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précipitation. Car nous jugeons souvent que les objets dont nous avons des idées existent, et même qu'ils sont tout à fait semblables à ces idées, et il arrive souvent que ces objets ne sont point semblables à nos idées, et même qu'ils n'existent point.

De ce que nous avons l'idée d'une chose, il ne s'ensuit pas qu'elle existe, et encore moins qu'elle soit entièrement semblable à l'idée que nous en avons. De ce que Dieu nous fait avoir une telle idée sensible de grandeur, lorsqu'une toise est devant nos yeux, il ne s'ensuit pas que cette toise n'ait que l'étendue qui nous est représentée par cette idée. Car premièrement tous les hommes n'ont pas précisément la même idée sensible de cette toise, puisque tous n'ont pas les yeux disposés de la même façon. Secondement, une même personne n'a quelquefois pas la même idée sensible d'une toise, lorsqu'il voit cette toise avec l'œil droit, et ensuite avec le gauche, comme nous avons déjà dit. Enfin il arrive souvent que la même personne a des idées toutes différentes des mêmes objets en différents temps, selon qu'elle les croit plus ou moins éloignés, comme nous expliquerons ailleurs.

C'est donc un préjugé qui n'est appuyé sur aucune raison, que de croire qu'on voit les corps tels qu'ils sont en eux-mêmes. Car nos yeux ne nous étant donnés que pour la conservation de notre corps, ils s'acquittent fort bien de leur devoir, en nous faisant avoir des idées des objets, lesquelles soient proportionnées à celle que nous avons de sa grandeur, quoiqu'il y ait dans ces objets une in— finité de parties qu'ils ne nous découvrent point.

Mais pour mieux comprendre ce que nous devons juger de l'étendue des corps sur le rapport de nos yeux; imaginons-nous que Dieu ait fait en petit, et d'une portion de matière de la grosseur d'une balle, un ciel et une terre, et des hommes sur cette terre, avec les mêmes proportions qui sont observées dans ce grand monde. Ces petits hommes se verraient les uns les autres, et les parties de leurs corps, et mêmes les petits animaux qui seraient capables de les incommoder; car autrement leurs yeux leur seraient inutiles pour leur conservation. Il est donc manifeste dans cette supposition, que ces petits hommes auraient des idées de la grandeur des corps, bien différentes de celles que nous en avons; puisqu'ils regarderaient leur petit monde qui ne serait qu'une balle à notre égard, comme des espaces infinis, à peu près de même que nous jugeons du monde dans lequel nous sommes.

Ou si nous le trouvons plus facile à concevoir, pensons que Dieu ait fait une terre infiniment plus vaste, que celle que nous habitons; de sorte que cette nouvelle terre soit à la nôtre, comme la nôtre

serait à celle dont nous venons de parler dans la supposition précédente. Pensons, outre cela, que Dieu ait gardé dans toutes les parties, qui composeraient ce nouveau monde, la même proportion que dans celles qui composent le nôtre. Il est clair que les hommes de ce dernier monde, seraient plus grands qu'il n'y a d'espace entre notre terre, et les étoiles les plus éloignées que nous voyons; et cela étant, il est visible que s'ils avaient les mêmes idées de l'étendue des corps que nous en avons, ils ne pourraient pas distinguer quelques-unes des parties de leur propre corps, et qu'ils en verraient quelques autres d'une grosseur énorme. De sorte qu'il est ridicule de penser qu'ils vissent les choses de la même grandeur que nous les voyons.

Il est manifeste dans les deux suppositions que nous venons de faire, que les hommes du grand on du petit monde auraient des idées de la grandeur des corps, bien différentes des nôtres, supposé que leurs yeux leur fissent avoir des idées des objets qui seraient autour d'eux, proportionnées à la grandeur de leur propre corps. Or si ces hommes assuraient hardiment sur le témoignage de leurs yeux, que les corps seraient tels qu'ils les verraient, il est visible qu'ils se tromperaient; personne n'en peut douter. Cependant il est certain que ces hommes auraient tout autant de raison que nous de défendre leur sentiment. Apprenons donc, par leur exemple, que nous sommes très-incertains de la véritable grandeur des corps que nous voyons, et que tout ce que nous en pouvons savoir par notre vue, n'est que le rapport qui est entre eux et le nôtre, rapport nullement exact; en un mot, que nos yeux ne nous sont pas donnés pour juger de la vérité des choses, mais seulement pour nous faire connaître celles qui peuvent nous incommoder ou nous être utiles en quelque chose.

II. Mais les hommes ne se fient pas seulement à leurs yeux pour juger des objets visibles: ils s'y fient même pour juger de ceux qui sont invisibles. Dès qu'ils ne voient point certaines choses, ils en concluent qu'elles ne sont point; attribuant ainsi à la vue une pénétration en quelque façon infinie. C'est ce qui les empêche de reconnaître les véritables causes d'une infinité d'effets naturels ; car s'ils les rapportent à des facultés et à des qualités imaginaires, c'est souvent parce qu'ils ne voient pas les réelles, qui consistent dans les différentes configurations de ces corps.

Ils ne voient point, par exemple, les petites parties de l'air et de la flamme, encore moins celles de la lumière, ou d'une autre matière encore plus subtile; et cela les porte à ne pas croire qu'elles existent, ou à juger qu'elles sont sans force et sans action. Ils ont

recours à des qualités occultes ou à des facultés imaginaires, pour expliquer tous les effets dont ces parties imperceptibles sont la cause naturelle.

Ils aiment mieux recourir à l'horreur du vide, pour expliquer l'élévation de l'eau dans les pompes, qu'à la pesanteur de l'air; à des qualités de la lune, pour le flux et reflux de la mer, qu'au pressement de l'air qui environne la terre; à des facultés attractives dans le soleil pour l'élévation des vapeurs, qu'au simple mouvement d'impulsion causé par les parties de la matière subtile qu'il répand

sans cesse.

Ils regardent comme impertinente la pensée de ceux qui n'ont recours qu'à du sang et à de la chair pour rendre raison de tous les mouvements des animaux, des habitudes même, et de la mémoire corporelle des hommes. Et cela vient en partie de ce qu'ils conçoivent le cerveau fort petit, et par conséquent sans une capacité suffisante pour conserver des vestiges d'un nombre presque infini des choses qui y sont. Ils aiment mieux admettre sans le concevoir, une âme dans les bêtes qui ne soit ni corps ni esprit ; des qualités et des espèces intentionnelles pour les habitudes et pour la mémoire des hommes; ou de semblables choses, desquelles on ne trouve point de notion particulière dans son esprit.

On serait trop long si on s'arrêtait à faire le dénombrement des erreurs auxquelles ce préjugé nous porte; il y en a très-peu dans la physique, auxquelles il n'ait donné quelque occasion; et si on veut faire une forte réflexion, on en sera peut-être étonné.

Mais, quoiqu'on ne veuille pas trop s'arrêter à ces choses, on a pourtant de la peine à se taire sur le mépris que les hommes font ordinairement des insectes, et des autres petits animaux qui naissent d'une matière qu'ils appellent corrompue. C'est un mépris injuste qui n'est fondé que sur l'ignorance de la chose qu'on méprise, et sur le préjugé dont je viens de parler. Il n'y a rien de méprisable dans la nature, et tous les ouvrages de Dieu sont dignes qu'on les respecte et qu'on les admire, principalement si l'on prend garde à la simplicité des voies par lesquelles Dieu les fait et les conserve. Les plus petits moucherons sont aussi parfaits que les animaux les plus énormes, les proportions de leurs membres sont aussi justes que celles des autres; et il semble même que Dieu ait voulu leur donner plus d'ornements pour récompenser la petitesse de leur corps. Ils ont des couronnes, des aigrettes, et d'autres ajustements sur leur tête, qui effacent tout ce que le luxe des hommes peut inventer; et je puis dire hardiment que tous ceux qui ne se sont jamais servis que de leurs yeux, n'ont jamais rien vu de si beau, de si

juste, ni même de si magnifique dans les maisons des plus grands princes, que ce qu'on voit avec des lunettes sur la tête d'une simple mouche.

Il est vrai que ces choses sont fort petites, mais il est encore plus surprenant qu'il se trouve tant de beautés ramassées dans un si petit espace; et quoiqu'elles soient fort communes, elles n'en sont pas moins estimables, et ces animaux n'en sont pas moins parfaits en eux mêmes; au contraire Dieu en paraît plus admirable, qui a fait avec tant de profusion et de magnificence un nombre presque infini de miracles en les produisant.

Cependant notre vue nous cache toutes ces beautés, elle nous fait mépriser tous ces ouvrages de Dieu, si dignes de notre admiration; et à cause que ces animaux sont petits par rapport à notre corps, elle nous les fait considérer comme petits absolument, et ensuite comme méprisables à cause de leur petitesse, comme si les corps pouvaient être petits en eux mêmes.

Tâchons donc de ne point suivre les impressions de nos sens dans le jugement que nous portons de la grandeur des corps; et quand nous dirons, par exemple, qu'un oiseau est petit, ne l'entendons pas absolument, car rien n'est grand ni petit en soi. Un oiseau même est grand par rapport à une mouche; et s'il est petit par rapport à notre corps, il ne s'ensuit pas qu'il le soit absolument, puisque notre corps n'est pas une règle absolue sur laquelle nous devions mesurer les autres. Il est lui-même très-petit par rapport à la terre; et la terre par rapport au cercle que le soleil ou la terre même décrit à l'entour l'un de l'autre; et ce cercle par rapport à l'espace contenu entre nous et les étoiles fixes; et ainsi en continuant, car nous pouvons toujours imaginer des espaces plus grands et plus grands à l'infini.

III. Mais il ne faut pas nous imaginer que nos sens nous apprennent au juste le rapport que les autres corps ont avec le nôtre : car l'exactitude et la justesse ne sont point essentielles aux connaissances sensibles qui ne doivent servir qu'à la conservation de la vie. Il est vrai que nous connaissons assez exactement le rapport que les corps qui sont proches de nous ont avec le nôtre : mais à proportion que ces corps s'éloignent nous les connaissons moins parce qu'alors ils ont moins de rapport avec notre corps. L'idée ou le sentiment de grandeur que nous avons à la vue de quelque corps, diminue à proportion que ce corps est moins en état de nous nuire ; et cette idée ou sentiment s'étend à mesure que ce corps s'approche de nous, ou plutôt à mesure que le rapport qu'il a avec notre corps s'augmente. Enfin si ce rapport cesse tout à fait, je veux dire,

si quelque corps est si petit ou si éloigné de nous qu'il ne puisse nous nuire, nous n'en avons plus aucun sentiment. De sorte que par la vue nous pouvons quelquefois juger à peu près du rapport que les corps ont avec le nôtre, et de celui qu'ils ont entre eux; mais nous ne devons jamais croire qu'ils soient de la grandeur qu'ils nous paraissent.

Nos yeux, par exemple, nous représentent le soleil et la lune de la largeur d'un ou de deux pieds; mais il ne faut pas nous imaginer, comme Épicure et Lucrèce, qu'ils n'aient véritablement que cette largeur. La même lune nous paraît à la vue beaucoup plus grande que les plus grandes étoiles, et néanmoins on ne doute pas qu'elle ne soit sans comparaison plus petite. De même nous voyons tous les jours sur la terre deux ou plusieurs choses, desquelles nous ne saurions découvrir au juste la grandeur ou le rapport, parce qu'il est nécessaire pour en juger d'en connaître la juste distance, ce qu'il est très-difficile de savoir.

Nous avons même de la peine à juger avec quelque certitude du rapport qui se trouve entre deux corps qui sont tout proche de nous; il les faut prendre entre nos mains et les tenir l'un contre l'autre pour les comparer, et avec tout cela nous hésitons souvent sans en pouvoir rien assurer. Cela sé reconnaît visiblement lorsqu'on veut examiner la grandeur de quelques pièces de monnaie presque égales; car alors on est obligé de les mettre les unes sur les autres pour voir d'une manière plus sûre que par la vue si elles conviennent en grandeur. Nos yeux ne nous trompent donc pas seulement dans la grandeur des corps en eux-mèmes, mais aussi dans les rapports que les corps ont entre eux.

CHAPITRE VII.

1. Des erreurs de nos yeux touchant les figures. II. Nous n'avons aucune connaissance des plus petites. - III. Que la connaissance, que nous avons des plus grandes, n'est pas exacte. - - IV. Explication de certains jugements naturels, qui nous empêchent de nous tromper. V. Que ces mêmes jugements nous trompent dans des rencontres particulières:

I. Notre vue nous porte moins à l'erreur quand elle nous représente les figures que quand elle nous représente toute autre chose; parce que la figure en soi n'est rien d'absolu, et que sa nature consiste dans le rapport qui est entre les parties qui terminent quelque espace et un point que l'on conçoit dans cet espace, et que l'on peut appeler, comme dans le cercle, centre de la figure. Cependant nous nous trompous en mille manières dans les figu

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