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II

En lisant d'un bout à l'autre les trois paragraphes qui composent le titre XLV, on constatera d'abord que certaines choses n'y sont pas. Il s'agirait, suivant les érudits que nous avons cités, d'un étranger qui viendrait s'établir dans un village à titre légitime, c'est-à-dire au même titre que les autres propriétaires, en y acquérant une terre comme eux ou le même droit qu'eux sur la terre. Ce migrans serait, dans cette supposition, un homme parfaitement honnête et loyal qui demanderait ou l'acquisition d'un lot de terre ou la jouissance du fonds commun. Cependant, il ne se trouve dans ces trois paragraphes aucun terme qui implique ou l'une ou l'autre chose. Vous n'y voyez pas un mot qui signifie possession ou propriété ; vous n'en voyez pas non plus qui signifie copropriété, communauté de biens, partage de fruits. Ainsi l'idée même qui est le point de départ de toute la théorie n'est pas exprimée dans le texte.

Dira-t-on que la loi salique n'avait pas à s'expliquer sur ce point parce qu'il aurait été assez connu que le sol était la copropriété du village? Mais il faudrait qu'on trouvât cela quelque part dans la loi salique; or, c'est justement le contraire que l'on y trouve. Non seulement elle ne parle jamais de terres de copropriété, mais encore elle montre que chaque jardin, chaque vigne, chaque champ de blé appartient sans partage à quelqu'un (1); la prairie même et la forêt ont un propriétaire (2), Elle pousse le respect du droit de propriété privée jusqu'à punir d'une forte amende l'homme qui s'est permis de labourer le champ d'un autre sans que le propriétaire du champ » l'y ait autorisé (3).

(1) Lex Salica, XXVII, 6 : « Si quis in horto alieno... » Ibidem, 8 : « Si quis de campo alieno... » Ibidem, 13: « Si quis vineam alienam. »

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(2) Lex Salica, XXVII, 10-11 : « Si quis prato alieno secaverit et fenum ad domum suam duxerit. » Ibidem, 18: : « Si quis ligna in silva aliena furaverit. » (3) Lex Salica, XXVII, 24 : « Si quis campum alienum araverit extra consilium domini sui, solidos XV culpabilis judicetur. » Domini sui Nos lecteurs sont assez familiers avec la langue de l'époque mérovingienne pour savoir que domini sui signifie domini campi. Cet emploi de suus, qui eût été un solécisme dans l'ancienne langue classique, était ordinaire dans la langue du sixième siècle, même chez les écrivains instruits.

Si le migrans a voulu se fixer dans un village en devenant propriétaire comme les autres, il a dû se proposer d'acheter une terre ou un droit sur la terre. Mais nos trois paragraphes ne renferment aucun mot qui signifie acheter. Il n'est pas fait la moindre allusion à un prix qui aurait été ou donné ou promis. Quand la loi prononcera que cet homme est expulsé, elle dira seulement qu'il perd « son travail » ; elle ne dira ni qu'il perde un prix payé, ni que ce prix lui soit restitué. Cet homme n'a donc ni acheté, ni payé, ni promis de payer.

Il y a encore autre chose qui manque dans nos articles: c'est l'idée même d'une communauté d'habitants. Elle n'est exprimée par aucun terme. Les érudits allemands voient ici, avec une foi profonde, une Gemeinde (1). Je voudrais trouver un mot analogue dans le texte. La loi dit seulement ceux qui habitent dans le village, qui in villa consistunt; elle désigne des domiciliés, non des associés (2). Que ces hommes aient entre eux un lien quelconque, c'est ce qu'on peut supposer, mais la loi ne le dit pas. Elle ne montre pas qu'ils s'assemblent. Elle ne marque par aucun indice qu'ils décident en commun si le nouveau venu sera admis ou rejeté. Elle parle « d'un ou quelques-uns des habitants qui veulent le recevoir », « d'un ou deux qui s'y opposent (3) » ; ni dans l'un ni dans l'autre cas, elle ne parle d'une décision collective et générale, et elle ne nomme pas l'universitas des habitants. Elle prononce qu'un seul homme peut s'opposer, et aussitôt les autres habitants s'effacent, restent inertes, disparaissent. Il serait bien étrange que, dans une communauté libre, la volonté d'un seul homme pât annuler toutes les autres volontés.

(1) Sohm, Reichs und Gerichts Verfassung, p. 61.

(2) Les mots consistere, commanere sont infiniment fréquents dans les textes mérovingiens; ils n'ont pas d'autre sens que celui d'habiter, et n'impliquent nullement l'idée d'association que la préposition cum aurait indiquée dans la langue classique. Voyez, par exemple, Edictum Chilperici, 9: « Si non habet ubi consistat. Lex Salica, XLI, 7 : « Qui res habet in pago ubi commanet. »>

(3) Le mot contradicere, qu'emploie ici la loi, n'implique nullement l'idée de discours pour et contre. Contradicere est un synonyme de interdicere (ibidem, § 2), et signifie « s'opposer ». Voyez, dans la loi ripuaire, LVIII, 18, codices B: « Si Ripuaria servum secuta fuerit, et parentes ejus hoc contradicere (alias refragare) voluerint. lbidem, XXXII, 4: « Strudem contradicere »; LXXX : « viam contradicere». Dans la langue des conciles et des capitulaires, contradicere est synonyme de interdicere, et signifie « empêcher », « interdire. »

Dire que cette communauté expulse elle-même le nouveau venu, c'est dire encore quelque chose qui n'est pas dans le texte, et qui est même absolument contraire au paragraphe 2. En effet, ce paragraphe trace une longue procédure à suivre; et, parmi ces minutieux détails, nous ne voyons pas que la réunion des habitants prononce une exclusion ni un arrêt quelconque. Elle n'intervient même pas. C'est un homme seul qui agit, et tout l'article marque qu'il agit en son nom seul. Il engage même sa responsabilité propre et ses biens personnels (1). Cet adversaire du nouveau venu doit s'adresser d'abord à lui; il lui fait trois sommations à dix jours d'intervalle; puis, il le cite à comparaître en justice. Notons bien qu'il ne l'ajourne pas à se présenter devant les hommes du village, devant cette prétendue communauté dont on parle. C'est au mallus qu'il le cite à comparaître (2). Or, le mallus est le tribunal du comte ou de son délégué, le centenier (3). Si l'étranger persiste à demeurer, le poursuivant s'adresse au comte et lui demande qu'il vienne dans le village, ut accedat ad locum, et qu'il expulse l'étranger (4). Ce comte n'est certes pas un agent de la petite commune rurale; il est un officier du roi. Il ne représente pas la liberté populaire, il représente l'autorité royale et souveraine (5).

(1) « Super fortuna sua ponat, » 2. Voyez Pardessus, Loi salique, page 390, note 532.

(2) « Tunc manniat eum ad mallum. »

(3) Jamais, ni dans la loi salique ni ailleurs, le terme mallus n'est dit de l'assemblée d'un village. Le système qu'on a imaginé sur une justice de canton, sur un tribunal de paysans, est une pure hypothèse que l'on n'a jamais appuyée d'aucun texte. Il a pu exister une justice d'arbitrage entre vicini; mais ce n'est jamais à cette sorte de justice que s'applique le mot mallus. Le mot mallus s'applique toujours au tribunal du comte ou d'un de ses délégués. Nous avons présenté les textes dans nos Problèmes d'histoire, pages 375 et suivantes.

53;

(4) « Roget grafionem. » L'homme qui est appelé ici grafio n'est autre que le comes. Les deux mots sont toujours synonymes. Voyez Lex Salica, addit., éd. Behrend, p. 91 « Judex, hoc est comes aut grafio. » Lex Ripuaria, 51, 52, codices B, 53, 54, 55, où le même personnage est appelé comes, judex et grafio. Voyez aussi Formulæ Bignoniana, 8; Diplomata, Pardessus, no 294, 312, 334; Fredegarii chronicon, 42 et 74; Vita Eligii, II, 47, 52, 54; Paul Diacre, De gestis Langobardorum, 36.

(5) La loi ripuaire l'appelle judex fiscalis (LIII, 1), fiscalis ayant, dans la langue mérovingienne, le sens de regius. Ce caractère de fonctionnaire royal chez le comte ressort nettement de la formule de nomination, Marculfe, I, 8, et d'une foule de passages de Grégoire de Tours, H. Fr., IV, 24, 40, 42, 44; V, 14 et 18; VIII, 18; IX, 7, 14, etc.

Ce n'est donc pas le village qui expulse l'étranger. Il est expulsé par les pouvoirs publics, c'est-à-dire par le même agent du roi qui exerce dans toute l'étendue de la civitas les attributions de justice et de police (1). Ainsi, pour que cet homme soit exclu du village, il faut l'intervention d'un fonctionnaire étranger au village. L'arrêt d'expulsion vient du dehors, et le comte doit se déplacer pour l'exécuter, accedat ad locum. Si les habitants du village forment une communauté, et si cette communauté est maîtresse d'admettre ou de rejeter un nouvel associé, pourquoi n'est-ce pas elle qui prononce l'expulsion? Pourquoi, tout au moins, n'est-ce pas elle qui poursuit devant le comte? Pourquoi la poursuite a-t-elle lieu hors du village? Pourquoi l'expulsion est-elle opérée, non par une autorité locale, mais par l'autorité publique?

Ainsi les éléments de la théorie dont nous vérifions l'exactitude ne se trouvent pas dans le texte. La loi ne mentionne ni une communauté », ni un acte juridique opéré par cette communauté, ni un droit que « la communauté » aurait de repousser un nouvel associé ». Toutes ces choses-là sont dans l'esprit des commentateurs; elles ne sont pas dans les articles de la loi. Les commentateurs ne les ont pas tirées du texte; ils les ont ajoutées au texte.

C'est une méthode dont on a beaucoup usé pour l'interprétation de la loi salique. On a lu la loi sous l'empire d'opinions préconçues, et il est arrivé que l'esprit qui croyait la lire, y introduisait sans s'en apercevoir ses propres idées. Cette méthode, que l'on peut appeler subjective, a plus d'une fois fait apparaître dans la loi salique des institutions et des coutumes auxquelles les auteurs de la loi n'avaient pas pensé. C'est que les commentateurs modernes y mettaient beaucoup du leur. Il leur semblait, par exemple, que les Francs, étant une société parfaitement primitive et libre, n'avaient dû avoir que des chefs élus par eux, et dès qu'ils ont aperçu dans la loi le mot tunginus, ils en ont fait tout de suite un chef électif, quoique la loi ne dît rien de pareil. Lisant de même le mot teoda, dont il

(1) Il est vrai que, suivant M. Sohm, ce comte serait obligé, sur la seule demande du poursuivant, et même sous peine de mort, de procéder à l'expulsion; mais rien de tout cela n'est dans le texte.

est impossible de savoir la signification, ils en ont fait bien vite le peuple assemblé (1) ». Comme il leur paraissait évident à priori que ces hommes n'avaient dû être jugés que par euxmêmes, le mot mallus a été pour eux un jury populaire. Il en a été de même pour le titre De migrantibus. Ils avaient dans l'esprit que ces Francs étaient un peuple de petits paysans, et que ces paysans avaient dû pratiquer longtemps le communisme agraire, et pour cette raison ils ont compris le titre De migrantibus comme s'il était le débris d'une vieille charte des communautés rurales. Il est ainsi arrivé, sur bien des points, qu'au lieu de déduire la constitution franque du simple texte de la loi salique, on a déduit le sens et l'interprétation de la loi salique d'une constitution franque qu'on se figurait à l'avance.

C'est à la méthode inverse qu'il faut revenir. Il faut prendre la loi salique comme un texte à étudier en soi. Il faut l'interpréter, non d'après des idées à priori, mais d'après le sens littéral, sans y rien ajouter. Cela prêtera à de moins beaux systèmes et ne donnera peut-être que des résultats incomplets, mais cela sera plus près de la vérité.

Je sais bien la raison ou le prétexte qu'allèguent les commentateurs pour se dispenser de cette explication littérale et lui substituer une interprétation systématique. Ils supposent que la loi salique, que nous possédons en latin, a été écrite ou par des barbares qui ne savaient pas la langue latine, ou par des Romains qui comprenaient mal un texte franc qu'ils traduisaient. Notre latin n'étant, dans leur pensée, qu'une traduction vague et approximative, ne mériterait pas qu'on s'arrêtât au sens propre de chaque terme. Par-dessous ce texte latin, ils imaginent un texte germanique, lequel aurait seul de la valeur; et c'est celui-ci qu'ils prétendent traduire, bien qu'ils ne l'aient jamais vu. Car on n'a jamais pu montrer qu'un texte germanique ait existé. Mais ils ont une théorie préconçue sur ce qu'a dû être la première législation franque, et, sans qu'ils s'en doutent, c'est peut-être cette théorie de leur esprit qu'ils appellent le texte germanique.

Nous croyons, pour notre part, qu'on doit s'en tenir au texte

(1) M. Kern a montré l'inanité de cette interprétation; voyez Lex Salica, édit. Hessels, col. 534.

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