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dénaturer les faits et les maximes. Lutatius, en Sicile, n'avait traité que sous la réserve expresse de la ratification par le sénat et le peuple de sa république : Asdrubal, en Espagne, avait usé des pleins pouvoirs dont il était réellement investi; et, comme depuis neuf ans Carthage ne s'était jamais avisée de désavouer les engagements pris par ce général, Rome avait le droit de les tenir pour contractés par la république africaine. Du reste, je ne veux pas dire que Rome eût plus fidèlement gardé les siens, lorsqu'elle s'était permis d'envahir la Sardaigne et la Corse il est trop vrai que l'équité n'enchaîne presque jamais les États qui se sentent ou se croient assez forts pour être injustes. Quoi qu'il en soit, le sénat carthaginois approuve la conduite d'Annibal, et applaudit avec transport au rapport lumineux qu'il vient d'entendre. Les deux légats romains rentrent dans l'assemblée; ils reproduisent leur demande; on leur répond par les arguments du rapporteur; Valérius réplique en faisant deux plis à sa toge, et en disant : << Voici de ce côté la paix, et de celui-là la guerre; c'est « à vous de choisir. » Le président lui riposte: « Choisissez << vous-même. » L'ambassadeur laisse retomber les plis de sa robe, et termine le débat par ces mots : « Vous accep<< tez donc la guerre. » Aussitôt les sénateurs barcins, ne contenant plus les mouvements de leur allégresse, se lèvent et s'écrient : « La guerre! vive la guerre ! »>

Je ne dois pas vous dissimuler, Messieurs, que les auteurs ne s'accordent point sur les époques et sur les circonstances, peut-être un peu romanesques, de cette altercation. Tite-Live la retarde jusqu'à l'an 218, sous le consulat de Cornélius Scipion et de Sempronius Longus; il nomme cinq ambassadeurs romains, Bæbius,

Licinius, Æmilius, Livius et Quintus Fabius; et c'est à celui-ci, chef de la députation, qu'il attribue l'action et les paroles qui viennent de vous être rapportées. J'ai suivi les récits de Polybe, et l'ordre qui m'a paru établir le plus de liaison entre les faits. Nous serons obligés de revenir sur ce sujet, dans notre prochaine séance; car la seconde guerre punique ne s'ouvrira qu'en vertu des délibérations qui se prendront à Rome en 218. Mais Annibal, par le siége et le saccagement de Sagonte, l'avait rendue inévitable : c'est ce qui résulte de la partie la plus avérée des détails où je viens d'entrer. L'histoire ne déplore point assez le sort des nations, si légèrement compromis par les caprices et l'ambition des guerriers: elle a le tort bien plus grave de prodiguer aux conquérants des éloges, qui, de siècle en siècle, leur suscitent des imitateurs. Ce jeune Annibal, qui dévaste l'Espagne, qui rompt les traités, qui ordonne d'égorger tout ce qui reste des malheureux et braves Sagontins, est célébré, immortalisé comme un demi-dieu dans tous nos livres; il y jouit d'une gloire éclatante, refusée le plus souvent aux talents utiles et laborieux, aux vertus paisibles et bienfaisantes. Cependant, si l'on se dégage de ce fatal enthousiasme, et si, par une étude attentive des faits, on recherche ce qu'ont voulu, ce qu'ont accompli ces grands capitaines, il me paraît difficile de ne pas reconnaître en eux les plus cruels fléaux qui aient affligé l'espèce humaine. Quelles sont, après tout, les relations authentiques et fidèles où l'on découvre qu'un Alexandre, un Annibal, un César, se sont proposé des plans de civilisation, des vues d'intérêt social, des réformes et des institutions salutaires? A quel succès ont-ils aspiré, sinon de s'enrichir et de

s'agrandir eux-mêmes, d'usurper des pouvoirs, d'enchaîner aux chars de leurs triomphes les peuples vain. cus et les vainqueurs mêmes? A quoi ont abouti leurs entreprises? finalement à leur ruine personnelle; et il ne faut ni s'en étonner ni s'en plaindre : c'est une justice que le cours naturel des choses doit amener. Mais ils ont auparavant exterminé des millions d'hommes, moissonné les générations dont ils étaient contemporains, et rouvert pour les suivantes les abîmes de l'ignorance, du désordre et de la servitude. L'apparition de chacun de ces conquérants que nous appelons des héros commence dans son pays, et quelquefois en bien d'autres, une ère nouvelle de calamités publiques, où les lumières s'affaiblissent, si elles ne s'éteignent, où se flétrissent les caractères, où les mœurs se dépravent, où l'état social, s'il ne rétrograde, interrompt au moins ses progrès, et perd en partie les fruits des travaux de plusieurs siècles. Je sais que l'histoire, écho trop ordinaire des adulations, ne fait pas remarquer tous les désastreux effets de ces guerres prolongées et de ces violentes conquêtes; ils n'en seront pas moins sensibles à quiconque pénétrera dans ses récits et en saura embrasser l'ensemble. Sans doute on doit d'éclatants hommages à la valeur guerrière, quand elle se dévoue à la défense de la patrie, de la liberté, des lois, et des pouvoirs légitimes; mais offrir ces tributs à l'égoïsme, à l'ambition insatiable et féroce, n'est-ce pas un égarement toujours pernicieux, toujours honteux, et tellement insensé, qu'il n'est concevable qu'en des mercenaires et des flatteurs de profession?

Pour achever l'histoire du consulat de Livius Salinator et d'Æmilius Paulus, j'ai encore à vous entretenir

d'un projet de loi proposé par le tribun du peuple Claudius, de l'abolition du culte d'Isis, d'Osiris, et des autres divinités étrangères; d'un prodige arrivé, dit-on, au préteur Pætus Tubéro; de l'introduction de la chirurgie dans Rome, et de l'établissement de colonies à Crémone et à Plaisance.

Le tribun Claudius demanda qu'aucun sénateur, qu'aucun père de sénateur ne pût avoir un navire d'une contenance supérieure à trois cents amphores, ou, selon les évaluations modernes, à huit tonneaux : il prétendait que cela suffisait pour le transport des denrées provenues de leur campagne, et que les pères conscrits devaient s'interdire tout trafic. Cette folle proposition ne fut appuyée que par un seul sénateur, Caius Flaminius, qui se rendit par là de plus en plus agréable au peuple. Il est triste que ce peuple soit encore si peu éclairé. Les patriciens l'étaient davantage sur ce point, ou plutôt ils étaient dirigés par leurs intérêts propres, qui, en cette circonstance, s'accordaient parfaitement avec l'intérêt public et avec la raison.

Déjà Rome, si elle eût été plus industrieuse et mieux instruite, aurait pu étendre ses relations commerciales; car elle voyait arriver dans ses murs beaucoup de voyageurs et de marchands étrangers, principalement orientaux, attirés par la splendeur naissante de la république. Les Égyptiens y avaient apporté le culte de leurs divinités Isis et Osiris, à qui l'on s'était pressé d'ériger plusieurs autels. Tout à coup les Romains se prirent d'une forte aversion pour les dieux exotiques; et ils prétendirent qu'elle leur était recommandée par la pratique de leurs ancêtres, quoique, à vrai dire, Rome n'eût pas été toujours si scrupuleuse. On invoqua un

article de la loi des Douze Tables, extrait, disait-on, de celles de Numa, et interdisant les nouveaux cultes. Cet article ne se retrouve point parmi les fragments du code décemviral. Mais, enfin, le sénat ordonna la démolition des oratoires d'Osiris et d'Isis. Les ouvriers refusèrent d'y travailler, craignant de commettre un sacrilége tant le peuple s'était promptement accommodé de ces superstitions égyptiennes! Le consul Emilius exécuta lui-même le sénatus-consulte. Déposant sa prétexte, il mit la main à l'œuvre, et, à coups redoublés de hache et de marteau, il renversa tout seul ces sanctuaires. L. Æmilius Paulus consul, quum senatus Isidis et Serapis fana diruenda censuisset, eaque nemo opificum attingere auderet, posita prætexta, securim arripuit, templique ejus foribus inflixit, dit Valère-Maxime, qui substitue ici Sérapis à Osiris. Aux noms près, et sauf quelques variétés dans les légendes, ces dieux d'Égypte ressemblaient fort à ceux que Rome avait empruntés de la Grèce. Les attributs d'Isis répondaient à ceux de Junon, de Cérès, de Proserpine, de Diane, Hécate ou la Lune, de Minerve, de Thétis, de Cybèle, de Bellone et de Vénus. Aussi la qualifiaiton Myrionyme, c'est-à-dire la déesse aux mille noms. Apulée a remarqué la confusion ou plutôt la réunion de tous ces personnages en un seul, qui était, selon lui, la Nature même, arbitre des éléments, principe de l'univers, origine des siècles, souveraine des dieux et reine des mânes. En conséquence, il lui décerne la préé. minence sur tous les êtres célestes, range sous son empire les vents, la mer et les enfers, et plonge dans son immensité tous les dieux et toutes les déesses que révèrent les différentes nations du monde. Plutarque

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