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demeurant ce qu'il est : cet homme est un géant, un monstre. Supposons que Dieu augmente à la fois tous les hommes dans la même proportion, sans rien changer aux autres êtres : l'harmonie de la nature est troublée. Mais si du même coup, par le même acte, il augmente proportionnellement tous les êtres, qu'y aura-t-il de changé? Rien absolument, pas même la dimension des êtres. Si aucun rapport n'est changé, aucune grandeur n'est changée. Ainsi, encore une fois, la grandeur, et l'espace qui est une grandeur abstraite, ne sont que des relations.

Nous connaissons les dimensions de deux façons, par la vue et par le tact. L'expérience nous apprend à établir une relation entre la dimension aperçue et la dimension touchée, et à juger de l'une par l'autre. Si aujourd'hui Dieu disposait notre œil de manière à nous faire voir toutes les dimensions doubles, nous nous apercevrions du changement par le souvenir; mais s'il eût fait cette disposition dans notre œil dès la première fois que nous avons vu, toutes nos impressions, malgré cette différence, seraient les mêmes qu'elles sont aujourd'hui. En un mot, en fait de grandeur, il n'y a, il ne peut y avoir de vrai que la proportion.

Les mêmes réflexions s'appliqueraient au temps. Le temps est l'ordre de succession, comme l'espace est l'ordre de contiguïté.

S'il n'y avait pas de grandeur, il n'y aurait pas

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d'espace. S'il n'y avait qu'une grandeur, il n'y aurait pas encore d'espace. S'il naît une seconde grandeur, la comparaison est possible, et aussitôt naît l'idée d'espace, et pour ainsi dire l'espace lui-même.

Si tout était immobile, il n'y aurait pas de temps. Si tout se mouvait à la fois, dans le même ordre, il n'y aurait pas encore de temps; mais qu'une seule chose se meuve, une autre restant immobile, alors le temps existe.

il

Et même nous nous exprimons mal en supposant une seule grandeur, un seul mouvement uniforme. Sans comparaison, et par conséquent sans dualité, n'y a ni grandeur, ni mouvement, ni temps, `ni espace.

:

L'habitude, plus commune qu'on ne pense, de réaliser les abstractions, fait que l'on suppose un temps et un espace indépendants de la dualité. On dit «Avant qu'il y ait une étendue, ou une dualité, il faut un espace capable de la contenir; et avant qu'il se produise un changement, il faut un temps capable de le contenir. » Mais c'est une double erreur. Ce temps et cet espace vides seraient tout simplement le néant. Ni l'espace ni le temps ne sont des contenants réels. C'est dans notre pensée que nous leur faisons jouer ce rôle de contenants, parce que nous concevons des espaces fictifs et des durées fictives, mesurés par d'autres étendues et d'autres mouvements. Et si l'espace manque au développement d'un

corps, ou le temps à son histoire, ce n'est pas en réalité que le temps ou l'espace fassent défaut, car ils ne sont rien; c'est que quelque autre corps vient restreindre l'expansion du premier. Nous parlons mal, et par suite nous pensons mal. Nous nous créons deux fantômes, dont nous sommes ensuite accompagnés à toute heure. La philosophie devrait nous apprendre à avoir horreur du vide, comme on le disait autrefois de la nature. Le temps et l'espace, considérés indépendamment des corps, ne sont que les deux formes du vide; ou, disons mieux, c'est un pur néant.

Le temps et l'espace ont une parenté étroite. Ils diffèrent entre eux comme la longueur et l'épaisseur; ce sont les deux dimensions d'une même idée. Ce qui engendre l'espace, c'est l'étendue; ce qui engendre le temps, c'est le mouvement. Donc l'un et l'autre sont engendrés par la dualité; car l'étendue et le mouvement sont compris dans ce terme commun: la dualité, ou la forme la plus simple de la multiplicité.

Ainsi, point d'idée de temps et d'espace, sans l'idée de dualité; et point de temps ni d'espace, sans dualité. Tout ce qui tombe dans le temps et dans l'espace implique dualité, mobilité, divisibilité, différence. La langue de la métaphysique, chez les Grecs, ne distinguait pas entre ces mots : la matière, le multiple, le mobile, l'indéfini, l'imparfait; et dans sa précision pleine de sens, elle appelait la matière, l'autre ou le divers par excellence. Platon, Aristote

disaient le même et l'autre, ou bien l'immuable et le mobile; comme nous dirions aujourd'hui : Dieu et le monde.

Le temps et l'espace n'étant, comme nous l'avons vu, que des relations, il n'est pas étonnant qu'on se trouble et qu'on se perde dans ses pensées quand on veut raisonner sur leur nature, comme s'ils étaient des êtres réels, des contenants. On trouve en eux trois difficultés principales: l'une en les divisant, parce qu'ils s'amoindrissent jusqu'à l'infiniment petit; l'autre en les multipliant, parce qu'ils croissent jusqu'à l'infiniment grand; et la troisième en les isolant, parce qu'une fois qu'on les considère en faisant abstraction du monde, on est tenté de les déclarer in. l'absence nécessaire de limites. Examinons à ce triple point de vue la doctrine étrange de la réalité métaphysique du temps et de l'espace.

finis par

L'hypothèse de la divisibilité à l'infini a rempli de sophismes célèbres l'histoire de la philosophie. Si l'étendue est divisible à l'infini, toutes les dimensions sont égales, dit-on, car elles ont toutes le même nombre de parties; ou plutôt les parties contenues dans une grande étendue, et les parties contenues dans une petite étendue, sont également incommensurables.

Si l'on inscrit un carré dans un cercle, il n'y a aucune raison de soutenir que le cercle contient plus de parties que le carré.

Les parties de l'étendue divisible étant elles-mêmes

divisibles à l'infini, on ne peut dire de quoi se compose une étendue. Il n'y a que l'indivisible qui puisse servir à composer une grandeur.

Se jette-t-on, pour échapper à la difficulté, dans l'hypothèse des indivisibles? On n'y gagne rien. En effet, qu'est-ce qu'une unité indivisible?

Qu'on l'appelle comme on voudra, l'unité, la monade, l'atome, le point, on n'en peut pas dire autre chose sinon qu'elle est indivisible et qu'elle engendre l'étendue, c'est-à-dire le divisible. C'est là sa définition, et cette définition contient une absurdité manifeste, si l'étendue est quelque chose de réel.

Mais, si l'étendue n'est qu'un rapport, la difficulté disparaît; car il faut deux termes pour qu'un rapport existe, deux points pour qu'il y ait une étendue ; et il n'en résulte pas que l'étendue se compose de ces deux points, ni que le rapport se compose de ces deux termes.

Il n'y a donc pas lieu de se préoccuper de tous les arguments de l'école, le Chauve, la Tortue, et des autres sophismes de cette espèce, qui étaient déjà connus du temps de Gorgias, et que Bayle a pris la peine de reproduire1.

Tous ces raisonnements, qui engendrent tant de difficultés, ne sont pas seulement bâtis sur la pointe

1. « Il est fâcheux, dit Pascal, de s'arrêter à ces bagatelles; mais il y a des temps de niaiser. » De l'esprit géométrique, édit. Havet, p. 455.

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