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ne croire que ce qu'il peut prouver et comprendre. On dirait que cette parole de Bayle : « Le comprendre est la mesure du croire, » est la devise même de la philosophie. Croire sans preuve, ou croire sans comprendre, paraissent tout au plus pour la raison humaine deux différentes manières d'abdiquer.

Ces lieux communs ne résistent pas à l'examen. Il ne s'agit pas, dans la science, d'atteindre où nous voulons, mais d'atteindre où nous pouvons. Il est sans doute de l'essence de la philosophie de ne rien croire sans preuve; mais quand une fois l'existence d'un être est prouvée, renoncerons-nous à croire à cette existence, sous le prétexte que la nature de cet être nous est incompréhensible? Si, après avoir démontré Dieu, nous pouvions arriver à le comprendre, nous dirions que nous savons que Dieu est, et que nous savons quel il est. Si, au contraire, après l'avoir démontré, nous reconnaissons que nous ne pouvons pas le comprendre, nous devons dire que nous savons qu'il existe, et que nous ne savons pas quelle est sa nature'. Ces données sont si simples et si naturelles, qu'en y réfléchissant on a peine à s'expliquer ces prétentions d'omniscience affichées par certaines écoles'.

1. « On peut bien connaître l'existence d'une chose sans connaître sa nature. » Pascal, Pensées; édit. Havet, p. 145.

2. « C'est une chose étrange, qu'ils ont voulu comprendre les principes des choses, et de là arriver à connaître tout, par une présomption aussi infinie que leur objet. » Pascal, Pensées; édit. Havet, p. 8.

Il faut d'ailleurs se rendre clairement compte de ce qu'on doit entendre par ces mots : l'incompréhensibilité divine. On ne veut pas dire par là qu'il y ait quelque chose dans la nature de Dieu de contraire à la raison; on ne veut pas dire, non plus, qu'il n'y ait absolument rien dans la nature de Dieu que la raison puisse connaître1. « Je puis toucher une montagne, dit Descartes, quoique je ne puisse l'embrasser. »>

Dieu n'est pas contraire à la raison : il lui est supérieur. Il est incompréhensible à la raison : il ne lui est pas entièrement inaccessible.

Comprendre qu'une chose est contraire à la raison, et cependant l'admettre, c'est renoncer à la raison et à la philosophie; comprendre qu'une chose est au-dessus de la raison, c'est seulement reconnaître qu'il y a des bornes à la raison et à la philosophie2.

Soutenir que Dieu est entièrement inaccessible à la raison, ou, en d'autres termes, que nous ne connaissons rien de lui, sinon qu'il existe, ce serait rendre tous nos raisonnements inutiles, en les faisant aboutir à un nom qui n'exprimerait rien pour notre pensée; mais nous pouvons connaître certains attributs de Dieu, et certains de ses actes, sans avoir le droit

1. « Lorsque Dieu est dit être inconcevable, cela s'entend d'une pleine et entière conception, qui comprenne et embrasse parfaitement tout ce qui est en lui, et non pas de cette médiocre et imparfaite qui est en nous, laquelle néanmoins suffit pour connaître qu'il existe. » Descartes, Réponse aux deuxièmes objections.

2. Leibnitz, Nouveaux Essais sur l'entendement humain, liv. IV, chap. x.

pour cela de dire que nous comprenons sa nature. La religion catholique, qui admet l'incompréhensibilité de Dieu, admet en même temps que Dieu est infiniment intelligent, infiniment bon, infiniment puissant, qu'il a créé le monde et qu'il le gouverne; et cependant personne n'a jamais reproché cela comme une contradiction à la religion catholique'.

Dieu est-il le seul être dont nous affirmions l'existence, et dont nous ne comprenions pas la nature? N'est-il jamais arrivé, par exemple, aux sciences physiques de constater un phénomène longtemps avant d'en trouver l'explication? N'y a-t-il pas, à l'heure qu'il est, des phénomènes très-connus que personne n'a expliqués, et qu'on désespère d'expliquer jamais? Si, dans la nature elle-même, c'est-àdire dans ce qui est nécessairement limité et imparfait, nous reconnaissons l'existence de véritables mystères, insondables à la raison humaine, par quelle aberration voudrions-nous que l'être parfait n'eût point d'abîmes pour notre pensée1?

1. « Dieu est un esprit infini, éternel, incompréhensible, qui est partout, qui voit tout, qui peut tout, qui a fait toutes choses de rien, qui gouverne tout par sa sagesse.» Bossuet, Catéchisme de Meaux, leçon 1.

2. « L'incompréhensibilité ne nous empêche pas de croire même des vérités naturelles; par exemple, nous ne comprenons pas la nature des odeurs et des saveurs, et cependant nous sommes persuadés par une espèce de foi que ces qualités sensibles sont fondées dans la nature des choses, et que ce ne sont pas des illusions. >> Leibnitz, Discours de la conformité de la raison et de la foi, S 41.

Qu'est-ce que comprendre? On ne se rend pas compte de ce mot; il dit beaucoup. Je suis presque le maître de ce que je comprends; j'en sais le secret. Une chose que j'ai comprise n'a plus d'obscurités pour moi, je puis la décrire et l'expliquer; elle est, pour le moins, à mon niveau.

Comprendre un raisonnement, c'est saisir le lien qui, de ses diverses parties, fait un tout. Mais qu'est-ce que comprendre un être?

Voici une montre tout le monde sait que c'est une machine destinée à produire un mouvement régulier. Savoir cela, c'est savoir qu'il y a des montres; pour comprendre ce qu'elles sont, il faut que je suive le mouvement depuis l'aiguille jusqu'au ressort, que je me rende compte de l'action de tous. les rouages, et que je voie en quelque sorte tous les mouvements sortir d'un mouvement unique, comme les conséquences sortent de leurs principes.

Mais le premier mouvement, qui est cause des autres, est-ce que je le comprends? Et la transmission des mouvements d'un corps à un autre, est-ce que je la comprends? Sans aller si loin, est-ce que je comprends le mouvement lui-même? Je le connais, je suis familier avec lui, il ne me cause aucun étonnement, je n'ai pas coutume de me demander en quoi il consiste tout cela est vrai, et il est également vrai qu'après l'avoir décrit, ce qui est presque toujours facile, je me trouve hors d'état de l'expliquer, et à plus forte raison de le comprendre.

Pour certains hommes, expliquer, c'est tout uniment décrire; pour d'autres plus savants, c'est généraliser; pour d'autres enfin, les plus intelligents, c'est rattacher l'effet à la cause. Mais tout cela n'est pas comprendre, et personne ne comprendra jamais pourquoi une cause produit un effet; c'est beaucoup de savoir qu'elle le produit.

On peut se donner le spectacle de l'ignorance humaine dans la science humaine'. Un physicien qui voit tomber des corps se croira avec raison très-supérieur au vulgaire, parce qu'il sait le rapport de la vitesse à la masse. Qu'est-ce que ce rapport? C'est une généralisation, et conséquemment un fait; ce n'est pas une explication. Pour expliquer la chute des corps, après l'avoir mesurée et décrite, on a recours à l'hypothèse de la gravitation et de l'attraction. La découverte de cette hypothèse est un trait de génie, mais enfin l'attraction n'est encore qu'un fait, auquel se rattachent d'autres faits. Pourquoi cette attraction? qu'est-elle? nous l'ignorons. Nous la devinons, nous l'affirmons, mais nous ne saurions la comprendre.

Il en est de même en chimie. Retrouver les corps

1. « Les religions positives imposent la croyance au mystère. C'est qu'en effet, l'incompréhensibilité d'un dogme n'est pas une raison suffisante pour le rejeter; ne pas comprendre un dogme, c'est tout simplement ne pas apercevoir la possibilité de son objet. Personne ne comprend la reproduction de la matière organique, et personne ne refuse d'y croire. » Kant, Critique de la religion, III partie, ad finem.

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