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Et nous ne sommes pas moins curieux de connaître ce que vaut, moralement, religieusement et intellectuellement, ce centre urbain dont l'activité politique fut si intense. Rapports du clergé et des laïques; position du clergé régulier vis-à-vis du séculier et réciproquement; vraie valeur du clergé liégeois, ses qualités et ses taches; bienfaisance; instruction publique, érudition, histoire, poésie, beauxarts, architecture, peinture, mœurs et superstitions : tout cela est examiné au long et au large. Nous pouvons dire que M. Kurth a « épluché » là-dessus tous les textes et qu'il a accumulé tous les renseignements que le plus zélé fureteur eût été capable de trouver.

Impossible de n'être point saisi d'admiration pour ce petit monde que la plume savante et émue de l'historien fait revivre devant nous. Certes le moyen âge, si décrié, fut, malgré ses tares, ses défauts, grand, créateur, fécond; et l'on comprend le respect que professent de bons juges pour certaines de ses institutions politiques et sociales. Car la Cité de Liège est, dans l'ensemble, « une œuvre bien conditionnée » (t. II, p. 305). Mais nulle chose humaine n'est parfaite; tout régime porte en lui-même les germes qui, en se développant, le conduiront à la ruine et le discréditeront par ses propres excès. Ces aspects menaçants de la Cité de Liège à la fin du XIV siècle, M. Kurth les voit et les énumère les antinomies politiques subsistent entières, l'amitié intéressée de la France est pleine de périls, l'exclusivisme de la démocratie n'est pas moins dangereux et tout l'organisme gouvernemental court risque d'être faussé... Ce que nous voyons grâce au recul du temps, certains contemporains clairvoyants et avisés l'ont saisi comme nous. Hemricourt, Hocsem n'avaient point tort. A eux, comme à nous, l'histoire vécue du XVe siècle donne raison. Avec ce XVe siècle nous entrons dans le dernier épisode, mais non le plus intéressant, de cette longue histoire.

Comme toute chose humaine, et le patriciat avant elle, la démocratie urbaine devait périr de ses propres fautes, plus encore que du malheur des temps. Le XVe siècle, auquel est consacré le tome III de la Cité de Liège au moyen áge, est, à Liège comme partout, marqué par le conflit retentissant et douloureux de la centralisation monarchique naissante et du particularisme municipal agonisant. La démocratie victorieuse s'isole, se raidit, se replie sur elle-même, se transforme en un parti de classe étroit, violent, exclusif, qui n'a plus même de cohésion suffisante, au moment où, l'évolution politique et sociale aidant, les princes territoriaux, appuyés par le clergé, la noblesse, les débuts du capitalisme, développent, au nom du droit commun et du «< commun

profit », l'organisation centrale de l'État. La guerre sort nécessairement de l'antagonisme de ces tendances rivales. Seulement, à Liège, au Xve autant qu'au XIVe siècle, des circonstances spéciales compliquent étrangement la situation. Les princes-évêques de cette époque - sauf un ou deux sont bien peu dignes du commandement, maladroits, despotes par conviction, sans mœurs, et ignorants des traditions nationales; on les accuse, non sans raison, d'être, sur les bords de la Meuse, les instruments des grandes familles princières occupées en ce temps-là à opérer l'unification territoriale et politique des provinces belges; l'indépendance du pays est sérieusement menacée ; comme les communiers sont, plus que les nobles, et autant que le clergé, décidés à maintenir cette indépendance, et attendu qu'ils ont la force, ils sont amenés à confondre, dans un grandiose et sublime héroïsme, la défense de leurs privilèges et celle du sol patrial. Enfin le pays de Liège, au XVe siècle, sous l'action de ses princes d'un côté, et de la diplomatie française de l'autre, est entraîné dans le grand conflit franco-bourguignon, qui est bien un des drames les plus captivants de la politique internationale du temps. Évidemment, pendant ces années terribles, le peuple de la Cité et des « bonnes villes » mené par des fous furieux et parfois par de purs vauriens, adulé et soudoyé par les émissaires de Louis XI, ne peut être dans les mains du roi de France qu'un jouet qu'on jette après l'avoir brisé. Il n'importe. Les démagogues liégeois n'en veulent rien croire, et c'est avec une sorte de délire qu'ils se jettent dans les bras du maître fourbe. Leur prédilection pour la France les conduit à la ruine, et des désastres répétés ne parviennent pas à leur ouvrir les yeux.

Ainsi, toutes sortes de circonstances fâcheuses s'accumulent au XVe siècle pour faire de ce siècle, le siècle désastreux par excellence de l'histoire liégeoise. Les annales de la principauté d'alors ne racontent guère, sous le principat de Jean de Bavière, de Jean de Heinsberg, de Louis de Bourbon, qu'une longue et monotone série de rencontres douloureuses entre les successeurs de saint Lambert et leurs turbulents sujets. M. Kurth, servi par d'abondantes sources narratives, les examine dans le plus grand détail, les commente, les compare, les explique, pour l'édification du lecteur.

Le chapitre XVIII, intitulé: Le conflit de deux absolutismes (pp. 1-76), nous fait voir Jean de Bavière avec ses qualités et ses défauts, prince jeune, maladroit, élevé à l'école du despotisme, incapable de brider l'ingouvernable démocratie liégeoise. Celle-ci, au lendemain de son triomphe de 1384, fait bon marché du droit des autres et ne connaît plus que les siens. Elle en arrive à supplanter le Chapitre cathédral, les États, l'Évêque lui-même. Chez elle, une

poignée de révolutionnaires organisent une sorte de terreur, faussent toutes les institutions, se portent aux pires excès. Les bourgeois modérés et les membres du haut clergé essayent en vain, à diverses reprises, de s'interposer: ils ne sont plus écoutés. La violence est maîtresse des destinées de Liège. A l'élection illégale d'un évêque par les démagogues forcenés répond le désastre d'Othée de 1408 et la trop cruelle vengeance de Jean de Bavière: Jean sans Peur et ses alliés confisquent odieusement les libertés locales, traitent la terre de SaintLambert en pays conquis; le despotisme du prince remplace maintenant celui de la Cité : situation anormale condamnée d'avance. Jean de Bavière lui-même le comprend si bien qu'il relâche peu à peu de sa sévérité; et, quelques années plus tard (1418), quand il quitte spontanément le siège épiscopal pour lequel il n'était pas fait, son départ est suivi d'une enthousiaste et spontanée restauration nationale. Malheureusement, cette restauration-là est inconsidérée, trop hâtive, immodérée. Malgré l'incontestable habileté de Jean de Heinsberg, politique de valeur mais prélat détestable, le pays de Liège retombe rapidement dans les vieux errements (chapitre XIX: Nouvelles expériences pp. 77-136]). Le désastre d'Othée n'avait rien appris aux démagogues liégeois; le Nouveau régiment de 1424 est contre eux une insuffisante barrière et, pour comble d'infortune, les progrès de la puissance bourguignonne et la diplomatie de Philippe le Bon créent entre le pusillanime Jean de Heinsberg et son peuple un abîme définitif. Depuis la renoncation de Jean au profit de Louis de Bourbon, neveu du grand duc d'Occident (1445), c'est l'influence des ducs de Bourgogne qui prévaut à Liège, et dès lors l'anarchie recommence. Les Rivalités franco-bourguignonnes (chap. XX [pp. 137-203]) se développent à l'envi: l'intervention du roi de France et celle de Philippe le Bon se croisent en tous sens, se neutralisent, les trêves succèdent aux trêves; l'inconstant et faible Louis de Bourbon passe de la façon la plus déconcertante d'une résolution à l'autre, versant sans scrupule dans les pires contradictions, au risque de se rendre grotesque et ridicule, et de s'aliéner, de décontenancer ses meilleurs. amis palinodies qui ont pour effet d'accentuer chaque jour l'animadversion dont il est l'objet. Un vent de folie souffle sur Liège. Un pur vaurien, Raes de Heers, fait proclamer la mambournie révolutionnaire de Marc de Bade, sa dictature ensuite (chapitre XXI [pp. 207-267]): de là, les batailles de Montenaeken, d'Oleye, de Brusthem, la destruction de Dinant, les désastreux traités de Saint-Trond, d'Oleye, enfin la brutale destruction de Liège (chapitre XXII [pp. 268-351]) par l'implacable vainqueur, Charles le Téméraire, barbarie qu'aggrave encore l'hypocrite complicité du roi de France et que l'héroïque

dévouement du légat pontifical Onofrio ne parvient pas à empêcher... Liège, vouée à la ruine par le Téméraire, ne doit plus subsister, son nom même est condamné à disparaître et à faire place à celui de Brabant! Espoir farouche et d'une impossible réalisation auquel les événements infligent un éclatant démenti. La cathédrale de SaintLambert et les églises paroissiales avaient échappé à la destruction systématique; autour d'elles les populations éperdues ne tardent pas à se grouper à nouveau et la ville renaît de ses cendres, bien avant l'universel soulagement de 1477. Comme au début du VIIIe siècle « le tombeau du patron national redevient le berceau de la ville de Liège ». Ainsi termine M. Kurth.

Quel jugement maintenant porter sur ces trois volumes dont nous venons de parcourir, à brides abattues, les principaux aspects?

Reconnaissons-le franchement. Il n'était pas facile d'écrire l'histoire de la Cité de Liège au moyen âge. Il faut être familiarisé avec cette histoire pour apprécier à sa vraie valeur la somme énorme de difficultés résolues que représentent ces trois volumes.

Point d'archives, des sources narratives fort peu explicites, des matériaux éparpillés de tous côtés, peu ou point de travaux préparatoires, hormis ceux de M. Kurth lui-même dont nous avons parlé ci-dessus (Musée Belge, 1909, p. 323), telles étaient les principales difficultés de l'entreprise. Il est vrai que, pour compenser tout cela, M. Kurth a ces facultés maîtresses dont la réunion constitue l'historien accompli, à savoir : une capacité de travail peu commune, un esprit critique pénétrant, un rare don de divination, une puissance de reconstitution étonnante, et, par-dessus tout, une connaissance approfon die de l'histoire générale (c'est-à-dire, dans le cas présent, du mouvement communal), et de l'histoire détaillée d'une foule de communes médiévales en particulier; car, en matière historique comme en toute matière scientifique, le recours incessant à la comparaison est un procédé non seulement fort utile mais encore, pour le passé liégeois surtout, absolument indispensable.

M. Kurth a tous ces dons; aussi son Histoire de la Cité de Liège an moyen âge est-elle un livre neuf, complètement neuf. Il abonde en vues originales, en solutions claires. nettes, convaincantes. On y trouve l'explication de quantité de phénomènes jusqu'ici énigmatiques, inexpliqués, ou passés sous silence, ou mal compris, de l'histoire liégeoise; par exemple, pour ne citer que ceux-là la date et les

causes de la naissance du conseil communal et les circonstances dans

lesquelles cet organisme vit le jour; le rôle d'Henri de Dinant; la

politique d'Hugues de Châlons; la mise en lumière de l'activité législative considérable de Jean de Flandre; le détail et la signification des événements des années 1344-1347: le rôle joué par le tribunal de l'Anneau du Palais; la part vraie de responsabilités qui incombent, dans les douloureux événements du XVe siècle, à Jean de Bavière et Louis de Bourbon, d'une part, à la France, à la Bourgogne, aux Liégeois, d'autre part; le fonctionnement des institutions urbaines; la situation économique et religieuse de la Cité; son état moral; la raison d'être et l'influence du nombreux clergé de cette Cité de SaintLambert qui était, comme dit quelque part M. Kurth, le paradis des prêtres, le purgatoire des femmes... mais aussi le lieu où

etc., etc. (1).

le petit compagnon
est roi dans sa maison

Comment se fait-il qu'avant M. Kurth, on ne comprenait pas, on ne saisissait pas, comme nous la comprenons maintenant avec lui, la signification vraie, complète, de ces hommes, de ces héros, de ces événements, de ces institutions? Tout bonnement parce qu'on n'avait pas, du passé liégeois, une vue synthétique, embrassant dans son harmonieuse unité toute l'évolution plusieurs fois séculaire de la Cité, de ses origines à sa fin. M. Kurth a réussi à la gagner et à nous la faire saisir. Grâce à lui, il est désormais possible de replacer dans leur cadre, à leur place, dans leur vraies proportions, chacun de ces événements, de ces personnages qui, isolés, grossis ou diminués, comme ils l'ont été jusqu'ici, ne s'expliquaient pas ou s'expliquaient mal. Le grand mérite de ce nouveau livre de M. Kurth est, à notre sens, celui-ci en traitant un sujet d'ordre éminemment local, l'auteur a su. à merveille, le rattacher à l'histoire générale, le situer en elle; et ce n'est pas peu dire.

Il est certain que le talent du maître se révèle ici sous un aspect nouveau. Jusqu'à présent on ne l'avait vu aborder qu'à l'occasion le côté juridique et économique des problèmes historiques. Or, la reconstitution de la vie intégrale de la Cité au moyen âge, exigeait, outre les facultés du critique, la connaissance approfondie de ces éléments économiques et juridiques qui sont intimement mêlés à toute existence humaine. Ces côtés essentiels des choses sont envisagés, traités au long et au large dans ce livre; les développements qui leur sont consacrés ne laissent rien à désirer.

La sérénité, la justesse, l'indépendance du jugement de l'auteur,

(1) Nous attirons l'attention sur les Appendices, qui terminent chaque volume, et où sont discutés plusieurs points controversés de l'histoire liégeoise.

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