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général beaucoup plus que n'en savent les drogmans dont usent les voyageurs. Il avait de l'esprit, et un esprit naturellement enjoué, mais sa gaieté n'éclatait que par éclairs. Elle était habituellement comprimée par une préoccupation visible, et il arrivait souvent qu'au milieu d'une conversation animée, son front se rembrunissait et que le rire se glaçait tout à coup sur ses lèvres. Il retombait alors dans un morne silence dont on avait peine à le tirer. Evidemment, c'était un homme déclassé, un homme poursuivi par le chagrin ou par le remords. Il y avait là un mystère, et c'était justement ce mystère qui, en éveillant notre curiosité, excitait notre sympathie.

Tout en dessinant la mosquée d'Orta-Hissar, nous causions un jour, M. de Brémond et moi, de nos courses aux environs de Constantinople. J'en vins à lui raconter une excursion matinale à Kadi-Keuï, pendant laquelle j'avais joui du magnifique spectacle de la pointe du sêrail, de l'entrée de la Corne d'Or, de Sainte-Sophie et de la mosquée Sultan-Achmet, sortant peu à peu d'un brouillard doré par le soleil d'Orient. Sâti était assis derrière nous sur la margelle d'un puits. Au beau milieu de ma tirade admirative, il se rapprocha de moi, prêtant très-manifestement attention à ce que je disais, quoiqu'il ne pût le comprendre, car il ne savait pas le français. Je n'avais pas encore fini, mais j'avais laissé ma phrase suspendue, comme il arrive lorsque, parlant le crayon à la main, on rencontre une difficulté d'exécution qui

absorbe l'intelligence, quand Sâti intervint dans la conversation :

-Leurs seigneuries ont été à Kadi-Keuï? dit-il avec un embarras que la simplicité de la question n'expliquait nullement.

- Oui, fis-je, en éloignant mon papier, et en ineli-nant la tète comme pour étudier mon effet, mais en réalité pour observer Sâti à la dérobée. Est-ce que vous le connaissez ?

Oh! beaucoup...... c'est-à-dire que j'y ai été quelquefois.

Je laissai exprès tomber le discours. Le pauvre Sâti n'y tint pas.

- C'est une bien belle ville, reprit-il en poussant un soupir.

Vous voulez dire que du rivage on a une très-belle vue, car la ville est fort maussade.

- Ah! Excellence, il y a à Kadi-Keuï de bien jolies filles.

Une surtout, n'est-ce pas, Sati? s'écria malignement M. de Brémond, qui jusque-là n'avait pas paru. prendre garde à ce qui se disait à quelques pas de lui.

Nous nous retournâmes tous deux pour regarder la figure de notre drogman. Il était pàle, et cherchait en vain à cacher son émotion. Il ne répondit rien, détourna la tète, et regagna tristement sa première place. Il était clair qu'il ne se souciait pas de pousser plus loin ses

confidences, et qu'il y aurait eu de la cruauté à lui faire subir un interrogatoire.

Au bout de quinze jours nous avions vu et revu Trébizonde, son rivage rocheux et dentelé, son vieux monastère, asile d'un empereur, ses mosquées bicolores, son enceinte de tours, ses ravins ombreux, les bois de cyprès de ses cimetières; nous avions gravi les pentes accidentées des montagnes auxquelles elle s'appuie; nous étions même allés jusqu'à Gevislik sur la route de Perse; nous avions admiré vingt fois au moins les brillants et harmonieux effets de lumière que présente soir et matin l'horizon du côté de la Circassie; nous étions blasés sur les hauts turbans négligemment enroulés et sur les vestes à manches ouvertes et flottantes des hommes, sur les masques en crin noir et sur les épais yaschmaks des femmes; sur la vertueuse terreur que nous leur inspirions, sentiment qu'elles exprimaient en prenant la fuite à notre approche, ou en collant contre la muraille leur visage déjà voilé pendant que nous passions près d'elles. Un bateau à vapeur de la compagnie autrichienne devait bientôt arriver et repartir immédiatement. Nous annoncames notre prochaine séparation à Sàti. Il témoigna un vif regret de ne pouvoir nous accompagner à Constantinople.

Le jour même de notre départ, comme je terminais mes paquets tandis que M. de Brémond était allé achever un croquis, Sâti revint sur le chagrin qu'il éprouvait de rester en arrière. Son sentiment était trop vif pour être

attribué à la seule rupture des bons, mais éphémères rapports que nous avions eus ensemble. Plusieurs fois il avait ouvert la bouche comme pour ajouter quelque chose à l'expression répétée de sa peine, mais n'avait pas osé articuler une seule syllabe. Moitié compassion, moitié désir de percer le secret de sa situation, je vins à son

secours.

Puisque vous avez si grande envie de venir à Constantinople, lui dis-je, venez en même temps que nous sur la Marianne. Ce que vous venez de gagner à notre service est plus que suffisant pour payer votre passage.

Sans doute, Excellence, me répondit-il avec découragement, mais j'avais des dettes qu'il fallait bien acquitter. Dieu ait pitié de moi...! mais je ne suis pas un voleur.

L'accent avec lequel furent prononcées ces dernières paroles disait assez que la tristesse ordinaire de Sâti était l'effet d'un remords.

-

Que feriez-vous à Constantinople pour gagner votre vie? repris-je après un instant.

--

Ce que je fais ici, Excellence.

— Pas si facile que vous croyez, Sâti. Vous savez votre Trébizonde depuis que nous vous l'avons montrée, mais Constantinople ne s'apprend pas en quelques jours. Vous y trouveriez d'ailleurs de nombreux et d'habiles con-

currents.

Oh! sur ce point, Excellence, je n'ai nul souci. Je

connais Constantinople comme un rat connait son trou.

- Seriez-vous de Galata, par hasard? Mais, au fait,: vous nous parliez l'autre jour de Kadi-Keuï avec l'admiration d'un natif.

Au nom de Kadi-Keuï, la figure de Sâti se bouleversa de nouveau. Il baissa la tête, après m'avoir jeté un regard que je n'oublierai jamais. Pour son malheur, je cédai à cette muette supplique.

Eh bien! lui dis-je, je vous emmène avec moi. Je paierai votre passage. Allez retenir votre place.

Aussitôt les nuages qui assombrissaient son front se dissipèrent comme par enchantement, et il me montra par le tremblement de sa voix et par les larmes qui mouillèrent sa paupière, la reconnaissance que ses lèvres ne pouvaient pas exprimer.

Quelques heures après, il s'embarquait avec nous sur un pyroscaphe du Lloyd. Aucun incident notable ne signala notre retour. Je remarquai seulement que la joie de Sati diminuait à mesure que nous approchions du but de ses désirs, et que loin de produire en lui aucun transport de bonheur, la vue du Bosphore, de Bouyoukderé et enfin de Top-Hana, le jeta dans une morne stupeur. Il était comme atterré.

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