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et fort honorable, mais il ne paraît pas qu'elle ait passé par les grandes charges de la république ; elle devait trouver sa gloire tout d'un coup en aboutissant à Salluste.

Le jeune Crispus passa sa première jeunesse dans Rome, et montra sur-le-champ, comme signe de sa nature, la double avidité des plaisirs et de la gloire; plus tard, il marqua Sylla du même caractère; voluptatum cupidus, gloriæ cupidior. Il désirait l'argent pour le répandre, et le métamorphoser en voluptés; il se précipita dans les jouissances de toutes sortes avec une frénésie qui ne s'y épuisait pas tout entière, car il embrassait la science et toutes les disciplines avec la même pétulance; ame indomptable, imagination effrénée, esprit juste, génie heureux, grande ame, vastes pensées, inextinguibles désirs, amour du beau, intelligence du vrai, soif des grandes actions et d'un illustre nom, mépris des petits devoirs et des régularités ordinaires, tel était Salluste à vingt ans.

Catilina conspirait; nous autres modernes nous n'avons jamais pu savoir pourquoi. C'était évidemment quelque chose de démocratique et qui sortait des souvenirs et de la cause de Marius; mais quel était le but du chef énergique et libertin qui menait l'entreprise? Était-ce de brûler Rome? d'égorger le sénat? d'assassiner tous ceux qui n'auraient pas conspiré? Les vainqueurs l'ont dit : les vaincus n'ont pas écrit. Il est difficile d'attribuer à un parti que ne répudiaient pas entièrement César et Crassus ces folles fureurs qui ne mènent à rien. Néanmoins la conduite de Catilina et son habileté nous semblent incriminées par l'abandon où le laissèrent les ambitieux les plus intelligens de la cause démocratique, César et Salluste. Ces deux jeunes hommes connaissaient Catilina et tous ses amis; même àge, même humeur, mêmes plaisirs; seulement le dictateur et l'historien futurs ne voulaient s'engager que dans une aventure féconde, persévéramment ourdie, vaste, enlaçant toutes les forces de Rome, et dans laquelle on se serait plutôt proposé de s'emparer de la république que de la bouleverser.

Crispus laissa donc Lucius conspirer seul, d'autant plus que déjà il méditait d'écrire l'histoire. Dans ce dessein, il sut s'attacher un grammairien d'Athènes, Ateius Prétextatus, qui professait l'éloquence dans Rome, et mérita le surnom de philologue. Le rhéteur grec écrivit pour son élève des annales romaines qui lui

déroulaient les choses saillantes et singulières. Décidément Salluste se vouait à l'histoire, et s'y préparait. Le barreau l'avait rebuté, et son dégoût fut si grand, qu'il se priva de cette voie facile et familière aux Romains pour arriver aux honneurs. Le génie de ce jeune homme l'emportait trop vivement ailleurs, et lui rendait trop intolérables les pratiques judiciaires. Le futur émule de Thucydide pouvait-il altérer sa concision merveilleuse, la rapidité divine de son esprit et de son style, les beautés et les formes si sveltes de son récit dans les répétitions et les détours de la faconde de l'avocat, dans les litiges de l'héritage, de la gouttière et de l'hypothèque? Salluste préféra l'ardeur des luttes politiques et s'y jeta de tout l'élan d'un talent audacieux, neuf, et qu'il n'avait pas encore prouvé à lui-même et aux autres. Un de ses amis, Clodius, avait entrepris de faire payer cher à Cicéron la précipitation irrégulière qui avait mis à mort les amis de Catilina; Cicéron s'était exilé; Clodius ne put faire durer long-temps cet exil; il fut contraint d'assister au retour de son ennemi et au bris des tables d'airain contenant les actes de son tribunat; il se retira quelque temps du premier plan des affaires; il renoua sourdement quelques intelligences avec Pompée dont la vanité se blessait de trouver Cicéron plus vain encore que lui; il poussait aussi Salluste au tribunat, se préparant de cette façon des appuis dans sa brigue de la préture. Salluste fut tribun du peuple en l'an 702 de la république, ayant pour collègues Q. Pompéius Rufus, T. Munatius Plancus, M. Coelius et Manilius Canianus.

Le consulat et la préture étaient la proie commune et toujours disputée des factions aristocratique et démocratique. Trois hommes se jetaient sur la pourpre consulaire pour se l'arracher, Milon, Hypsoeus et Scipion. La brigue fut portée au comble de la violence et de la prodigalité : le sang et l'argent coulaient à flots dans le forum. Les élections devenaient impossibles dans ce conflit de massacres et de corruption, et la république se trouva sans magistrats. Un entre-roi fut nommé. Cependant Milon, s'en allant à Lanuvium sa patrie où il était dictateur, pour l'installation d'un prêtre flamine, rencontra Clodius sur son chemin et ne put résister à la tentation et à la facilité de le tuer. Salluste, plein de colère et de douleur, se joignit à ses collègues Munatius et Rufus pour ven

ger son ami; il prononça contre Milon une invective furieuse; le peuple, qu'exaspérait la vue du cadavre de Clodius qu'on avait étalé sur la tribune, enleva ce cadavre, le transporta dans la curie Hostilienne où le sénat s'assemblait, et fit de ce palais et de la basilique Porcia qui le touchait un vaste bûcher pour son Clodius qu'il regrettait. Ce détestable emportement, qui surpassait le meurtre commis sur la route de Lanuvium, rendit à Milon son courage : il continua de briguer le consulat et se mit en devoir de soutenir vigoureusement le procès criminel. Les entre-rois se succédaient, et la république n'avait pas encore ses magistrats ordinaires : Pompée songeait à la dictature; César absent était proposé par ses amis au consulat. Salluste tint une conduite fort habile; quand il eut reconnu que l'élection de César n'était pas certaine, il se rapprocha de Pompée, et donna l'appui de son parti à la motion de Bibulus qui avait ouvert l'avis dans le sénat de nommer Pompée seul consul. Par cette manoeuvre, Salluste se conciliait, en le compromettant, Pompée séparé de Cicéron qu'il n'aimait plus, et de Milon qu'il devait laisser condamner. Le procès criminel fut la principale affaire de ce consulat; Salluste, poursuivant avec ardeur la perte de Milon, fut outré de voir Cicéron embrasser sa défense; dès lors ces deux hommes entrèrent l'un contre l'autre dans une inimitié implacable, et s'envoyèrent les plus déchirantes injures. Cicéron au surplus défendit mal son client, il se troubla; Milon, condamné à l'exil par trente-huit voix contre treize, se rendit à Marseille. Après sa retraite, son parti reprit le dessus; Rufus, Munatius et Sextus, secrétaire de Claudius, furent condamnés pour l'incendie du palais Hostilien. Salluste fut atteint quelque temps après. Appius Pulcher et Pison, censeurs, faisant l'appel des sénateurs, lui reprochèrent la licence de ses passions et l'exclurent du sénat. Les aventures galantes de Salluste n'étaient ici qu'un prétexte, et la censure n'était plus qu'un instrument de vengeance politique.

Salluste reçut avec un froid dédain l'injure que lui faisaient les censeurs, et sans se tourmenter davantage, il se tourna vers l'histoire. Il était prêt: il tenait à sa disposition les lettres grecques et l'intelligence de Thucydide, le secret de l'idiome romain dans ses plus vieilles originalités, la connaissance de la république, de ses vicissitudes et de sa constitution. Le tribunat l'avait jeté au milieu

des affaires et de ses contemporains, il savait la vie. Sur quel sujet tombera son choix ? Rien de primitif et d'antique ne lui convient; il n'a de goût qu'à son siècle; il s'y plaît, il en aime le tumulte, les grandeurs et les vices. A vingt ans il avait vu Catilina ; à trente ans il en écrira l'histoire. Ce sujet lui livre toute la république; il est vaste, simple, court; là, comme sur un théâtre étroit et saillant, se réunissent tous les illustres du siècle, César, Caton, Crassus, Catilina, Cicéron; il pourra peindre ses amis et ses ennemis ; il se fait censeur aussi, mais dans l'histoire.

Au surplus le nouvel historien est juste: non, dans l'exploration des grands historiens de l'humanité tant antique que moderne, nous n'avons pas rencontré d'esprit plus juste, plus sûr et plus équitable. Salluste, quand il prend la plume, a dépouillé tous les souvenirs qui pourraient corrompre sa justice; il est grave: ne cherchez plus le voluptueux adolescent, ni le turbulent ami de Clodius; quand il écrit, Salluste est le plus pur et le plus élevé des hommes. Cependant il garde les grandes passions qui ne doivent jamais déserter l'ame; on lui sent toujours au cœur ses amis et ses opinions; il est démocrate, il chérit César, comme Thucydide chérissait Périclès; il a pour certains patriciens des mépris auxquels ils avaient bien des droits : mais ces affections animent son équité et ne l'altèrent pas; il est impartial comme il faut l'être, c'est-à-dire juste après avoir embrassé le meilleur parti.

Dans le fragment si court et si beau qu'il nous a laissé touchant Catilina, Salluste n'explique pas Catilina: il le met en scène vivement; mais il ne l'approfondit pas. En savait-il plus qu'il n'en a laissé voir, ou bien lui-même n'a-t-il pas pénétré dans les mystères de cette obscure et sanglante tragédie? Il se contente de donner à penser que la domination de Sylla avait tenté Catilina: hunc post dominationem Lucii Syllæ lubido maxima invaserat reipublicæ capiunda. Mais cela ne suffit pas à expliquer un dessein dont la chûte même a ébranlé Rome, qui s'était créé des complices dans l'Italie, dans le Picénum, le Bruttium et l'Apulie, dont, pendant un moment, le peuple désirait ardemment le succès et le triomphe, Catilinæ incepta probabat, et qui avait recruté de nouveaux partisans, même après que Catilina eut quitté Rome dans une précipitation furieuse. Néanmoins le chef de cette conspiration est grand

dans le récit de Salluste; et l'on y voit que Catilina n'avait jamais fait entrer la médiocrité dans son ambition, ses talens, ses vices et son courage.

Après Catilina, les trois hommes qui comparaissaient devant l'historien pour lui demander un caractère et la vie, étaient Caton, César et Cicéron. Situation admirable de l'écrivain de trente ans! Pour la première fois, Rome possède un historien de génie qui pourra lui peindre ses plus grands personnages au moment mème où ils se meuvent dans son sein; l'artiste est digne de cet office; il ne se déconcerte ni ne s'irrite à la vue de Caton, son adversaire et son ennemi; il le comprend, il le glorifie, il l'envoie à la postérité avec ces lignes immortelles : Non divitiis cum divite, neque factione cum factioso; sed cum strenuo virtute, cum modesto pudore, cum innocente abstinentiâ certabat; esse quam videri bonus malebat; ita quò minus gloriam petebat, eo magis sequebatur. « Caton ne luttait pas de richesse avec le riche, de brigue factieuse avec le factieux, mais de courage avec le courageux, de modération avec le sage, de pureté avec l'homme pur; il aimait mieux être vertueux que de le paraître, et plus il fuyait la gloire, plus elle s'attachait à ses pas. Qu'admirerons-nous le plus ici de Salluste ou de Caton? de la vertu qui arrache une semblable louange, ou du génie qui ne la refuse pas, et la décerne pour l'éternité?

Avec quel plaisir Salluste devait parler de César, son ami, l'orgueil et l'espérance du parti démocratique, ce mélange incomparable d'héroïsme et de licence, d'exaltation et d'incrédulité, corps délicat et mou, ame immense et inspirée, le plus aimable des Romains pour en devenir le plus grand, et qui s'occupait dans les Gaules à consterner du bruit de ses prodiges et de sa gloire le parti Pompéien. Pendant son absence! Salluste disait de lui à l'époque de la conspiration: Cæsar in animum induxerat laborare, vigilare; negotiis amicorum intentus, sua negligere; nihil denegare, quod dono dignum esset; sibi magnum imperium, exercitum, novum bellum exoptabat, ubi virtus enitescere posset. César avait résolu dans son esprit de se montrer laborieux et vigilant, d'être tout aux affaires de ses amis et de négliger les siennes, de ne jamais refuser ce qui valait la peine d'être donné; pour luimême il désirait un grand commandement, une armée, une guerre

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