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descendre au tombeau, osa rendre encore à cet illustre

proscrit, mort alors depuis dix ans, cet étonnant hommage, jusque dans l'épitaphe de Bourdaloue :

Enfin, après Arnauld, ce fut l'illustre en France
Que j'admirai le plus et qui m'aima le mieux.

XIV. De Cicéron.

Cette digression sur le grand Arnauld ne m'a point éloigné de l'éloquence judiciaire, qui est ici l'objet de mes observations. Il a marqué tous ses pas dans cette carrière, par des monuments durables : il a prouvé que sans traiter des questions d'État, comme les anciens, on peut s'élever, dans le genre délibératif, au ton d'une véritable éloquence. On prétendrait donc bien vainement excuser la distance infinie qu'on trouve entre les avocats du barreau français et les orateurs du sénat romain, par la différence des intérêts qui leur ont été confiés. Cicéron a eu quelquefois la gloire d'être le défenseur, et même le sauveur de la république, j'en conviens; mais ne soutenait-il pas plus souvent aussi des causes beaucoup moins importantes? Et la plus grande partie de ses plaidoyers n'est-elle pas consacrée aux affaires quelquefois obscures de ses concitoyens ?

Il est donc constant que ce grand orateur, toujours éloquent devant le préteur comme dans la tribune aux harangues, n'avait pas besoin d'une cause liée aux destins de Rome pour déployer toutes les richesses de son talent, et qu'il était même souvent plus éloquent lorsqu'il plaidait au milieu du peuple, que lorsqu'il parlait en présence de César. Sa harangue pour Liga

rius est écrite, il est vrai, d'un style enchanteur; mais elle est bien loin d'être estimée comme l'un de ses discours du premier ordre. Cicéron y demande la vie de Ligarius à un usurpateur, comme s'il implorait la clémence d'un souverain légitime. Les éloges qu'il prodigue adroitement à César dans son ingénieuse péroraison semblent justifier les reproches dont l'accabla le stoïcien Brutus, après la mort du dictateur, dans cette fameuse lettre où cet austère républicain l'accuse de flatter bassement Octave, et qui est comptée avec raison parmi les chefs-d'œuvre de l'antiquité. C'est dans les Verrines, c'est dans les Catilinaires, c'est dans la seconde Philippique, c'est dans presque toutes ses péroraisons, c'est dans ses traités immortels qui ont pour titres, l'Orateur, de l'Orateur, et des Orateurs illustres, qu'on trouve toute l'éloquence de Cicéron. Pour mieux accabler les ennemis de sa patrie, qu'il traduit dans les tribunaux, c'est toujours aux adversaires qu'il poursuit, c'est à MarcAntoine, à Verrès, à Catilina, que Cicéron adresse la parole devant les juges; et la véhémence de ce style direct rend chacune de ses actions juridiques un véritable pugilat oratoire. Tous ces écrits classiques doivent être le manuel des orateurs chrétiens. La rapidité avec laquelle il composait ces admirables discours, malgré la multitude et l'importance des affaires dont il était surchargé, ne l'empêchait point de donner à son langage une si rare et si désespérante perfection, qu'il est aussi aisé d'entendre ses harangues, que difficile d'en reproduire le charme inexprimable, en les transportant dans notre langue.

Les étonnants exemples de fécondité que nous of

frent les dernières compositions de l'orateur romain, prouvent évidemment que nos avocats ne sauraient justifier la négligence de leur élocution, par les travaux ou par les distractions inévitables de leur état. Non certes, ce n'est pas le temps seul qui leur manque pour écrire avec tant de perfection : c'est le talent, c'est le goût, c'est l'inspiration du génie. Ce fut dans un intervalle bien court, et pendant les orages continuels d'une guerre civile, que Cicéron publia tous ses fameux plaidoyers contre Marc-Antoine, qu'on appelle les Philippiques; et l'on ne conçoit pas qu'il ait pu conserver assez de liberté d'esprit, après la mort de César, pour entreprendre et pour achever, en peu de temps, dans la soixante-quatrième et dernière année de sa vie, ces quatorze discours par lesquels il termina si glorieusement sa carrière. Son courage y parut agrandir encore son talent. Jamais il n'approcha de plus près de l'énergie et de la véhé– mence de Démosthène. Aussi son triomphe devint-il son arrêt de mort, et Marc-Antoine, triumvir, sentit si bien l'impossibilité de se défendre contre un tel accusateur, qu'il ne lui répondit qu'en forçant la main lâche d'Octave, son complice, à souscrire l'ordre d'assassiner Cicéron.

si

Brutus, dont le goût était aussi sévère que la morale, désapprouvait dans les harangues de l'orateur romain cetle inépuisable fécondité, cette abondance stérile, quoique toujours élégante et harmonieuse, ce luxe ou cette richesse d'expressions et d'images, qui énervent peut-être quelquefois sa vigueur; et il disait à Cicéron lui-même que son éloquence manquait de reins. L'impartiale postérité a pensé comme Brutus.

Ce ne fut point sans doute par un principe de goût, mais par la crainte trop bien fondée qu'Auguste ne se souvint encore qu'Octave avait sacrifié honteusement aux triumvirs ses collègues, son bienfaiteur Cicéron, que Virgile et Horace eurent la lâcheté de ne nommer jamais, dans leurs poésies, cet orateur aussi célèbre aujourd'hui que Rome elle-même. Virgile surtout!... Ah! comment Virgile a-t-il pu l'oublier en solennisånt la gloire du peuple romain? L'assassin de Cicéron régnait! Et quoique Auguste eût assez d'esprit et de pudeur pour dire à ses propres neveux, quand il les surprit lisant les Philippiques, qu'ils avaient bien raison d'admirer ces plaidoyers, et que Cicéron avait été un grand citoyen, Virgile, qui ne croyait pas à la clémence des remords, n'osa jamais rappeler ce nom accusateur dans ses écrits; et le poëte courtisan n'hésita point de sacrifier aux dangereuses réminiscences d'Octave, devenu souverain de son pays, l'un des plus beaux titres de gloire de sa patrie, en accordant aux orateurs de la Grèce la supériorité de l'éloquence sur le consul de Rome: Orabunt alii melius causas, etc.

XV. De Démosthène.

Malgré l'adulation ou l'affirmation de Virgile, les gens de lettres n'ont point encore prononcé unanimement entre Cicéron et Démosthène. Ces deux orateurs sont l'un et l'autre au premier rang, et, dans l'opinion de plusieurs rhéteurs, à peu près sur la même ligne. Cicéron a une prééminence incontestable sur son rival, en littérature et en philosophie. Mais il ne lui a point arraché le sceptre de l'éloquence: il le regardait lui-même comme son maître il le

louait avec tout l'enthousiasme de la plus haute admiration : il traduisait ses ouvrages; et si ces traductions officieuses étaient parvenues jusqu'à nous, il est probable qu'en lui rendant un service trop généreux, Cicéron se serait placé pour toujours au-dessous de Démosthène. C'est lui-même qui nous autorise à le croire, par l'éloge le plus accompli que puisse faire d'un orateur l'exaltation du ravissement. C'est lui, c'est Cicéron qui trouve dans Démosthène, non-seulement un orateur parfait, mais encore toute la perfection de l'art et le beau idéal du genre oratoire. Rien, dit-il, rien ne manque à Démosthène. Il ne me laisse absolument rien à desirer: il n'a de rivaux dans aucune partie de son art. Il remplit, ajoute-t-il, l'idée que je me suis formée de l'éloquence, et il atteint le degré de perfection que j'imagine1.

Dans son trentième dialogue, des morts, entre Démosthène et Cicéron, Fénelon adopte et motive cette prééminence que l'éloquent consul romain défère à l'immortel orateur d'Athènes. L'archevêque de Cambrai met en scène ces deux grands hommes, et les fait parler ainsi l'un et l'autre avec beaucoup de goût et de sagacité : « On ne pouvait, dit Cicéron, s'empè«cher, en entendant mes oraisons, d'admirer mon << esprit, d'être continuellement surpris de mon art, « de s'extasier sur moi, de m'interrompre pour m'ap«plaudir, et de me combler de louanges. Tu devais,

1 « Recordor me longe omnibus unum anteferre Demosthenem, qui vim accommodarit ad eam quam sentiam eloquentiam, non ad eam quam in aliquo ipse agnoverim. » Orator. 23. « Unus eminet inter omnes, in omni genere dicendi. " Orator. 101. Plane quidem perfectum, et cui nihil admodum desit, Demosthenem facile dixeris. » Brutus, 35.

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