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de fer, ce n'est plus rien du tout. Les longueurs au point de vue de la locomotion, qu'on appelle plutôt les distances, ont absolument changé de signification depuis un demi-siècle. Cent lieues de distance voulaient dire, il y a deux cents ans, huit jours de marche; il y a cinquante ans, trois jours; cela veut dire aujourd'hui dix heures. C'est comme les monnaies qui gardent leurs noms et leurs formes en changeant de valeur. « La cassette était-elle grande ? dit Harpagon. Oui, répond maître Jacques. — Non, ma cassette était petite. Elle est petite aussi, si vous le prenez par là. » Et en effet, tout dépend de la manière dont vous le prendrez. Tout l'être de l'espace et du temps n'est que le grand ou le petit; et le grand et le petit ne sont rien, si ce n'est par comparaison.

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Le roman de Gulliver, destiné surtout à nous montrer la vanité des choses humaines, est fort bon aussi pour nous apprendre le peu que valent nos unités de grandeur, et par conséquent nos grandeurs. Suivant les organes du spectateur, et même, ce qui est plus significatif encore, suivant la puissance dont il dispose, le monde s'agrandit ou se rapetisse. La Fontaine lui-même, en nous racontant les pensées des bêtes, nous apprend cette métaphysique. La fourmi, à force de travailler, achève sur un brin d'herbe le trajet d'un océan qui n'a que deux pieds de large. Qui nous dit qu'elle-même n'est pas un colosse pour quelque animal qui regarde ce voyage avec admiration? Pour la durée, elle est si peu de chose, que nous perdrions

tout à fait la faculté de l'apprécier, si l'art ne nous fournissait le moyen de le faire avec précision, ou si la nature ne nous enseignait la périodicité à peu près exacte de certains phénomènes en nous ou hors de nous. Il nous arrive, quand rien d'extérieur ne vient nous frapper, de tomber dans la confusion la plus inextricable, et de prendre un temps très-court pour un temps très-long, ou un temps très-long pour un temps très-court, selon la disposition de notre esprit. Citons encore ici un ouvrage d'imagination, le Dormeur éveillé, un conte arabe, que tout le monde comprend à la lecture, les Arabes comme les Européens; voici ce qu'on y trouve :

Un sultan avait le goût des curiosités; c'est un goût commun à tous les sultans des Mille et une Nuits. On lui mena un jour un derviche qui se vantait d'avoir le plus merveilleux des bassins. Ce bassin, à le voir, était un vaisseau des plus ordinaires. Le derviche le remplit d'eau à moitié, et dit au sultan d'y plonger la tête. Le sultan est dans son palais, entouré de sa cour, accompagné de ses gardes; qu'a-t-il à craindre? Il tente l'aventure. A peine a-t-il plongé la tête dans le bassin qu'il se trouve à la nage au milieu d'une mer. Ce n'est pas le moment de s'irriter contre le derviche, ni de pleurer sa grandeur perdue; il ne songe qu'à se sauver, et il aborde épuisé sur le rivage. Des gens le recueillent, l'habillent, le nourrissent, et le font esclave. Il subit des années de captivité, puis il s'é

et

chappe. Il traverse des déserts, au milieu de mille périls, et il arrive enfin au Caire. Une fois là, il est sauvé du danger, mais non de la faim. L'ancien sultan devient tailleur, il se marie, il a des enfants, il mène la vie du commun des hommes, tantôt triste, tantôt joyeuse, et plus souvent triste que joyeuse. Un jour il est accusé, condamné par un autre sultan, son confrère. Le bourreau vient, le fait mettre à genoux, lui saisit les cheveux, lève son sabre, et.... le sultan fait un mouvement violent qui lui fait ôter la tête du bassin, et se retrouve au milieu de sa cour et de ses gardes, ayant devant lui le derviche immobile avec son bassin rempli d'eau, et le grand vizir qui achève le compliment commencé avant le naufrage. Le sultan, dans son verre d'eau, avait vécu vingt ans en une minute. Ce conte n'est pas un conte, et nous avons tous maintenant la tête dans le bassin.

Nous comprendrions à la rigueur que le vulgaire, obligé de lutter sans cesse contre le temps et l'espace, se fît illusion sur leur nature, et, au lieu de ne voir en eux que les points de vue les plus généraux sous lesquels nous pouvons classer les diverses relations des corps, les transformât en réalités distinctes. Les païens avaient personnifié le temps. Beaucoup d'esprits parmi nous, sans aller jusqu'à en faire une personne, tendent du moins à en faire une substance. Mais ce qui est plus fâcheux et plus surprenant, c'est

de voir des savants, des philosophes, tomber dans cette superstition; et, non contents d'avoir créé le temps et l'espace, s'efforcer de donner à ces deux idoles les caractères de l'infinitude. Là est un des plus grands vices de la philosophie moderne. Nous tâcherons d'indiquer en peu de mots comment il peut être expliqué et comment il doit être guéri.

L'école rationaliste, qui, en France, a lutté contre la doctrine de Condillac et l'a renversée, a parfaitement compris que sa principale mission était d'établir le véritable caractère de l'idée d'infini. En effet, si nous regardons l'infini comme une réalité précise et positive, il ne peut être conçu que par la raison; si nous ne mettons sous ce mot qu'une idée vague et négative, l'expérience, aidée de la généralisation et de l'imagination, suffit pour la former. Leibnitz avait posé la question dans ces termes, et c'est une des gloires de l'école rationaliste française au XIXe siècle d'avoir continué sur ce terrain la polémique des Nouveaux essais, et de l'avoir rendue sinon plus profonde, du moins plus accessible et plus populaire.

Or, pour engager cette polémique, Leibnitz avait suivi la psychologie de Locke pied à pied, montrant toujours que, dans Locke, l'infini se confond avec l'indéfini, que la doctrine de Locke explique l'indéfini, et laisse l'infini complétement en dehors, que l'idée d'infini, loin d'être une idée négative, est la plus positive de toutes nos idées, et la plus pleine de sens; qu'elle ne peut être formée de la réunion et de

l'exagération de nos idées des êtres finis; mais qu'elle résulte nécessairement de la conception d'un être infini, ayant en lui l'indivisible plénitude de la perfection.

En reprenant après Leibnitz cette discussion, on a voulu prouver que certaines idées et certains principes que possède notre esprit ne peuvent venir de l'expérience, et, pour faire cette démonstration, on a soutenu que ces idées ont une valeur absolue, indépendante de l'esprit qui les conçoit et des faits qui les subissent.

On a notamment appliqué cette méthode à la discussion des idées de temps et d'espace; et c'est ici qu'on a abandonné la trace de Leibnitz et oublié sa longue et victorieuse argumentation contre Clarke. Non-seulement, a-t-on dit, nous avons l'idée de temps et d'espace; mais nous avons nécessairement l'idée que tout ce qui existe est dans le temps et dans l'espace, et nous avons, par conséquent, l'idée d'un espace infini et l'idée d'un temps éternel.

Il faut avouer que ces propositions, si elles étaient établies, ne laisseraient rien subsister de la doctrine sensualiste. Elles contiennent trois points, une certaine opinion sur l'origine de l'idée d'espace limité et de temps limité, opinion peu importante dans le débat, et que nous laissons en dehors; l'affirmation de l'existence nécessaire dans notre esprit d'un principe qui nous force à localiser chaque étendue dans l'espace et chaque mouvement dans le temps, prin

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