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Dans le peu que je savais de l'histoire de l'Espagne, j'avais toujours été frappé de l'étroite alliance qui exista de tout temps entre la royauté, le clergé, et le peuple, le bas peuple j'entends: car l'aristocratie et le tiers-état, depuis qu'il y a un tiers état en Espagne, étaient dans l'autre camp. Sur ce point, comme sur beaucoup d'autres, les instincts du peuple me semblaient en contradiction avec ses intérêts. Même après trois siècles d'oppression, la monarchie était demeurée pour lui chose sainte et populaire : menacée par l'étranger, elle venait encore de rallier autour d'elle tous les enthousiasmes du pays; mais, en même temps, le dévoùment à la monarchic se trouvait en quelque sorte séparé de la personne du monarque; on l'aimait sans s'enquérir de ses vices ou de ses vertus ; on se dévouait au trône sans savoir même qui était assis dessus. Et puis, cette noblesse espagnole, que je m'étais figurée si fière et si hautaine, je la trouvais la plus simple et la plus populaire que j'eusse encore rencontrée en Europe; bien loin de chercher à tracer entre le peuple et elle une ligne de démarcation, elle aimait à descendre à son niveau, à frayer avec lui, à se faire bourgeoise et roturière comme lui; ou plutôt ce n'était pas elle qui descendait, c'était l'homme du peuple qui montait jusqu'à elle, sans effort et comme de plain-pied. Je trouvais dans l'artisan, dans le laboureur, des façons d'agir et de parler qui m'étonnaient: avec ses supérieurs, il traitait d'égal à égal, sans effronterie comme sans bassesse, tout en leur sachant gré de cette déférence, en homme qui la méritait. Chez une nation si long-temps asservie, je voyais cent fois plus de dignité naturelle que dans les citoyens de bien des états libres. Chez ce peuple si monarchique, qui adorait son roi comme sa religion, sans oser les regarder en face, je rencontrais

des habitudes toutes républicaines, un sentiment profond de la dignité de l'homme; une indépendance presque farouche, mais calme cependant, car elle n'était pas révolte, mais droit. Enfin, chez ce peuple si religieux, je voyais le clergé, les moines surtout, partout accueillis, mais sans être ni respectés, ni craints, ni obéis, royauté déchue qui n'était plus même assez redoutable pour qu'on songeât à s'en délivrer.

Tout ceci était pour moi une énigme, dont l'histoire du peuple espagnol pouvait seule me donner le mot. Je me mis à l'étudier, avec l'ardeur d'un homme qui, entouré d'étrangers, sent qu'il lui manque, avec leur langue, comme un sens de plus pour entrer en contact avec eux. Mais, cette histoire, j'en demande bien pardon aux historiens des deux derniers siècles, pour l'étudier, il fallait la faire : car les pompeuses périodes de Mariana, la pieuse crédulité de Ferreras, et jusqu'à la vaste érudition de Masdeu, étaient pour moi lettre morte. Sous ces faits, qu'on me racontait au lieu de les juger, je cherchais des idées; sous tous ces effets, j'aurais voulu voir des causes. Je m'enquérais de la marche des institutions, et c'est à peine si le nom de Cortes était prononcé dans les pages de ces monarchiques et dévots écrivains. Je parlais Chartes et Fueros, on me répondait conciles et miracles: il n'y avait pas moyen de s'entendre.

C'est alors que je résolus de rédiger pour moi-même une courte esquisse de l'histoire des institutions de l'Espagne, destinée à me servir de clef pour l'intelligence des faits qu'assez d'autres avaient pris la peine de raconter. L'Espagne pour moi ne commençait qu'aux Goths: c'est donc par le code Gothique que j'entamai mon travail, persuadé qu'une époque

dont il reste un code et des conciles, finit toujours par se com

prendre.

Et, en effet, à mesure que je m'enfonçais dans ce travail, ces ténèbres, si épaisses d'abord, s'éclaircissaient peu à peu; les annales de la monarchie gothique, qui étaient restées jusque là pour moi un obscur et indéchiffrable chaos, prenaient tout d'un coup un sens et un intérêt que je ne leur avais même pas soupçonnés. J'avais trouvé le fil pour me guider dans ce dédale, et l'étude des faits, qui m'avait d'abord paru si rebutante, venait rendre à son tour à l'étude des institutions le sens et la clarté qu'elle en avait

reçus.

Bientôt je m'aperçus que, les institutions et les faits n'étant que les deux faces d'une même médaille, c'était en vain qu'on s'efforçait de les séparer, et que, pour faire en conscience cette histoire de la civilisation espagnole que j'avais rêvée, il en coûterait juste autant de travail que pour écrire celle de l'Espagne tout entière. Et puis, je me dis que ce même besoin de faire l'histoire d'Espagne pour la lire, d'autres l'avaient éprouvé comme moi, et qu'après tout, l'on me saurait peut-être quelque gré d'essayer de combler cette la

cune.

Je m'accoutumai peu à peu à l'effrayante idée d'entreprendre une histoire complète de la Péninsule, idée que six mois plus tot j'aurais repoussée comme insensée ou comme puérile; à force de contempler les difficultés de ma tâche, je me familiarisai avec elle; je m'en exagérai même les obstacles, ne fûtce que pour augmenter l'élan qui me poussait à les vaincre; et c'est ainsi que je me trouvai engagé, entre la difficulté d'avancer et la honte de reculer, dans une de ces voies sans is

sue où il faut marcher seul et frayer la route à mesure qu'on y chemine.

La première difficulté qui se présente quand on aborde l'histoire d'Espagne est inhérente au sujet même : c'est le manque d'unité. C'est là, du reste, un vice commun au début de toutes les monarchies européennes : l'Italie, l'Allemagne, la Grande-Bretagne, la France même, sont, pendant les quatre ou cinq premiers siècles de leur histoire, presque aussi morcelées que l'Espagne; toutes n'ont pas même comme elle l'unité pour point de départ, et toutes n'y sont pas arrivées comme elle.

Pendant huit cents ans, il est vrai, cette unité disparaît sous la conquête arabe; mais la lutte même contre cette conquête, l'éternelle protestation du vaincu, et la croisade de huit siècles qui part de Covadunga pour aboutir aux murs de Grenade, constituent, pour l'Espagne, une unité moins factice peut-être que celle qui régit à la même époque la monarchic féodale des descendants de Hugues Capet. Les rois d'Aragon et de Navarre ou les comtes de Barcelone ne sont, après tout, guère plus indépendants de la couronne de Castille que les puissants ducs de Bourgogne et de Flandre ne le sont du monarque français, ou les électeurs allemands de l'empereur qu'ils ont élu.

Vouloir tous la même chose, et la vouloir pendant huit siècles, avec cette indomptable persévérance qui caractérise la race ibérique, telle est la grande et réelle unité de l'Espagne. Le champ-de-mai, la diete où elle se réunit chaque année, c'est le champ de bataille où un drapeau lui tient lieu de patrie. Ajoutez à ce lien commun d'une nationalité scellée par la guerre une même langue, une même religion, une même façon de

vivre, la frugalité que la nature enseigne à l'homme dans ce climat perfide, où tout excès donne la mort; le courage, qui est, avec la ténacité, la plus vieille vertu des Espagnols; la foi en Dieu la méfiance des hommes, communes aux peuples qui ont beaucoup souffert, et la patience, humble héritage que les générations se transmettent en attendant des jours meilleurs ; tel est le patrimoine commun à toute la race espagnole, au Castillan comme à l'Aragonais, au Valencien comme au Basque, et l'unité morale qui les soude l'un à l'autre, malgré tant et de si profondes dissemblances.

Je parlerai plus loin de l'influence de la configuration physique de la Péninsule sur le caractère de ses habitants. Je ne veux pas exagérer cette influence, ni faire du matérialisme la loi absolue de l'histoire ; mais, en cherchant sur une carte de l'Espagne la condition de sa nature et le sens de ses annales, j'ai cent fois été frappé de l'analogie qui existe entre la compacte unité de cette péninsule isolée du monde et ses penchants monarchiques si prononcés: car la monarchie est l'unité dans l'ordre moral; elle tient même lieu aux états de celle que la nature leur a refusée dans l'ordre physique; elle les isole, les condense, et en forme un tout assez compacte pour résister an choc de l'étranger.

En revanche, les lignes de démarcation si nettes et si profondes qui séparent la Péninsule en dix ou douze états bien distincts ont leur pendant moral dans ce penchant à l'isolement et au fédéralisme, qui a de tout temps caractérisé l'Espagne. Or, après une longue lutte, le résultat de ces deux penchants si opposés a été une transaction: la royauté espagnole, depuis qu'elle existe réellement, c'est-à-dire depuis Ferdinand le catholique, en 1479, n'a été, tout abso

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