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ils occupent une place, ils deviennent une réalité par l'opération libre dont ils sont l'origine et la cause déterminante. Tel est le lien nécessaire qui, de ces trois formes de l'activité humaine, penser, aimer ct agir, fait une seule unité.

Des âmes chagrines ont voulu voir dans la liberté un amoindrissement de notre être. En effet, la liberté introduit la faute. Mais d'abord, ce malheur n'est pas propre à la liberté. L'amour peut se tromper d'objet ou se changer en haine; il peut être envahissant, excessif. En outre, il a des défaillances inévitables; il est, comme tout notre être, sujet à la fatigue, à l'épuisement. L'intelligence, faite pour le vrai, ne le saisit jamais tout entier; elle le découvre peu à peu et à force de peine; elle a besoin d'une attention très-concentrée pour pénétrer les vérités d'un ordre élevé, et, par un fatal retour, la fatigue, au bout d'un certain temps, lui ôte sa lucidité. Il ne faut donc pas dire que c'est la liberté seule qui engendre en nous le mal. Le mal est partout à côté du bien dans notre être, par la raison que nous sommes des êtres limités. Si même il s'agissait de comparer entre elles nos facultés pour décider de la prééminence, la liberté seule est sans limites; car tout son être est d'être ou de n'être pas, sans aucun degré possible entre ces deux termes. Il est vrai qu'il ne suffit pas de vouloir; il faut pouvoir; et dans le pouvoir, nous sommes limités de bien des façons au dehors par la faiblesse de nos moyens

d'exécution; au dedans, par les luttes énervantes de nos passions, qui partagent, divisent, épuisent en mille occasions notre activité; et enfin, par la lassitude qui résulte du renouvellement fréquent de l'effort. On se lasse d'agir, on se lasse de vouloir agir. La lassitude du maître coexiste avec celle de l'agent. Mon bras est épuisé; ma volonté ne l'est pas moins. Je me retrouve là avec ma faiblesse; mais dans la résolution même, dans l'acte de vouloir, ma liberté est et demeure absolue.

Qu'on n'impute donc pas à la liberté un mal commun à toute créature. Tout ce qui est créé, tout ce qui a eu besoin d'une cause, tout ce qui n'a pas en soi le principe de son existence, a des limites, et c'est comme si nous disions qu'il a des imperfections. La vraie question est de savoir si la liberté est faite pour le bien ou pour le mal. Or, elle est faite pour le bien, et, quelque effort que tentent les sophistes, la conscience de chacun le dit, et la conscience du genre humain tout entier le proclame. Elle est donc un bien elle-même, et le plus grand de tous les biens.

Certains mystiques, sans confondre comme les sceptiques dont nous venons de parler, l'abus d'une chose avec la chose même, et tout en reconnaissant avec nous que la liberté, dans une âme saine et bien réglée, opère le bien presque continûment, et n'opère le mal que par exception, condamnent encore la liberté, ou par une assimilation erronée de la nature humaine et de la nature divine, ou par ignorance

de la destinée de l'homme et des lois de la création. Ils tombent dans la première erreur, pour avoir dit, après Malebranche et presque toutes les écoles mystiques, que Dieu s'est abaissé en se faisant créateur; comme s'ils ne voyaient pas qu'on ne peut sortir de l'absolue perfection sans déchoir, tandis qu'un être imparfait, qui se condamnerait à l'immobilité, se condamnerait à l'imperfection sans progrès. Ils tombent dans la seconde erreur en croyant que toute la mission de l'homme est de ne pas transgresser. C'est offenser Dieu que de nous réduire à ce rôle. Si tous nos soins devaient tendre à ne pas nuire, Dieu aurait fait une créature inutile et pernicieuse. Il n'y a pas dans le monde d'être absolument passif. Tout est action, et c'est pour cela que tout est grandeur; et nous dont l'action est libre, nous sommes à cause de cela la première des créatures. Contempler, prier, ne pas agir, c'est manquer à la vocation de l'homme. La contemplation et la prière que Dieu veut, sont celles qui, par la découverte des perfections divines, deviennent opératives. Mais il n'a placé nulle part une force, pour qu'elle se laisse annihiler par l'inaction.

On peut regarder par deux côtés différents toute action humaine : dans son but immédiat, dans son rapport avec le devoir. Prenez-la dans son but immédiat, dans sa fin prochaine; tout se rapetisse, tout se met à la taille de nos humbles besoins, de nos passions, de nos préoccupations de chaque jour, et

l'homme n'est plus rien, qu'un homme. Prenez-la dans son rapport avec le devoir la plus modeste

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fonction, la plus obscure, la plus dédaignée, a quelque chose de divin; elle participe de la méditation et de la prière. Elle est comme un culte rendu à celui dont nous tenons la liberté, et dont nous tenons aussi la justice, car ce don-là n'est pas moins grand que l'autre, et Dieu n'est pas moins notre bienfaiteur pour nous avoir imposé des devoirs que pour nous avoir donné le moyen de les remplir.

C'est une des plus belles pensées d'Aristote, que la dignité d'un être augmente avec ses devoirs, et se mesure à la grandeur de sa tâche. « Les sénateurs sont assemblés depuis le matin, dit Sénèque1; ils travaillent sans relâche au bonheur commun, tandis que la populace s'enivre au cabaret ou se promène sur le champ de Mars. » C'est l'action, c'est le devoir rempli qui seul peut élever l'homme au-dessus de l'homme. Le malheur même est une dignité, quand on le supporte noblement, parce qu'il prouve la force. Celui dont la vie est toujours heureuse ressemble à un combattant qui traverse l'arène, sans qu'un adversaire daigne s'occuper de lui. Souffrir, agir, voilà vivre, voilà être homme. Le chef d'un peuple, dont tous les moments s'écoulent dans la responsabilité et

1. «< Labor optimos citat. Senatus per totum diem sæpe consulitur, << quum illo tempore vilissimus quisque, aut in campo otium suum << oblectet, aut in popina lateat, aut tempus in aliquo circulo terat » Sénèque, de Providentia, 5.

l'action, est le premier des hommes; un despote, qui ne songe qu'à soi, en est le dernier 1.

Ainsi la liberté, loin d'être une cause de désordre dans l'homme, est essentiellement un bien. Les inconvénients qu'elle présente sont amplement rachetés par ses avantages. Peut-être même ne faut-il pas borner son rôle sur cette terre, à ce qui concerne l'homme et la société humaine. La présence, dans le monde, de ce spectateur intelligent, de ce coopérateur des forces naturelles, ne peut être considérée comme un épisode. Les phénomènes du monde organique et du monde inorganique sont disposés pour fournir un aliment à notre activité; un grand nombre d'entre cux deviendraient inexplicables par l'absence de l'homme. Il semble que si l'homme n'existait pas, le monde ressemblerait à un de ces palais sur lesquels a passé une révolution, et qu'on a ensuite restaurés et meublés pour les conserver à l'histoire et aux arts. Tout y est à sa place, la table du conseil, la couronne, le sceptre : il n'y manque que le roi.

Enfin, nous n'avons parlé jusqu'ici que du rôle terrestre de la liberté. Il y a sans doute de solides raisons, même pour ceux qui ne croient pas à la vie future, de regarder la liberté comme le plus grand des biens que nous ayons reçus; mais quant à ceux qui, comme nous, croient à la vie à venir, dont la

4. Platon, La République, livre IX, trad. de M. Cousin, t. X, p. 224.

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