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J'ai auprès de moi un casier. Ce casier, dans l'une de ses cases, renferme un carton. J'ôte ce carton de cette case, et je le remplace par un autre. La case dont il s'agit vient de passer, en quelque sorte, par trois conditions différentes : d'abord elle contenait un certain carton; puis elle a été vide, et enfin elle a contenu un autre carton. Ainsi la case, par rapport aux cartons, est un contenant; elle peut être pleine ou vide; elle peut recevoir tel objet ou tel autre, à condition que les dimensions de cet objet le permettent. Cette case, qui est un objet réel, que je vois et que je touche, et dont je puis déterminer la dimension, joue ici exactement le rôle de l'espace avec cette seule différence que je ne vois pas l'espace et que je ne lui connais pas de limites.

Ainsi, supposons qu'au lieu d'être dans une case, le premier carton fût seulement placé sur une table à côté de moi. Je l'ôte de cette place il me semble que la place qu'il occupait subsiste, prête à le recevoir de nouveau, ou à recevoir tout autre objet, quelle qu'en soit la nature. Elle était pleine, et elle est vide; mais, pleine ou vide, il semble qu'elle soit quelque chose.

On peut dire si l'on veut qu'une place n'est jamais vide, au moins sur cette terre, et dans ce qu'on pourrait appeler nos environs, parce qu'aussitôt qu'on en a tiré l'objet qui l'occupait, l'air la remplit; mais il n'en est pas moins vrai que ce phénomène si commun du déplacement d'un objet me

donne l'idée de plein et de vide, et l'idée de quelque chose qui contient les corps, et qui, lorsqu'il ne les contient pas, est apte à les contenir. C'est ce que j'appelle l'espace.

Le voilà nommé, et à peu près défini; et voilà aussi l'origine de l'idée que j'en ai. Constatons que cette idée est fort indigente, et que, quand j'ai dit : « C'est l'idée de quelque chose qui contient ou peut contenir des corps, » j'en ai dit tout ce que je peux dire. Si j'essaye d'aller plus loin, je ne ferai plus que des négations. Ce quelque chose n'est perceptible à aucun de mes sens; ce quelque chose n'a aucune figure; il n'a aucune dimension; ses parties, s'il en a, ne diffèrent point les unes des autres; sa capacité de contenir, la seule chose que je sache de lui, est parfaitement indifférente à la nature de l'objet contenu. Voilà à coup sûr une réalité qui diffère beaucoup de toutes les autres.

Or, dans ce monde, il n'y a que trois manières d'être quelque chose. On est une substance, ou une qualité, ou un rapport. En d'autres termes, nous concevons des individus, les diverses qualités des individus, et les divers rapports que ces individus ont entre eux et les qualités entre elles. Vous chercherez vainement quelque objet de la pensée en dehors de ces trois termes.

L'espace est donc ou un individu, ou une qualité, ou un rapport. Il semble presque puéril d'avertir que ce n'est pas un individu; et cependant, la plu

part du temps, on en parle comme s'il l'était. Un individu est un esprit ou un corps; l'espace n'est ni corps ni esprit. Un individu a des qualités; l'espace n'en a pas, et ne peut pas en avoir, car nous le concevons expressément comme ce qui peut recevoir toutes les qualités. Ainsi ce n'est pas un individu, une substance. Est-ce une qualité? Ce n'est pas une qualité spirituelle, assurément. Et comment seraitce une qualité corporelle, puisque nous avons vu qu'il ne tombe sous aucun de nos sens? L'espace ne peut être la substance d'une qualité, et il ne peut pas davantage être la qualité d'une substance, sans quoi y aurait quelque qualité ou quelque objet qu'il ne pourrait contenir, à savoir, la qualité contraire à la sienne, ce qui est contre la définition. Il reste qu'il soit un rapport, ou qu'il ne soit rien. Et, en effet, l'espace est un rapport, et n'est que cela.

il

Leibnitz, qui, dans sa discussion contre Clarke, a fait au temps et à l'espace, considérés comme des êtres réels, une guerre victorieuse, s'est servi contre eux du principe de raison suffisante, et du principe des indiscernables. Voici ses deux argu

ments :

Supposons pour un moment que l'espace existe, et que Dieu ait placé le monde dans un coin de cet espace cela est contre le principe de raison suffisante, car l'espace étant partout semblable à luimême, Dieu n'aura pu avoir aucune raison de le mettre où il l'a mis plutôt qu'ailleurs.

L'hypothèse même de l'existence de l'espace est absurde, en vertu du principe des indiscernables; car les parties de l'espace étant par définition semblables entre elles, il faudrait supposer que Dieu a fait deux choses absolument semblables, ce qui est absurde. Dieu ne peut pas agir pour rien, agendo nihil agere1.

La conclusion de Leibnitz est que l'espace est l'ordre des coexistences, comme le temps est l'ordre des successions 2.

S'il n'y avait pas de corps, que serait l'espace? Il ne serait rien. Il serait simplement possible, parce que les corps eux-mêmes seraient possibles. Il ne devient réel que quand les corps sont produits, parce qu'il n'existe que relativement aux corps, et qu'il n'est qu'un rapport entre les corps.

On dit d'un corps qu'il est au-dessus ou au-dessous d'un autre; qu'il est devant, derrière, à côté, à droite, à gauche. Pour que ces qualifications soient intelligibles, il est clair que l'espace vide ne suffit pas; il faut qu'il soit occupé, et même qu'il le soit par deux corps différents; car toutes ces expressions ne désignent que la relation d'un corps avec un autre.

Il semble au premier abord qu'il y a au moins une qualification dont l'espace est susceptible par luimême, et que par exemple on peut dire de lui,

1. Controverse entre Clarke et Leibnitz, quatrième écrit de Leibnitz, § 5 sqq.

2. Ibid., troisième écrit de Leibnitz, S 4.

même lorsqu'il est vide, qu'il est grand ou petit. Mais, si l'on y prend garde, toute appréciation de la grandeur d'un espace suppose une comparaison actuelle ou antérieure avec la grandeur d'un corps. C'est parce que nous avons l'idée d'une différence de dimension entre les corps que nous nous faisons par abstraction l'idée d'une différence de dimension dans l'espace.

Voici un bâton d'un mètre de longueur. On demande s'il est long ou petit: question absurde. Il est long, si on le compare à un bâton d'un décimètre ; il est petit, si on le compare à un bâton de deux mètres. Une grandeur, ou, ce qui est la même chose, un espace, ou, ce qui est la même chose, un rapport, n'est et ne peut être que le résultat d'une comparaison. Changez les termes de la comparaison, le rapport change. Supprimez un des termes, le rapport est nul. S'il n'y avait au monde qu'un seul corps, ce corps ne serait ni grand ni petit. C'est pourquoi on ne sait ce qu'on veut dire quand on demande pour quelle raison Dieu n'a fait le monde plus grand; car du moment qu'il n'y a qu'un seul monde, il n'est ni grand ni petit. Mais, dans ce monde, il y a de grandes parties et de petites, parce qu'il y a plusieurs parties et qu'elles peuvent être comparées.

pas

Aucun homme n'a trois mètres de hauteur. Supposons que Dieu, par sa volonté souveraine, donne à un homme une taille de trois mètres, tout le reste

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