre la portée sans connaître ce qui précède ; je montrerai bientôt qu'on ne doit pas non plus négliger ce qui suit.

Après avoir ainsi rappelé les diverses phases de l'affaire et les décisions intervenues relativement à la vente de ces biens, Cicéron continue en ces termes: At haec praedia in

(1) Ce commentaire se trouve dans les Mélanges Graux, Paris 1884. p. 7, s. q.

censum dedicavisti. « Oublions, ajoute-t-il, que ces biens ne sont pas à toi, que ta possession est entachée de violence etc.» Suit le passage transcrit plus haut.

Quelle est l'argumentation de l'orateur? que veut-il démontrer dans cette partie de sa plaidoirie? On ne le voit pas bien clairement. M. Dareste, qui n'a pas attaché grande importance je crois à ce paragraphe, suppose que Decianus, pour consolider sa situation, a déclaré au cens, à Rome, les biens d'Apollonide. Une pareille déclaration, sans préjuger la question de propriété, pouvait, dans son opinion, avoir un certain intérêt pour assurer la possession de Decianus.

Mais pour que Decianus eût pu faire une semblable déclaration aux censeurs, ne fallait-il pas que les biens déclarés fussent censui censendo, c'est-à-dire susceptibles de propriété quiritaire? Telle est du moins la règle posée par M. Mommsen (1). Or les praedia d'Apollonide, étant situés dans le territoire d'une ville libre, n'étaient pas dans ce cas; à supposer que Decianus en fût réellement propriétaire, il n'aurait pu avoir que la propriété ex jure peregrino. Autre difficulté : si ces biens ne peuvent figurer au recensement, commment admettre que le censeur ait pu l'ignorer, connaissant leur situation, et, le sachant, les inscrire sur son registre?

Il est donc permis, ce me semble, d'hésiter à accepter l'interprétation de M. Dareste, qui est d'ailleurs, je me hâte de le dire, l'interprétation universellement admise. Cette hésitation ne fait qu'augmenter, si l'on recherche quelle peut être, avec cette manière de voir, la portée de l'argumentation de Cicéron. Pourquoi l'avocat pose-t-il toutes ces questions à Decianus, si ce n'est pour aboutir à cette conclusion: « alors même que tu serais véritablement propriétaire de ces biens, ils ne pourraient figurer sur les registres du cens. »

(1) Staatsrecht, 2, 375. Soltau (p.425 et s.), tou en admettant que les biens censui censendo sont plus nombreux que ne le croit Mommsen, reconnaît que les immeubles d'Apollonide, ne rentraient pas dans cette catégorie et par suite ne devaient pas figurer sur le registre du cens. D'après Dareste ces biens auraient été déclarés comme capitaux et non comme propriété foncière.

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Qu'importe, lui répondrait Décianus, ils y figurent, et votre argumentation est dès lors sans objet.

A mon avis, il est impossible que Cicéron ait produit un raisonnement aussi faible. Je préfèrerais prendre la première phrase dans un sens dubitatif: « Tu prétends, - dirait-il dans mon opinion que tu as déclaré ces biens au cens? » Etant donné ce point de départ, les difficultés que j'ai signalées disparaissent et l'argumentation devient très claire.

Mais comment aurais-tu pu le faire, répondrait Cicéron, puisque ces biens ne peuvent pas être l'objet d'une pareille déclaration? Indique le nom de la tribu dans laquelle tu l'as faite, afin que je vérifie. »

Et remarquez que non seulement cette interprétation est conforme au raisonnement, à l'enchaînement des idées, inais encore à la construction grammaticale. At haec praedia in censum dedicavisti..... Verum esto: gloriosus fuisti, voluisti magnum agri modum censeri, et ejus agri, qui dividi plebi romanae non potest. Tu as déclaré, dis-tu, ces biens au cens. Mais c'est impossible... Soit, admettons que tu l'aies fait. En ce cas, tu t'es avantagé, tu as déclaré plus de bien que tu n'en as, et de ce bien qui ne peut être distribué à la plebe romaine.» (1) Si la première phrase n'est pas dubitative, que viendrait donc faire ce : verum esto?

Telle est l'explication que je propose de ce passage difficile. Si elle est vraie, comme j'en ai la conviction, l'argument que l'on a tiré de cette phrase in qua tribu denique ista praedia censuisti tombe de lui-même. En effet, il est bien évident que, dans cet ordre d'idées, cette tribu n'est pas autre que la tribu personnelle de Decianus. Cicéron poserait

(1) Voilà encore une phrase dont le sens ne me paraît pas très clair. Soltau (p. 419), suppose que Cicéron veut dire que ces terres ne font pas partie de l'ager publicus. Decianus aurait fait ce raisonnement: ces terres n'étant pas du domaine public sont donc des agri privati. L'orateur reprocherait ironiquement à Decianus d'avoir ainsi joué sur le double sens de l'expression ager publicus. Tout cela me semble bien subtil. Je crois plutôt que Cicéron a voulu rappeler ici que ces terres font partie du territoire d'une cité libre et que dès lors elles échappent à l'État romain.

à Decianus cette question qui résume toute son argumentation: Si tu as véritablement déclaré ces biens au cens, pourrais-tu nous dire dans quelle tribu tu l'as fait, c'est-àdire dans quelle tribu tu es inscrit ?»

Mais dit M. Soltau (1), il ne peut être question que de la tribu des immeubles, car Cicéron n'ignorait certainement pas la tribu personnelle de Decianus ! Pourquoi l'aurait-il connue? Ne savons-nous pas que Decianus était fixé à Apollonide depuis trente ans, et qu'il venait rarement à Rome? (2) Cicéron pouvait donc très bien ne pas connaître cette tribu.

Enfin, alors même que l'on n'adopterait pas mon interprétation de ce passage, il y a de graves raisons pour ne point admettre avec MM. Mommsen et Soltau qu'il s'agit ici de la tribu des immeubles.

1o La grammaire s'y oppose, car alors il aurait fallu dire censa sunt (3) au lieu de censuisti; 2o la question de Cicéron n'aurait aucun sens, car on ne devrait pas demander quelle est la tribu d'un immeuble, si chaque immeuble était attaché à une tribu invariable : étant donné sa situation, on aurait dû connaître sa tribu.

Enfin, l'interprétation que l'on a voulu donner de cette phrase serait-elle exacte, que l'argument qu'on pourrait en tirer n'en aurait pas plus de valeur. Il en résulterait, en effet, qu'à l'époque de Cicéron c'est-à-dire après la création de la tribu personnelle et héréditaire de l'aveu de M. Mommsen lui-même la tribu des immeubles subsiste. Il y aurait donc désormais deux sortes de tribus : l'une destinée aux personnes et l'autre aux immeubles. Bien que M. Mommsen ne nous

(1) P. 387.

(2) Cic. pro Flac., 29, 70: Negotiaris in libera civitate. Primum patere me esse curiosum: quousque negotiabere, cum praesertim sis illo loco nalus? Annos jam triginta in foro versaris, sed tamen (in) Pergameno· Longo intervallo, si quando tibi peregrinari commodum est, Romam venis. (3) Je remarque, à ce sujet, qu'il n'y a pas d'expression latine qui corresponde à cette idée que des biens sont recensés. Praedia censa n'est donc pas une expression usitée, les passages de Cicéron (in censum dedicavisti, censuisti, census es) le démontrent. Le mot n'existant pas, comment la chose aurait-elle pu exister?

dise pas formellement que la création de la tribu personnelle a eu pour effet de remplacer la tribu réelle, il semble que l'on soit en droit de supposer que telle est bien sa manière de voir (1). S'il en est ainsi, on ne comprend plus ce que vient faire la tribu de l'immeuble de Decianus à une époque où cette institution, de l'avis de tous, ne peut plus exister.

Le second argument de M. Mommsen peut se formuler ainsi les gentes patriciennes qui ont donné leur nom aux seize premières tribus rustiques étaient inscrites, au début, dans la tribu qui portait leur nom; or à une certaine époque de l'histoire, nous trouvons des membres de ces gentes inscrits dans une tribu différente; comment expliquer ce changement, si ce n'est en disant que la tribu change avec la propriété ?

Mais tout d'abord, est-il démontré que le point de départ de ce raisonnement soit exact? Est-il vrai que tous les membres de la gens appartiennent réellement, au temps de Servius, ou plutôt au début de la république, à la tribu qui porte leur nom? Assurément, c'est là une hypothèse qui n'a rien d'invraisemblable, mais enfin, c'est une hypothèse.

M. Mommsen a prétendu que son opinion était confirmée par l'inscription d'Adramytium récemment découverte (2). Voyons ce qu'elle nous apprend.

Ce document, écrit en grec, renferme une liste de trentetrois noms. Ce seraient les noms des sénateurs ayant donné leur avis dans une délibération faite solennellement per relationem. M. Willems ne partage pas, sur ce point, l'opinion de M Mommsen; il est d'avis que nous sommes ici en présence d'un décret rendu par un magistrat entouré de son conseil, et que ces noms sont ceux des membres de ce conseil.

(1) C'est ainsi que le comprend Soltau qui, pour son compte personnel, tire du texte de Cicéron la conclusion contraire, à savoir que la tribu réelle n'a pas été supprimée. p. 387.

(2) Ephemeris epigr. t. IV, p. 212 et s.; Bulletin de correspondance hellénique, p. 128 (1878), publication de M. Homolle; correction de MM. Pottier, Hauvette-Besnault et Latichew dans le même Bulletin, IVe année, p. 376, VIe année, p. 373; Willems, Le Sénat, 2o éd., I, 693 sq.

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