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âge ne savaient pas le latin, que leur latin était un latin barbare, et qu'il fallait la Renaissance pour le rapprendre à l'Europe?

A cette impasse il n'y a que deux issues: il faut soutenir, ou que nos pères étaient d'une nature fort inférieure à la nôtre; ou que la partie studieuse de la société qui peuplait d'un monde d'écoliers de quinze à quarante ans les nombreuses universités de l'Europe, passait le temps à bayer aux corneilles. Jusqu'à preuve du contraire, nous tenons ces deux suppositions pour également absurdes. Il reste donc à conclure que le moyen âge n'étudiait pas comme nous les auteurs païens.

Second fait la conduite du moyen âge. Fille de la Renaissance, l'Europe moderne adore les auteurs païens voyages, veilles, travaux de tout genre, rien ne lui coûte pour retrouver, déchiffrer, élucider leurs moindres fragments. C'est au poids de l'or, au prix de son argenterie ou de ses maisons de campagne, qu'on a vu l'aristocratie classique payer un manuscrit. Cet amour filial, l'Europe le doit à son éducation. Nos aïeux du moyen âge se montrent, en général, animés de dispositions diamétralement contraires. L'indifférence et le mépris sont les sentiments qu'ils manifestent pour les auteurs païens, que nous chérissons, que nous vénérons au moins à l'égal de nos saints docteurs.

Avaient-ils le désir de copier quelque partie de la Bible, le traité d'un Père de l'Église, une formule de prière, l'histoire d'un saint ou d'un martyr? Avaient-ils besoin d'écrire un contrat ou n'importe quel fait public ou privé? Au lieu d'acheter du parchemin, ce qui n'était pas difficile, ils trouvaient beaucoup plus simple d'effacer le manuscrit du premier auteur profane qui leur tombait sous la main, Cicéron, Tite-Live, Gaïus; puis sur ce parchemin purifié, ils écrivaient ce qu'ils voulaient conserver. Cela s'est fait pendant de longs siècles, dans toute l'Europe. Les innombrables palimpsestes qui existent encore aujourd'hui dans les grandes bibliothèques : Rome, Bobbio, Grotta-Ferrata, Paris, Madrid, Milan, Turin, Venise, Vienne, sont la preuve irréfragable de l'estime que le moyen âge faisait des auteurs païens'.

Appelez cet usage barbare, et ceux qui l'ont pratiqué, Goths et Vandales: vous ne détruisez ni le fait ni la signification du fait. Vous êtes forcés de convenir que jamais la pensée d'une pareille conduite ne fût tombée dans l'esprit de nos aïeux, si, comme vous le prétendez, ils avaient été pénétrés de respect pour les auteurs païens, s'ils en avaient été nourris et si leurs ouvrages étaient l'aliment universel de la jeunesse.

1 Les palimpsestes sur un manuscrit chrétien sont trop peu nombreux, pour infirmer en rien le fait général que nous signalons.

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Troisième fait : Les caractères généraux du moyen âge. L'éducation fait l'homme, et l'homme, la société si les classes éclairées d'une nation ne sont pas la nation tout entière, elles la caractérisent. Moins incontestables que ces principes sont les axiomes de géométrie. Or, l'Europe du moyen âge et l'Europe de la Renaissance ne se ressemblent pas plus, que le jour ne ressemble à la nuit. Élevée, depuis quatre siècles seulement, à l'école des auteurs profanes, l'Europe moderne s'est colorée d'une teinte fortement prononcée de Paganisme grécoromain. Tableaux, statues, édifices, compositions littéraires ne rappellent que trop fidèlement les œuvres des païens de Rome et de la Grèce.

L'Europe a fait mieux; elle a pris l'esprit de ses maîtres: l'émancipation de la raison et l'émancipation des sens, double cachet de l'antiquité païenne. Partout s'exécute un concert perpétuel de louanges en l'honneur de ses fameuses républiques. Leurs institutions sociales sont devenues le rêve de toutes les générations de collége; les rois ont pris leur politique pour modèle; les philosophes, leurs maximes; les orateurs, leur éloquence. La liberté, la tribune aux harangues, les théâtres, les dénominations des choses, les noms propres et jusqu'aux habitudes privées de ces peuples classiques, tout a été exalté, admiré et, autant qu'on l'a pu, réalisé chez les nations

modernes. En un mot, depuis quatre siècles, le mouvement général de l'Europe s'est fait vers une restauration philosophique, politique, artistique, littéraire et morale de l'antiquité gréco-romaine.

D'où vient que le moyen âge, élevé, suivant vous, pendant mille ans, à la même école, n'a rien appris, n'a rien fait de semblable? C'est pour cela même que vous l'appelez barbare. D'où vient qu'il n'a jamais tenté de restaurer ni l'art, ni la littérature, ni la langue, ni les institutions, ni les formes républicaines, ni la philosophie, ni la morale, ni l'éloquence, ni les usages, ni les idées, ni les théâtres de Rome et de la Grèce? D'où vient qu'il a fait tout le contraire et que son mouvement général s'est opéré vers l'épanouissement philosophique, politique, artistique, littéraire et moral du christianisme? Ici encore il faut recourir à votre absurde hypothèse et répéter avec le P. Menestrier qu'aux siècles de Charlemagne et de saint Louis, de saint Édouard, de saint Étienne et de saint Ferdinand, les hommes étaient à moitié bêtes; ou vous êtes forcés de convenir que le moyen âge ne se nourrissait pas, comme nous, de l'antiquité gréco-romaine, et que les livres païens n'étaient pas les classiques de la jeunesse.

A l'époque même de Pétrarque et de Boccace, les deux grands précurseurs de la Renaissance, l'in

différence de l'Europe chrétienne, son mépris, son aversion traditionnelle pour les auteurs païens, persévéraient dans toute leur vigueur. Le premier était battu par son père pour s'être livré à l'étude de Virgile et de Cicéron '. Le second, ayant devant lui l'opinion générale, se croyait obligé d'intituler deux chapitres de son traité De genealogia deorum: QUE CE N'EST PAS UN PÉCHÉ MORTEL DE LIRE LES POETES PAÏENS, non esse exitiale crimen libros legere poetarum; QU'IL N'EST PAS HONTEUX QUE QUELQUES CHRÉTIENS s'occupent d'ÉTUDES PAIENNES, non indecens esse quosdam christianos tractare gentilia 3.

Mieux que tous les discours, ces titres, aujourd'hui fabuleux, montrent quelle était, même dans ses derniers jours, la répulsion profonde du moyen âge pour les auteurs païens et sa fidélité à la prescription apostolique : Abstenez-vous de tous ces livres inventés par le diable: Alienis et a diabolo excogitatis abstine.

1 De Raumer, Hist. de l'École.

2 Notez qu'il s'agit des personnes d'un âge mûr, et que Boccace, tout immoral et tout fanatique qu'il est des auteurs païens, condamne ceux qui les feraient étudier aux jeunes gens, non encore prémunis par l'étude des lettres chrétiennes; il dit : « Non tamen nego quin benefactum sit si puer abstineat, cui memoria tenax et tenellum adhuc ingenium nedum satis plene christiana religione agnita. » Lib. XV, c. IX. Donc évidemment, on ne les expliquait pas aux enfants.

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