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de voir la chose dans son jour, mettons-la dans l'exemple d'un fait historique.

Je suppose qu'un auteur digne de foi a écrit d'abord qu'un mo narque nommé Cyrus avait conquis un grand empire dans l'Asie, et qu'il a régné sur les Perses; si un second auteur, également digne de foi, nous témoigne ce fait d'après le premier écrivain, puis un troisième d'après le second, et ainsi des autres jusqu'au centième, en sorte que chacun des cent soit également digne de foi; je dis que, dans cette supposition, le centième témoignage, pour être éloigné de la vérité originale, n'en sera point affaibli. La raison que j'ai d'ajouter foi au premier témoignage, qui fonde un degré de vraisemblance, est la même qui fonde un égal degré de vraisemblance au centième témoignage; puisque, selon la supposition, je trouve également partout des témoins dignes de foi, qui, de main en main, ou de bouche en bouche, ont fait passer jusqu'à moi la même vérité; sans que j'aperçoive ou que j'aie sujet de soupçonner qu'elle ait été altérée.

Aussi ne juge-t-on pas que nous soyons moins assurés aujourd'hui que Cyrus a régné sur les Perses, qu'on l'était il y a cent ans; et on ne l'était pas moins il y a cent ans, qu'il y a deux cents ans; ni moins il y a deux cents ans, que mille ans auparavant ; ni moins il y a mille ans, qu'environ cent ans après la mort de Cyrus.

Il paraît donc que M. Locke se méprend, en jugeant que la vraisemblance s'affaiblit après une suite de témoins dont l'autorité est également digne de foi. Ce qui est vrai, c'est que la supposition ne se trouve guère exactement conforme à la réalité, par rapport aux faits qui ne sont ni publics ni intéressants. Car le moyen que tant de témoins se trouvent également dignes de foi? c'est-à-dire, également sincères, judicieux, exacts à rapporter fidèlement et précisément ce qu'ils ont vu ou entendu; sans y ajouter ou diminuer les moindres circonstances, soit dans le sens des choses, soit dans les expressions, qui d'une bouche à l'autre altèrent imperceptible

ment le sens.

Au reste, il faut faire une grande distinction entre les différentes vérités transmises par une longue suite de témoignages successifs et par la voie qu'on appelle communément voie de tradition.

Si elles se trouvent chargées d'un nombre de motifs ou de circonstances particulières, qui peuvent aisément échapper à l'esprit, à la mémoire, et à l'inexactitude du langage humain; si elles sont de nature à pouvoir être altérées, soit par des endroits qu'on ne

saurait vérifier, ou par l'intérêt que l'on pourrait avoir de les déguiser: alors la voie de tradition peut ou doit n'être admise.

pas facilement Mais s'il ne se rencontre rien de semblable, une tradition ancienne en est plus croyable. Non pas que les témoignages qui lui sont rendus après une longue suite d'années, aient au fond plus de force que les premiers témoignages qui ont commencé la tradi tion: mais parce qu'ayant passé par beaucoup d'esprits (si ce sont des esprits clairvoyants, judicieux, habiles, et surtout qui aient eu un puissant intérêt dans tous les temps à examiner et à vérifier le premier témoignage qui a commencé la tradition), il est évident que ce premier témoignage en devient moins suspect et plus assuré. En effet, on pourrait imaginer qu'on y aurait d'abord ajouté foi sur des préjugés et des intérêts qui ne sauraient demeurer les mêmes dans tous les temps; et par conséquent la suite des temps et des témoignages nous rend le premier témoignage moins suspect, et, pour mieux dire, plus irréprochable.

Par là il est des opinions qui acquièrent des preuves et des forces en vieillissant; sans quoi il s'ensuivrait une chose bizarre, savoir, qu'un titre authentique vérifié par un grand nombre d'arrêts ou de témoignages portés en conséquence les uns des autres dans tous les temps, en deviendrait plus douteux; et ce qui se trouve ainsi de plus respectable et de plus autorisé dans la société civile, se trouverait le plus méprisable et le moins judicieux.

IV. De l'usage du vraisemblable.

Quoique cet article semble regarder des pratiques qui ne conviennent point à une science de spéculation, il ne sera pas néanmoins mal à propos de nous y arrêter un moment. Comme la spéculation sert ordinairement de principe à la pratique, la pratique servira ici d'interprète à la spéculation.

L'usage le plus naturel et le plus général du vraisemblable, est de suppléer pour le vrai: en sorte que là où notre esprit ne sau rait atteindre le vrai, il atteigne du moins le vraisemblable, pour s'y reposer comme dans la situation la plus voisine du vrai.

A l'égard des choses de pure spéculation, il est bon d'être réservé à ne porter son jugement dans les choses vraisemblables, qu'après une grande attention. Pourquoi? Parce que l'apparence du vrai subsiste alors avec une apparence de faux, qui peut suspendre notre jugement jusqu'à ce que la volonté le détermine.

Je dis le suspendre; car elle n'a pas la faculté de déterminer l'esprit à ce qui paraît le moins vrai.

Ainsi dans les choses de pure spéculation, c'est très-bien fait de ne permettre à la volonté de déterminer l'entendement, que lorsque les degrés de vraisemblable sont très-considérables, et qu'ils font presque disparaître les apparences de faux et le danger de se tromper.

En effet, dans les choses de pure spéculation, il ne se rencontre nul inconvénient à ne pas porter son jugement, si l'on court quelque hasard de se tromper. Or pourquoi juger, quand d'un côté on peut s'en dispenser; et que d'un autre côté, en jugeant, on s'expose à donner dans le faux?

Il faudrait donc s'abstenir de juger sur la plupart des choses; n'est-ce pas le caractère d'un stupide? Tout au contraire, c'est le caractère d'un esprit sensé et d'un vrai philosophe de ne juger des objets que par leur évidence, quand il ne se trouve nulle raison d'en user autrement. Or il ne s'en trouve aucune de juger dans les choses de pure spéculation, quand elles ne sont que vraisemblables. Contentez-vous donc de juger alors sur ce qui sera évident; savoir, que telle opinion est vraisemblable, ou la plus vraisemblable: mais ne jugez pas absolument pour cela que l'opinion la plus vraisemblable est vraie. Cette pratique fomenterait un penchant de la volonté qui n'est déjà que trop grand, qui est de porter l'esprit à juger vrai ce qu'il plaît à la volonté qu'il le soit.

Quelques-uns ne verront peut-être pas d'abord la différence qui se trouve, entre juger véritablement qu'une chose est vraisemblable, et juger que cette chose vraisemblable est vraie: mais pour peu qu'on y fasse attention, on y trouvera une différence essentielle.

Cependant cette règle si judicieuse dans les choses de pure spéculation, n'est plus la même dans les choses de pratique et de conduite, où il faut par nécessité agir ou ne pas agir. Quoique la volonté ne doive pas déterminer l'entendement à prendre le vrai pour le vraisemblable, elle doit néanmoins le déterminer, par rapport aux choses de 'pratique, à s'en contenter comme du vrai; n'arrêtant les yeux de l'esprit que sur les apparences de vérité, qui dans le vraisemblable surpassent les apparences de faux.

La raison de ceci est évidente : c'est que, par rapport à la pratique, il faut agir, et par conséquent prendre un parti. Si l'on demeurait indéterminé, on n'agirait jamais; ce qui serait le plus pernicieux, comme le plus impertinent de tous les partis. Ainsi, pour ne

pas demeurer indéterminé, il faut comme fermer les yeux à ce qui pourrait paraître de vrai dans le parti contraire à celui qu'on doit embrasser et qu'on embrasse actuellement.

A la vérité, dans la délibération, on ne peut regarder de trop près aux diverses faces ou apparences de vrai qui se rencontrent de côté et d'autre, pour se bien assurer de quel côté est le vraisemblable: mais quand on en est une fois assuré, il faut, comme j'ai dit, par rapport à la pratique, le regarder comme vrai, et ne le point perdre de vue; sans quoi on tomberait nécessairement dans l'inaction ou dans l'inconstance; caractère de petitesse ou de faiblesse d'esprit.

Plusieurs s'imaginent que l'indétermination et le changement viennent souvent des lumières de l'esprit, qui aperçoit toutes les raisons et toutes les apparences de vérité pour et contre un même parti, et qui sent toute la force des unes et des autres : ce qui l'empêche d'abandonner entièrement les unes en faveur des autres. Mais au fond, cette indétermination est toujours un défaut de l'esprit qui, au milieu des faces diverses d'un même objet, ne discerne pas lesquelles doivent l'emporter sur les autres. Or, c'est ce que doit voir un esprit juste, dans la nécessité de se déterminer. Hors de ce besoin, on pourrait très-bien, et souvent avec plus de sagesse, demeurer indéterminé entre deux opinions qui ne sont que semblables, comme je l'ai déjà exposé'.

vrai

J'ajouterai à ce passage ce que dit Bossuet dans le chap. XVII du troisième livre de la Logique, intitulé : De l'argument probable. Enfin, je clorai cette troisième partie par le dernier chapitre du même ouvrage, intitulé : Des diverses habitudes qui se forment dans l'esprit en vertu des preuves. Là, ce grand homme distingue et résume en peu de mots ces différentes sortes de jugements, et les degrés d'adhésion qui leur sont propres.

De l'argument probable.

« Les arguments sont certains et démonstratifs, quand les causes ou les effets sont connus et nécessaires. Quand ils ne le sont pas, l'argument n'est que probable.

Cet argument est donc celui qui se fait en matières contingentes, et qui ne sont connues qu'en parties; et il s'y agit de prouver, non que la chose est certaine, ce qui répugne à la nature de cette

▾ Traité des premières vérités, ch. 21, 22, 23, 24.

matière, mais qu'elle peut arriver plutôt qu'une autre. Ainɛi, il est vraisemblable qu'ayant l'avantage du poste, et au surplus des forces égales, vous battrez l'ennemi; mais ce n'est pas chose certaine.

» Ce genre d'argument est le plus fréquent dans la vie; car les pures démonstrations ne regardent que les sciences. L'argument vraisemblable ou conjectural est celui qui décide les affaires, qui préside, pour ainsi parler, à toutes les délibérations.

» Par ces jugements vraisemblables, on juge s'il faut faire la paix où la guerre, hasarder la bataille ou la refuser, donner ou ôter les emplois à celui-ci plutôt qu'à l'autre.

» Car, dans ces affaires et en toute autre, il s'agit de choses qui ont tant de causes mêlées, qu'on ne peut prévoir avec certitude ce qui résultera d'un si grand concours.

» Il est donc d'une extrême importance d'apprendre à bien faire de tels raisonnements, sur lesquels est fondée toute la conduite. » La règle qu'il faut suivre est de chercher toujours la certitude: autrement, on accoutume l'esprit à l'erreur.

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La difficulté est de trouver la certitude dans une matière purement contingente, et qui n'est pas bien connue. On le peut pourtant par ce moyen.

» La première chose qu'il faut faire, est de s'assurer de la possibilité de ce qu'on avance; car il peut être douteux si une chose est ou sera, quoique la possibilité en soit certaine.

»> Par exemple, nous avons vu depuis peu dans notre histoire le conseil de guerre tenu par les Impériaux, pour aviser s'ils poursuivraient Bonnivet qui se retirait devant eux. La première chose que devaient faire le duc de Bourbon et le marquis de Pescaire, qui étaient d'avis de le combattre, était d'établir la possibilité de le vaincre ; ce qui peut se faire ordinairement par des raisons indubitables.

» Secondement, il faut établir et recueillir les faits constants, c'est-à-dire les circonstances dont on peut être assuré, telles que sont, dans l'affaire que nous avons prise pour exemple, le nombre des soldats de part et d'autre, le désordre et le découragement dans l'armée de Bonnivet, avec l'imprudence de ce général, une rivière à passer devant des ennemis pour le moins aussi forts que lui, et autres semblables. Ce qui oblige à établir, avant toutes choses, ces faits certains, et à en recueillir le plus grand nombre qu'on peut, c'est que, pour bien raisonner, il faut que ce qui est certain serve. de fondement pour résoudre ce qui ne l'est pas.

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Jusqu'ici on peut trouver la certitude entière ; car, comme nous

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