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à amnistier la souffrance, nous arrivons du moins à la comprendre. Nous comprenons la lutte constante, rude, opiniâtre, de cet atome pensant contre les forces immenses et insensibles de la nature, contre les flots humains que la destinée commune entraîne, et qui foulent, en passant, les individus, avec l'impassibilité des forces brutales. Nous goûtons un âpre plaisir dans la lutte; et persuadés de notre immortalité,

, parce que nous sommes persuadés de notre individualité, nous sentons qu'étant seuls immortels, au milieu de ce monde, notre victoire est infaillible, quoique trop chèrement achetée. Ainsi nous traversons la mêlée en portant au dedans de nous ce qui est tout à la fois la résignation, la consolation et le courage, c'est-à-dire une espérance indéfectible. Que nous donnent les panthéistes à la place de cette immortalité, de cette identité? Ils laissent la lutte, et ils ôtent la récompense. Ils sondent la blessure, mais ils arrachent l'appareil. Ils étalent nos plaies, et, pour toute consolation, ils nous apprennent, que nous, malades et difformes, nous sommes l'infime partie d'un tout plein de santé et d'harmonie. L'homme peut gémir et souffrir, pourvu que la sérénité du tout ne soit pas altérée. Il meurt; mais en mourant il sait qu'il ne diminue pas la masse de l'être. Son être dissous va s'unir à d'autres atomes, pour produire d'autres phénomènes dans le sein commun de la nature : immortalité sourde, insignifiante, dont mon cœur ne veut pas, dont ma con

science a horreur, et qui est l'anéantissement de la personne, si elle n'est pas l'anéantissement de l'être'. Dans ce système, quand la mort m'atteint, ce qui reste de moi n'intéresse plus mon moi, et n'appartient qu'au tout, entrevu par ma raison, ignoré de ma conscience. Ainsi mon immortalité même me devient indifférente, puisque ma mémoire, mon identité, ma personne ne subsistent pas. Mon âme est absorbée par l'âme universelle, comme les atomes de mon corps par le mouvement qui forme sans cesse, et dissout sans cesse les corps. Est-ce que je me soucie de ces parties inertes de ma nature corporelle, qui vont, après ma dissolution, engraisser la terre? Est-ce que je puise une consolation, une force, dans cette théorie physique, que pas une molécule ne périt dans le monde des corps? Et quelle différence y a-t-il entre la destinée de mon cadavre et celle que le panthéisme promet à mon âme? Ainsi, je mourrai entier, car l'avenir de ma substance n'est pas mon avenir. Il n'y a que ma souffrance qui soit à moi; celle-là m'appartient en propre, sans compensation. Et vous parlez de la justice de Dieu? Et vous nous reprochez à nous de ne pas la respecter assez, quand nous avons le dogme de la vie future, quand nous proclamons la personnalité humaine, la persistance

1. « L'existence présente de l'âme et sa puissance d'imaginer sont détruites aussitôt que l'âme cesse d'affirmer l'existence présente du corps. » Spinoza, Éthique, partie II, scolie de la prop. 11. Cf. partie V, prop. 23, et scolie de la prop. 34.

de la personne, les punitions et les récompenses? N'est-il pas évident que si le mal est pour nous un embarras, il est pour vous une impossibilité?

Que sera-ce encore si, au lieu de la souffrance, nous parlons de la faute? Il est pour nous-mêmes difficile d'expliquer la faute. Nous l'attribuons à notre liberté; mais nous reconnaissons que la passion est bien forte contre la liberté, que la raison est bien chancelante, que les victoires sont rares, difficiles, pénibles. Nous avons peine à retenir la plainte sur nos lèvres, quand nous nous rappelons que Dieu pouvait augmenter nos lumières, et nos forces, et nos tendances vers le bien. Mais au moins, dans le système de la création, le principe de nos fautes est en nous: où est-il suivant les panthéistes? Il est en Dieu! Car pourquoi parler de la personne humaine et la distinguer de la nature divine, là où il n'y a pour Dieu et pour l'homme qu'une substance, une vie, une histoire1? Les panthéistes peuvent essayer de répondre : quelque réponse qu'ils fassent, il est impossible que leurs arguments ne prouvent pas plus pour nous que pour eux.

Nous touchons ici à ce qu'il est permis d'appeler

1. « Tout ce que je puis dire à ceux qui croient qu'ils peuvent parler, se taire, en un mot agir, en vertu d'une libre décision de l'âme, c'est qu'ils rêvent les yeux ouverts.» Spinoza, Éthique, partie III, prop. 2, et son scolie.

le lieu commun de la réfutation du panthéisme. Le panthéisme, pour le vulgaire, est tout entier dans ce mot identité de Dieu et du monde; et la réfutation du panthéisme, tout entière dans celui-ci : attribution à Dieu des imperfections du monde. C'est à coup sûr un raisonnement simple et concluant que celuici, et de ceux que le bon sens public adopte : Votre doctrine consiste à dire que le monde est en Dieu; or, le monde est mauvais, ou, tout au moins, il y a du mal dans le monde; il y a donc aussi du mal dans la nature de Dieu, ce qui est une impiété.

Nous voyons en effet qu'à toutes les époques le panthéisme a été traité d'impiété par toutes les écoles contemporaines, et c'est à peine si l'on s'élève contre l'athéisme avec autant d'indignation. Il y a trois grands noms dans l'histoire du panthéisme : Parménide, Plotin, Spinoza. Ces trois noms nous rappellent des civilisations bien différentes: Parménide, le monde païen, et les premiers âges de la philosophie et des lettres; Plotin, les derniers défenseurs de l'antique civilisation aux prises avec les premiers fondateurs du christianisme; et Spinoza, le triomphe absolu du christianisme, son autorité entière et universelle. Cependant Parménide, Plotin et Spinoza ont été combattus par les mêmes armes. En plein xvII° siècle, Bayle, Malebranche, Fénelon, ces esprits si éclairés, si subtils, si capables d'aller au fond des choses, n'ont pas dédaigné d'emprunter les arguments vulgaires pour combattre Spinoza. Ils ont montré la

perfection absolue souffrant dans son sein toutes les indigences, toutes les faiblesses, toutes les laideurs; l'immensité partout divisible; la souveraine bonté unie dans un même être à toutes les perversités; la même nature sans cesse occupée de créer et de détruire, d'élever et de renverser, s'infligeant à ellemême la souffrance, produisant le mal et le remède, établissant la règle et la violant, libre dans ses manifestations les plus humbles, et gouvernée dans son tout par une fatalité aveugle; Dieu et le monde fondus ensemble, et n'aboutissant par la lutte des principes opposés qu'à la contradiction et au chaos.

A cela les panthéistes répondent qu'on leur impute une confusion qu'ils ne font pas; qu'ils n'ont jamais confondu Dieu et le monde, mais seulement la substance de Dieu et la substance du monde. De ce que Dieu ne peut pas être séparé du monde, ni le monde de Dieu, il ne s'ensuit pas que le monde soit Dieu, ni que Dieu soit le monde. Il n'y a qu'une substance, mais il y a des modes divers. De l'identité reconnue sur un point conclure à l'identité universelle, c'est transformer à plaisir la doctrine qu'on veut combattre, et la rendre absurde pour en triompher aisément. Ceux qui argumentent ainsi contre les panthéistes pourraient être pris dans leurs propres raisonnements; car, puisqu'ils admettent que chaque être individuel a une substance propre, ils sont forcés de reconnaître qu'il y a dans chaque individu une substance inséparable des attributs, et des attributs

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