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Bien plus, elle consentirait à rester (hélas! ces pauvres grands artistes sont si peu sûrs d'eux-mêmes), que ses amis ne le voudraient pas, moi à leur tête. C'est donc, à tout prendre, encore deux mois de résignation et de patience pour les malheureux que ce grand règne inquiète. Deux mois, c'est bien peu pour les rivalités haineuses; cela passe si vite, en effet! Rien qu'un soir, par semaine, rien que trois à quatre heures pour chaque soir! Elle, cependant tant elle a poussé loin l'admirable et inépuisable coquetterie de son talent-elle redouble de grâce, d'esprit, de vivacité, de jeunesse; elle accable ses amis et ses ennemis de toutes ses qualités charmantes; elle ranime d'un souffle puissant les vieux chefs-d'œuvre qui vont disparaître avec elle! Jamais, non, jamais, vous ne l'avez vue, vous qui l'avez bien vue, plus correcte, plus ingénieuse et plus franchement aimable; ainsi, toute seule, elle se défend à outrance; elle comprend qu'elle va succomber, mais elle succombera, comme le gladiateur, dans toute l'énergie de la victoire; seulement, en tombant dans cette noble arène, illustrée par elle, elle pourra dire, elle aussi, son: niscitur Argos!

Remi

Oui, en effet, elle se souvient, ainsi vaincue par une force irrésistible, de ses jours tout-puissants de triomphe et de victoire; elle se souvient de l'enthousiasme universel, elle se souvient de ses créations splendides, quand elle faisait, de rien quelque chose: une comédie d'un vaudeville, un membre de l'Institut de quelque faiseur de mauvais vers; elle se souvient de la joie, de la bonne humeur, de l'applaudissement du parterre; elle se rappelle tous les triomphes entassés là, à ses pieds: ce théâtre glorifié, cette scène agrandie, et les vrais Dieux venant au-devant d'elle, les mains chargées de couronnes. Voici l'heure pourtant, où il faut renoncer à toutes ces conquêtes; il faut abandonner ce vaste royaume! Il est venu enfin le dernier jour! Et cependant voyez-la sourire encore, entendez-la parler, de cette voix divine qui sait le chemin de tous les cœurs; voyez-la se parer avec cette science naturelle que tant de femmes ont révée! Pauvre femme! Quel courage! quelle résignation! quelle abnégation! Et pour quoi, et pour qui?

Mais aussi, dans cette foule attentive et studieuse du ThéâtreFrançais venue, chaque soir pour l'entendre, quand elle parait,

cette femme illustre entre toutes les femmes qui appartiennent aux beaux-arts, l'émotion est générale, le silence est profond, l'attention est unanime. Chacun se dit tout bas : C'est peut-être la dernière fois que je vais l'entendre! Rappelez-vous le dernier ami que vous avez quitté. Vous l'avez accompagné en silence sur le bord de la mer : l'heure du départ est arrivée, le ciel est noir, la mer rugit au loin, le frèle esquif se balance d'une façon formidable, votre ami reste calme, il vous tient la main dans les siennes, il vous la serre, il vous regarde avec assurance, il vous sourit une dernière fois; vous, cependant, vous avez la mort dans le cœur. Tels sont les derniers et limpides sourires de mademoiselle Mars.

Ce soir-là, le jour du crime, elle avait donc joué son rôle de Célimène dans le Misantrope. C'est le rôle de la grande comédie qu'elle aime le plus et qu'elle joue le mieux, peut-être. Elle a en elle-même tous les instincts de la vieille société française, depuis longtemps éteinte, et qu'elle n'a pu deviner qu'à force de goût, d'élégance et de génie. Ce rôle de Célimène est fait d'ailleurs à la taille de mademoiselle Mars. Ironie, malice, gaieté, causerie vivante, parole animée, bonne grâce parfaite, tout est là. Dans ce beau drame de la coquetterie aux prises avec l'honneur d'un galant homme, Célimène est seule, sans autre défense que son esprit, sans autre protection que sa beauté. Autour de cette jeune femme se sont donné rendez-vous tous les oisifs de la cour. On vient, tout exprés chez cette beauté à la Mode, pour la voir, tout exprès pour l'entendre; elle, de son côté, elle ne songe qu'à montrer beaucoup d'esprit et un charmant visage; quant au cœur, peu lui importe! Ces beaux jeunes messieurs s'inquiètent bien du cœur de Célimène ! Ils en veulent à l'éclat que cette jeune femme peut leur donner dans le monde, et non pas à son amour. Ni les uns ni les autres ne songent même à posséder cette belle; ce qu'ils veulent avant tout, c'est une bonne parole et devant témoins; c'est un tendre regard, en public; ce sont des lettres qu'ils puissent montrer à tout venant; et quant au reste, le reste viendra, si veut Célimène. Et justement voilà pourquoi Célimène, fidèle au rôle qu'elle s'est imposée, est si prodigue envers les uns et les autres de bonnes paroles, de tendres regards, de billets doux; là est sa force, et elle a besoin d'ètre forte pour se défendre.

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C'est à proprement dire l'histoire de mademoiselle Mars, avec le parterre de ce temps-ci.

Seulement, dans cette foule brodée de l'OEil-de-Bœuf qui bourdonne incessamment à son oreille, parmi ces jeunes et galants oisifs qui font l'amour pour s'en vanter, et qui se parent d'une maîtresse nouvelle, comme d'un justaucorps à brevet, Célimène finit par découvrir le plus honnête des gentilshommes, le plus vrai des amoureux. Rare esprit, âme plus rare encore; âme tendre et forte qui n'a peur de rien, pas même du ridicule; dévouement sincère, amour passionné, bonne foi complète, Alceste, en un mot. Que n'a-t-on pas dit d'Alceste! On ferait des volumes rien qu'avec les conjectures dont il a été l'objet. Ni le roman intime (feu le roman intime, faudrait-il dire), ni feu le drame moderne, toujours escortés de quelques héros mystérieux sans explication et sans nom, et tout noir, n'ont jamais préoccupé la curiosité et la sagacité du lecteur, autant que l'a fait ce bel Alceste, créé tout exprès et mis au monde par Molière, quand Molière voulut dire à tous et à chacun, enfin, les plus secrètes pensées de son esprit et de son cœur. Ajoutez cette différence entre les mystères solennels de Molière et les futiles mystères du drame et du roman, comme on les fait de nos jours; une fois que vous avez soulevé le sombre manteau du romancier ou du dramaturge, vous êtes au fait de son œuvre :

<< N'est-ce que cela?» dites-vous avec dédain et pitié, en rejetant le manteau sur le cadavre du héros; au contraire l'énigme transparente de Molière, après tant d'explications de tout genre, reste encore inexpliquée. Quelle est, je vous prie, votre opinion sur Alceste? D'où vient-il, ce gentilhomme qui ne sait ni flatter, ni mentir, ni rien céder à pas une des nombreuses exigences de la vie de chaque jour? Que vient-il chercher dans ce monde de courtisans, de flatteurs, de beaux esprits, de grandes coquettes, de futiles amours, d'intrigues folles, et pourquoi donc cet amoureux s'est-il épris de cette coquette? Dans ce grand xvII° siècle, où tout était à sa place, les hommes et les choses, comment se fait-il qu'Alceste seul ne soit pas à la sienne? Et si, en effet, ce n'est là qu'un gentilhomme dans sa sphère véritable, s'il est habitué, depuis longtemps, à vivre ainsi au milieu des élégants mensonges de la cour, d'où lui vient cet emportement subit? Pourquoi tant de colère à

tout propos, et justement, ce jour-ci, où il est en cause devant le Parlement et chez Célimène?

Au contraire, Alceste, s'il n'est entré dans le salon de Célimène qu'en passant et par hasard, de quel droit, je vous prie, vient-il dire à chacun ces vérités inattendues? De quel droit adresse-t-il, à ces futiles gentilshommes, des leçons que pas un ne lui demande? Et cependant l'acteur, placé entre ces deux extrêmes, redoutant également d'être trop brusque, c'est-à-dire de paraître mal élevé, ou de paraître trop facile à vivre, c'est-àdire de rien retrancher de la rudesse et de l'indignation de son personnage, l'acteur, entre ces deux excès, reste bien empêché. Il hésite, il se trouble, et pour trop approfondir ce grand rôle, il va tantôt trop loin, tantôt il s'arrête en chemin; c'est véritablement là un grand malaise. Après quoi, s'il demande à ceux qui peuvent le savoir ce qu'on faisait avant lui et comment cela se jouait? les plus habiles lui répondent qu'ils n'en savent rien; qu'en ceci chaque comédien est resté le maître de se montrer tout à fait comme un grand seigneur qui fronde, et de très-haut, les vices de l'espèce humaine, ou tout à fait comme un philosophe qui s'en attriste. Ainsi, le comédien Molé se montrait dans ce rôle comme le représentant des vieilles mœurs, des vieux usages, de l'obéissance et du respect depuis longtemps établis. Il était avant tout le philosophe qui gourmande ses disciples; chez lui le dédain venait de la vertu. Fleury, au contraire, était avant tout un gentilhomme; en Fleury, même sous l'habit et le cordon bleu de duc et pair, on reconnaissait le marquis; il était railleur, malin, fat admirable, et c'est justement pourquoi il n'a jamais été grand dans le rôle d'Alceste. Alceste dédaigne l'esprit et l'ironie, et c'est bien malgré lui si parfois il s'en sert.

Voilà ce que disent nos maîtres, les critiques qui ont vu, qui se souviennent et qui regardent, à la fois, dans le présent et dans le passé. Pour nous, nous ne pouvons que parler de ce que nous avons vu et entendu. Fleury lui-même, le dernier des marquis, depuis longtemps, était mort quand notre tour est arrivé de faire de la critique. Il faut donc que nous et notre critique nous nous contentions de Menjaud, de Firmin. Firmin, à tout prendre, comprenait le rôle d'Alceste. Il y avait mis tous ses soins, toute sa patience et tout son bon sens. Il portait à merveille l'habit habillé

que personne ne porte plus guère, depuis que nous sommes tous devenus les égaux de nos supérieurs. Il indiquait toujours, et trèsfidèlement, ce qu'il faudrait faire; il ne le faisait pas toujours. Notez bien que ce n'était pas la force qui manquait à Menjaud, c'était la patience. Il avait tant de hâte d'arriver au but, qu'il l'outre-passait, alors notre homme, comprenant sa faute, s'impatiente outre mesure. Sa mémoire s'arrête et aussi son regard. Il prend un air malheureux qui fait peine à voir; il se trouble, il hésite, il est prêt à vous dire en frappant du pied, comme cet amateur homme d'esprit qui, jouant le rôle d'Alceste, prit la fuite au beau milieu du rôle en s'écriant: Ce n'est pas ça!

Quant à mademoiselle Mars, est-il besoin de vous dire... oui, certes, il est besoin de répéter que, d'un bout à l'autre de son rôle, mademoiselle Mars était charmante, alerte, animée, agaçante, éloquente; c'était merveille de l'entendre, et merveille de la voir attentive à toutes choses, vive à la repartie, hardie à l'attaque, railleuse toujours, passionnée quelquefois, forte contre tous, faible seulement contre Alceste: jamais la comédie n'a été jouée avec cette inimitable et incroyable perfection.

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La dernière fois qu'elle joua ce grand ròle avant son départ, elle obéissait à une demande collective que les colléges de Paris lui adressaient, chaque année, le jour de Saint-Charlemagne, et jamais elle ni Talma, n'avaient rien refusé à la pétition qui commençait assez souvent, par cette phrase à grand orchestre. << Madame (ou Monsieur) vous qui avez vu, à vos pieds, un parterre de rois!» Donc ce jour-là le parterre se composait, en grande partie, de la génération naissante qui célébrait la SaintCharlemagne, la fête des écoliers. Ils venaient, eux aussi, saluer la grande comédienne. De là, grand tapage dans les entr'actes, bruyantes clameurs, interjections puissantes, restes éloquents du déjeuner solennel; mais, une fois l'actrice en scène, pas un souffle. Ces beaux jeunes regards s'arrêtaient, tout émus, sur cette femme qu'ils ne devaient plus revoir. O la jeunesse ! la jeunesse il n'y a qu'elle pour comprendre les grands artistes, pour les aimer, pour les applaudir, pour se prosterner aux pieds des chefs-d'œuvre ! O la jeunesse ! sans haine, sans envie, et sans colère, et sans menace, au contraire, toute remplie d'enthousiasme et d'honnête passion!

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