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A Rome même, la dernière classe du peuple n'était pas encore dans cet état de pauvreté permanente et en apparence irrémédiable qui fut plus tard le sien. Sans doute les causes qui amenèrent ce résultat existaient dès lors en germe; mais elles se développèrent surtout à la suite d'évènements et grâce à certaines circonstances qu'il nous faut maintenant examiner.

II

Rome, après la soumission de Carthage, ne pouvait guère s'arrêter dans sa marche victorieuse. Grâce à des guerres heureuses, conduites par des généraux habiles, elle soumit l'une après l'autre la Grèce et la Macédoine, la Syrie et l'Égypte. Scipion Émilien, petit-fils de l'Africain, détruisit et rasa Carthage, dont l'existence, du reste, n'avait été depuis Zama qu'une lente agonie. Douze ans après, le même général donnait encore à sa patrie l'Espagne, en prenant Numance, la seconde terreur de Rome.

Mais si ces conquêtes avaient augmenté la gloire du peuple romain, elles diminuèrent ses vertus, et par suite les causes de sa prospérité. Les richesses gagnées par tant de victoires renversèrent l'ancien équilibre de la société romaine'. Pendant les vingt années qui suivirent la bataille de Zama, plus de 150 millions de contributions de guerre furent levés sur les peuples vaincus, et les généraux, après leur triomphe, en versèrent autant dans le trésor public. En une fois, Paul-Émile rapporta

1. Duruy, Histoire Romaine, ch. 15.

45 millions, sans compter le butin et les gratifications des officiers et des soldats. On comprend quelle perturbation devait causer tant d'or jeté tout d'un coup dans une société qui ne connaissait ni l'industrie ni le commerce. Alors, comme dit Salluste, « hebescere virtus, paupertas probro haberi, innocentia pro malivolentia duci cœpit. »>

Les mœurs ne purent y résister, et ce n'est pas sans raison que Juvénal s'écriait avec sa verve mordante et attristée « Tu demandes d'où viennent ces désordres : une humble fortune maintenait jadis l'innocence des femmes latines; de longues veilles, des mains endurcies au travail, Annibal aux portes de Rome et les citoyens en armes sur les murailles, défendaient du mal les modestes demeures de nos pères. Maintenant la luxure, plus terrible que les armées ennemies, a fondu sur nous, et le monde vaincu s'est vengé en nous donnant ses vices:

« Nunc patimur longæ pacis mala

sævior armis

Luxuria incubuit, victumque ulciscitur orbem.

Nullum crimen abest, facinusque libidinis, ex quo
Paupertas romana perit 2. »

Ces richesses inouïes et inattendues, arrivant tout d'un coup à l'Italie de toutes les extrémités du monde, y causèrent une véritable révolution économique.

Depuis longtemps déjà la vieille aristocratie romaine n'existait plus que de nom. La plèbe, à la suite de luttes de près de deux siècles, avait conquis l'égalité

1. Sall., Conj. Catil., ch. 42.

2. Juvénal, Sat. VI, vers 287 et suiv.

dans les magistratures. Pendant les guerres puniques, l'union entre les deux ordres était parfaite et produisit vers le milieu du vre siècle cette époque qui fut l'apogée de la fortune romaine.

Mais alors au vieux patriciat romain succéda l'aristocratie de l'argent, plus exclusive et plus fière que l'ancienne. Ces richesses, affluant en Italie, furent d'abord concentrées entre les mains de quelques hommes qui avaient été les ouvriers, mais qui furent surtout les exploitants de la victoire. Bientôt même le revenu normal des provinces ne suffit plus. Comme il arrive toujours, la cupidité s'accrút avec la jouissance. On pressura les provinces, on soumit les peuples conquis à des exactions sans mesure et sans nom.

Tout le monde sait les déprédations et la rapacité infâme d'un Verrès, qu'a immortalisées le génie de Cicéron; mais ce qu'on sait moins, c'est que Brutus, «< philosophe austère au milieu d'un peuple corrompu, » blâme Cicéron de ce qu'il ne contraignait pas les Salaminiens à payer à un certain Scaptius les intérêts d'une dette à 48 % par an, avec les intérêts des intérêts. Or, ce Scaptius n'était autre que l'agent et le prête-nom de Brutus. Entre ces deux noms, Brutus et Verrès, peuvent être placés à peu près tous les gouverneurs romains.

Puis, après le proconsul ou le propréteur, les publicains. C'étaient des sociétés, composées de chevaliers, qui affermaient les impôts; elles s'appelaient societates vectigalium, et étaient reconnues par l'État comme personnes morales 2. Grâce à cette responsabilité collective

1. Cic,, Ad Atticum, epist., V, 24; VI, 1.

2. Des sociétés vectigalium, par M. E. Durand; ch. 1, sect. 1, art. 2.

et partant peu efficace, leurs membres s'enrichissent en extorquant des provinces le double de ce qu'ils versent au Trésor.

Ces chevaliers, qui égalaient en rapacité les magistrats des provinces, les égalaient bientôt aussi en richesses, et tous venaient dépenser à Rome les produits de leurs rapines. Ils y apportaient ce luxe excessif qui engendre inévitablement la pauvreté, surtout quand il ne vient pas à la suite de l'industrie et du commerce.

III

Mais ce n'était pas là le seul moyen de faire fortune. Un second, qui souvent n'était que la conséquence du premier, était l'envahissement de l'ager publicus. L'ager publicus était le territoire enlevé à l'ennemi et qui devenait la propriété de l'État. Ce territoire étant inaliénable et imprescriptible, on l'affermait aux enchères et à long terme au moyen de baux emphytéotiques; ou même on laissait des possesseurs s'y établir, en ne réclamant d'eux qu'une faible redevance1. Ces concessions furent toujours l'apanage des principaux et des plus riches citoyens, soit qu'aux enchères ils fussent favorisés par les censeurs, soit qu'ils fussent plus à même de tirer parti de ces immenses territoires, le plus souvent incultes et dévastés. Ils se perpétuèrent dans ces terres, et s'en regardaient, au bout de quelque temps, comme propriétaires. Toutefois, cette propriété usurpée, illégitime, ne fut jamais reconnue sans contestation; elle

1. Giraud, De la propriété chez les Romains, liv. 11, ch. 1.

eût été fort difficile à manier et à transmettre, si le préteur, en reconnaissant l'in bonis et la bonorum possessio, en créant les interdits, et entre autres l'interdit de precario, n'était venu au secours des détenteurs du domaine public 1.

Sur les réclamations du peuple, la loi Licinia (388) avait fixé à 500 jugères (126 hect. 40 ares) le maximum de terres publiques que chacun pourrait posséder. Mais elle fut violée par son auteur lui-même, Licinius, et tomba vite en désuétude; les enrichis continuèrent à accaparer le domaine public en Italie et même dans les provinces.

Le peuple réclama, ou plutôt ses tribuns réclamèrent pour lui une nouvelle division des terres et l'attribution aux citoyens pauvres d'une partie du domaine public. Telle est toute la question des lois agraires, souvent mal comprise et plus souvent invoquée à tort. C'est la lutte entre le droit du peuple, strict et absolu, et le droit des possesseurs, vicié dans son principe, mais maintenu pendant des générations, confirmé par l'hérédité ou transmis par des contrats sans nombre; lutte, en un mot, trèsnuisible dans ses effets, mais fondée sur des principes de droit et d'équité 2.

Une fausse mesure vint encore augmenter le mal. Vers l'année 535, la loi Claudia ayant interdit les spécu lations mercantiles aux personnes de famille sénatoriale, d'énormes capitaux refluèrent aussitôt vers les fonds de terre et hâtèrent encore la substitution des métairies et des vastes pâtures aux petits labourages 3.

4. Savigny, Traité de la possession en droit romain, sect. IV, § 2. 2. Niebuhr, Hist. Rom., tom. III, p. 175.

Rom., liv. II, ch. 2.

·Giraud, Dr. de prop. chez les

3. Mommsen, Hist. Rom., tom. IV, liv. III, ch. 12.

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