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l'ordre naturel, ou rationnel, renaît, pour se combiner avec le principe protestant, et marcher ensemble à un commun résultat. Bacon, Descartes, Leibnitz, célèbre triumvirat, ouvrent une carrière nouvelle qui sera parcourue pendant les xvii et xvIII° siècles, et qui finira, comme celle de la philosophie ancienne, par le scepticisme.

Il n'entre pas dans mon plan de suivre dans ses détails la philosophie de ces deux derniers siècles, en Angleterre et en France. Je parlerai seulement des plus célèbres sceptiques qu'elle a enfantés.

II. Sceptiques modernes.

Les écoles de l'antiquité ayant épuisé toutes les phases du doute, comme nous l'avons vu, on ne doit pas s'attendre à trouver chez les modernes quelque système nouveau, ni quelque secte nouvelle de scepticisme. Il y eut d'abord des individus isolés qui tentèrent de jeter l'incertitude sur toutes choses; puis, lorsque le xvi1° siècle parvint à son apogée, si la plupart de ceux qui se disaient philosophes se trouvèrent plus ou moins sceptiques, ce ne fut point l'effet d'un système préconçu, ni d'un enseignement déterminé; mais ce fut le résultat de cette liberté d'esprit qui effleurait tous les systèmes, et de cette mollesse de cœur, qui, pour se livrer en paix à la morale d'Epicure, trouvait tout simple de se débarrasser de l'Evangile par la théorie de Pyrrhon.

Montaigne ou Montagne (1533-1592) acquit une grande célébrité par ses Essais, parce qu'ils parurent à une époque où la langue française, encore peu formée, n'était pas riche en productions. Montaigne, Amyot, le cardinal Du Perron, saint François de Sales, Malherbe, Clément Marot, sont restés les types de la littérature du XV1° siècle en France. Les Essais ont été très-vantés et très-dépréciés. On a eu raison de part et d'autre. Considérée comme œuvre littéraire, cette production se recommande par la vivacité, la hardiesse, la naïveté, par des pensées souvent profondes, qui semblent échapper à l'auteur sans qu'il s'en doute, et par une imagination vagabonde qui entraîne un grand nombre de lecteurs. Considérée quant au fond, elle n'a ni dignité, ni suite, ni principes fixes, ni rien de ce qui fait un livre véritablement philosophique. C'est une espèce de salmigondis où Montaigne a entassé pêle-mêle, sans aucun ordre, tout ce qui lui venait à l'esprit. Il effleure tous les sujets, hasarde le bon et le mauvais, le vrai et le faux, sans s'inquiéter des contradictions ni des inconséquences dont les Essais fourmillent. Son point de départ en spéculation était le scepticisme: sa morale pratique était

celle d'Epicure. « Je suis, dit-il, tantôt sage, et tantôt libertin; tantôt vrai, tantôt menteur; chaste, impudique; puis libéral, prodigue, avare, et tout cela, selon que je me vire. »

Quelquefois cependant il se plaignait de cette situation pénible où le tenait son doute universel, et il regrettait la religion qu'une philosophie superficielle lui avait fait perdre. « Quelle obligation n'avons-nous pas, disait-il, à la bénignité de notre souverain créateur, pour avoir déniaisé notre croyance de ces vagabondes et arbitraires opinions, de l'avoir logée sur l'éternelle base de sa sainte parole! tout est flottant entre les mains de l'homme, puis-je avoir le jugement si flexible? »

Le livre de Montaigne fut tellement à la mode dans les premiers temps, que le cardinal Du Perron l'appela le bréviaire des honnétes gens, c'est-à-dire des gens du beau monde, qui étudient peu, et vivent plus de la vie des sens que de celle de l'esprit. Mais les auteurs du xvIIe siècle, en l'appréciant avec une juste sévérité, lui ôtèrent une grande partie du crédit dont il jouissait. Le célèbre Huet l'a défini le bréviaire des honnêtes paresseux, et des ignorants studieux qui veulent s'enfariner de quelque connaissance du monde et de quelque teinture des lettres.

La philosophie du xviiiR siècle ne pouvait manquer de voir dans Montaigne l'un de ses patriarches, et de le remettre en honneur. On en donna donc une foule d'éditions, avec préfaces, notices, commentaires, en un mot, avec tout le bagage obligé que les écrivains emploient pour grandir un autre écrivain dans l'esprit des lecteurs. En 1812, l'éloge de Montaigne, par M. Villemain, fut couronné à l'Institut, tandis qu'un autre éloge, par M. Fabre, était aussi couronné par l'Académie française de Paris. Rien ne manque à Montaigne de l'attirail officiel qui fait les grands écrivains, sinon de partager les prix Monthyon avec M. Azaïs.

Les jugements portés sur cet auteur par Malebranche et Pascal me semblent donc avoir un intérêt de circonstance. C'est pourquoi je vais les reproduire. Ils serviront d'appendice aux éloges couronnés. MM. Villemain et Fabre ne trouveront peut-être pas mauvais d'être mis sur la même ligne que ces deux grands philosophes.

MONTAIGNE JUGÉ PAR MALEBRANCHE '.

Les Essais de Montaigne nous peuvent aussi servir de preuve de la force que les imaginations ont les unes sur les autres; car cet Recherche de la Vérité, liv. II, ch. 5.

auteur a un certain air libre, il donne un tour si naturel et si vif à ses pensées, qu'il est malaisé de le lire sans se laisser préoccuper. La négligence qu'il affecte lui sied assez bien, et le rend aimable à la plupart du monde sans le faire mépriser; et sa fierté est une certaine fierté d'honnête homme, si cela se peut dire ainsi, qui le fait respecter sans le faire haïr. L'air du monde et l'air cavalier, soutenus par quelque érudition, font un effet si prodigieux sur l'esprit, qu'on l'admire souvent, et qu'on se rend presque toujours à ce qu'il décide, sans oser l'examiner, et quelquefois même sans l'entendre. Ce ne sont nullement ses raisons qui persuadent: il n'en apporte presque jamais des choses qu'il avance, où pour le moins il n'en apporte presque jamais qui aient quelque solidité. En effet, il n'a point de principes sur lesquels il fonde ses raisonnements, et il n'a point d'ordre pour faire les déductions de ses principes. Un trait d'histoire ne prouve pas, un petit conte ne démontre pas; deux vers d'Horace, un apophtegme de Cléomènes ou de César, ne doivent pas persuader des gens raisonnables; cependant ces Essais ne sont qu'un tissu de traits d'histoire, de petits contes, de bons mots, de distiques et d'apophtegmes.

Il est vrai qu'on ne doit pas regarder Montaigne dans ses Essais, comme un homme qui raisonne, mais comme un homme qui se divertit, qui tâche de plaire, et qui ne pense point à enseigner; et si ceux qui le lisent ne faisaient que s'en divertir, il faut tomber d'accord que Montaigne ne serait pas un si méchant livre pour eux. Mais il est presque impossible de ne pas aimer ce qui plaît, et de ne pas se nourrir des viandes qui flattent le goût. L'esprit ne peut se plaire dans la lecture d'un auteur sans en prendre les senti ments, ou tout au moins sans en recevoir quelque teinture, laquelle se mêlant avec ses idées, les rende confuses et obscures.

Il n'est pas seulement dangereux de lire Montaigne pour se di vertir, à cause que le plaisir qu'on y prend engage insensiblement dans ses sentiments; mais encore parce que ce plaisir est plus criminel qu'on ne pense. Car il est certain que ce plaisir naît princi palement de la concupiscence, et qu'il ne fait qu'entretenir et for tifier les passions; la manière d'écrire de cet auteur n'étant agréable, que parce qu'elle nous touche et qu'elle réveille nos passions d'une manière imperceptible.

Il serait assez inutile de prouver cela dans le détail, et généralement que tous les divers styles ne nous plaisent ordinairement qu'à cause de la corruption secrète de notre cœur; mais ce n'en est pas ici le lieu, et cela nous mènerait trop loin. Toutefois, si l'on veut faire

réflexion sur la liaison des idees et des passions dont j'ai parlé auparavant, et sur ce qui se passe en soi-même dans le temps que l'on lit quelque pièce bien écrite, on pourra reconnaître en quelque façon que, si nous aimons le genre sublime, l'air noble et libre de certains auteurs, c'est que nous avons de la vanité, et que nous aimons la grandeur et l'indépendance; et que ce goût que nous trouvons dans la délicatesse des discours efféminés, n'a point d'autre source qu'une secrète inclination pour la mollesse et pour la volupté. En un mot, que c'est une certaine intelligence pour ce qui touche les sens, et non pas l'intelligence de la vérité, qui fait que certains auteurs nous charment et nous enlèvent comme malgré nous. Mais revenons à Montaigne.

Il me semble que ses plus grands admirateurs le louent d'un certain caractère d'auteur judicieux et éloigné du pédantisme, d'avoir parfaitement connu la nature et les faiblesses de l'esprit humain. Si je montre donc que Montaigne, tout cavalier qu'il est, ne laisse d'être aussi pédant que beaucoup d'autres, et qu'il n'a eu qu'une connaissance très-médiocre de l'esprit, j'aurai fait voir que ceux qui l'admirent le plus n'auront point été persuadés par des raisons évidentes, mais qu'ils auront été seulement gagnés par la force de son imagination.

pas

Ce terme pédant est fort equivoque; mais l'usage, ce me semble, et même la raison, veulent qu'on appelle pédants ceux qui, pour faire parade de leur fausse science, citent à tort et à travers toutes sortes d'auteurs, qui parlent simplement pour parler et pour se faire admirer des sots, qui amassent sans jugement et sans discernement des apophtegmes et des traits d'histoire, pour prouver ou pour faire semblant de prouver des choses qui ne se peuvent proudes raisons.

ver que par

Pédant est opposé à raisonnable, et ce qui rend les pédants odieux aux personnes d'esprit, c'est que les pédants ne sont pas raisonnables; car les personnes d'esprit aimant naturellement à raisonner, ils ne peuvent souffrir la conversation de ceux qui ne raisonnent point. Les pédants ne peuvent pas raisonner, parce qu'ils ont l'esprit petit, ou d'ailleurs rempli d'une fausse érudition; et ils ne veulent pas raisonner, parce qu'ils voient que certaines gens les respectent et les admirent davantage, lorsqu'ils citent quelque auteur inconnu, et quelque sentence d'un ancien, que lorsqu'ils prétendent raisonner. Ainsi leur vanité se satisfaisant dans la vue

1 Chapitre dernier de la première partie de ce livre.

du respect qu'on leur porte, les attache à l'étude de toutes les sciences extraordinaires, qui attirent l'admiration du commun des hommes.

Les pédants sont donc vains et fiers, de grande mémoire et de peu de jugement, heureux et forts en citations, malheureux et faibles en raisons; d'une imagination vigoureuse et spacieuse, mais volage et déréglée, et qui ne peut se contenir dans quelque jus

tesse.

Il ne sera pas maintenant fort difficile de prouver que Montaigne était aussi pédant que plusieurs autres, selon cette notion du mot pédant, qui semble la plus conforme à la raison et à l'usage; car je ne parle pas ici du pédant à la longue robe, la robe ne peut pas faire le pédant. Montaigne, qui a tant d'aversion pour la pédanterie, pouvait bien ne porter jamais robe longue, mais il ne pouvait pas de même se défaire de ses propres défauts. Il a bien travaillé à se faire l'air cavalier, mais il n'a pas travaillé à se faire l'esprit juste, ou pour le moins il n'y a pas réussi. Ainsi il s'est plutôt fait un pédant à la cavalière, et d'une espèce toute singulière, qu'il ne s'est rendu raisonnable, judicieux et honnête homme,

Le livre de Montaigne contient des preuves si évidentes de la vanité et de la fierté de son auteur, qu'il paraît peut-être assez inutile de s'arrêter à les faire remarquer; car il faut être bien plein de soi-même pour s'imaginer, comme lui, que le monde veuille bien lire un assez gros livre, pour avoir quelque connaissance de nos humeurs. Il fallait nécessairement qu'il se séparât du commun, et qu'il se regardât comme un homme tout à fait extraordinaire.

Toutes les créatures ont une obligation essentielle de tourner les esprits de ceux qui les veulent adorer, vers celui-là seul qui mérite d'être adoré; et la religion nous apprend que nous ne devons jamais souffrir que l'esprit et le cœur de l'homme, qui n'est fait que pour Dieu, s'occupe de nous, et s'arrête à nous admirer et à nous aimer. Lorsque saint Jean se prosterna devant l'ange du Seigneur, cet ange lui défendit de l'adorer : Je suis serviteur, lui dit-il, comme vous et vos frères. Adorez Dieu 1. Il n'y a que les démons et ceux qui participent à l'orgueil des démons, qui se plaisent d'être adorés; et c'est vouloir être adoré, non pas d'une adoration extérieure et apparente, mais d'une adoration intérieure et véritable, que de vouloir que les autres hommes s'occupent de nous : c'est vouloir être adoré comme Dieu veut être adoré, c'est-à-dire en esprit et en vérité.

Apoc., XIX, 10. Conservus tuus sum, etc.: Deum adora.

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