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Ainsi, chacun à pour soi neuf écus à espérer, un écu à perdre, neuf degrés de probabilité de perdre un écu, et un seul de gagner les neuf écus; ce qui met la chose dans une parfaite égalité.

Tous les jeux qui sont de cette sorte sont équitables, autant que les jeux peuvent l'être, et ceux qui sont hors de cette proportion sont manifestement injustes et c'est par là qu'on peut faire voir qu'il y a une injustice évidente dans ces espèces de jeux qu'on appelle loteries, parce que le maître de loterie prenant d'ordinaire sur le tout une dixième partie pour son préciput, tout le corps des joueurs est dupé de la même manière que si un homme jouait à un jeu égal, c'est-à-dire, où il y a autant d'apparence de gain que de perte, dix pistoles contre neuf. Or, si cela est désavantageux à tout le corps, cela l'est aussi à chacun de ceux qui le composent, puisqu'il arrive de là que la probabilité de la perte surpasse plus la probabilité du gain, que l'avantage qu'on espère ne surpasse le désavantage auquel on s'expose, qui est de perdre ce qu'on y met.

Il y a quelquefois si peu d'apparence dans le succès d'une chose, que, quelque avantageuse qu'elle soit, et quelque petite que soit celle que l'on hasarde pour l'obtenir, il est utile de ne pas la hasarder. Ainsi, ce serait une sottise de jouer vingt sols contre dix millions de livres, ou contre un royaume, à condition que l'on ne pourrait le gagner, qu'au cas qu'un enfant arrangeant au hasard les lettres d'une imprimerie, composât tout d'un coup les vingt premiers vers de l'Énéide de Virgile : aussi, sans qu'on y pense, il n'y a point de moment dans la vie où l'on ne la hasarde plus qu'un prince ne hasardera son royaume en le jouant à cette condition 109.

Ces réflexions paraissent petites, et elles le sont en effet si on en demeure là; mais on peut les faire servir à des choses plus importantes; et le principal usage qu'on doit en tirer, est de nous rendre plus raisonnables dans nos espérances et dans nos craintes. Il y a, par exemple, beaucoup de personnes qui sont dans une frayeur excessive lorsqu'elles entendent tonner. Si le tonnerre les fait penser à Dieu et à la mort, à la bonne heure; on n'y saurait trop penser; mais si c'est le seul danger de mourir par le tonnerre qui leur cause cette appréhension extraordinaire, il est aisé de leur faire voir qu'elle n'est pas raisonnable; car de deux millions de personnes, c'est beaucoup s'il y en a une qui meure de cette manière, et on peut dire même qu'il n'y a guère de mort violente qui

soit moins commune. Puis donc que la crainte du mal doit être proportionnée, non-seulement à la grandeur du mal, mais aussi à la probabilité de l'événement, comme il n'y a guère de genre de mort plus rare que de mourir par le tonnerre, il n'y en a guère aussi qui dût nous causer moins de crainte, vu même que cette crainte ne sert de rien pour nous le faire éviter.

C'est par là non-seulement qu'il faut détromper ces personnes qui apportent des précautions extraordinaires et importunes pour conserver leur vie et leur santé, en leur montrant que ces précautions sont un plus grand mal que ne peut être le danger si éloigné de l'accident qu'elles craignent; mais qu'il faut aussi désabuser tant de personnes qui ne raisonnent guère autrement dans leurs entreprises qu'en cette manière: Il y a du danger en cette affaire, donc elle est mauvaise; il y a de l'avantage dans celle-ci, donc elle est bonne; puisque ce n'est ni par le danger, ni par les avantages, mais par la proportion qu'ils ont entre eux qu'il faut en juger.

Il est de la nature des choses finies de pouvoir être surpassées, quelque grandes qu'elles soient, par les plus petites, si on les multiplie souvent, ou que ces petites choses surpassent plus les grandes en vraisemblance de l'événement, qu'elles n'en sont surpassées en grandeur. Ainsi, le moindre petit gain peut surpasser le plus grand qu'on puisse s'imaginer, si le petit est souvent réitéré, ou si ce grand bien est tellement difficile à obtenir, qu'il surpasse moins le petit en grandeur que le petit ne le surpasse en facilité; et il en est de même des maux que l'on appréhende, c'est-à-dire que le moindre petit mal peut être plus considérable que le plus grand mal qui n'est pas infini, s'il le surpasse par cette proportion.

Il n'y a que les choses infinies, comme l'éternité et le salut, qui ne peuvent être égalées par aucun avantage temporel, et ainsi on ne doit jamais les mettre en balance avec aucune des choses du monde. C'est pourquoi le moindre degré de facilité pour se sauver vaut mieux que tous les biens du monde joints ensemble; et le moindre péril de se perdre est plus considérable que tous les maux temporels, considérés seulement comme maux.

Ce qui suffit à toutes les personnes raisonnables pour leur faire tirer cette conclusion, par laquelle nous finirons cette logique, que la plus grande de toutes les imprudences est d'employer son temps et sa vie à autre chose qu'à ce qui peut servir à en acquérir une qui ne finira jamais, puisque tous les biens et les maux de cette

vie ne sont rien en comparaison de ceux de l'autre, et que le danger de tomber dans ces maux est très grand, aussi bien que la difficulté d'acquérir ces biens.

Ceux qui tirent cette conclusion et qui la suivent dans la conduite de leur vie, sont prudents et sages, fussent-ils peu justes dans tous les raisonnements qu'ils font sur les matières de science; et ceux qui ne la tirent pas, fussent-ils justes dans tout le reste, sont traités dans l'Écriture de fous et d'insensés, et font un mauvais usage de la logique, de la raison et de la vie.

NOTES

SUR LA LOGIQUE.

(1) Essais, liv. II, ch. xır. Si Montaigne a le tort d'avoir pris parti pour Pyrrhon, il a du moins le mérite d'avoir relevé avec une rare finesse les contradictions et les inconséquences de la nouvelle Académie. « Cette inclination académique, dit-il, et cette propension à une proposition plustôt qu'à une autre, qu'est-ce autre chose que la recognoissance de quelque plus apparente vérité en cette-cy qu'en celle-là? Si notre entendement est capable de la forme, des linéaments, du port et du visage de la vérité, il la verroit entière, aussi bien que demie, naissante et imparfaicte..... Comment se laissent-ils plier à la vraisemblance, s'ils ne cognoissent le vray? Comment cognoissent-ils la semblance de ce de quoy ils ne cognoissent pas l'essence? Ou nous pouvons juger tout-à-faict, ou tout-à-faict nous ne le pouvons pas.

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(2) Érasme s'étant moqué de l'affectation de quelques savants d'Italie à n'employer que des termes de Cicéron, Jules Scaliger écrivit deux harangues où il l'accablait de grossières invectives. Érasme ne répondit pas à la première, et ne vit pas la seconde.

(3) Pierre Ramus, né dans le Vermandois, en 1502, suivant les uns, en 1515, suivant les autres, professa la philosophie et l'éloquence au collège de France. Il était protestant, et mourut assassiné dans la nuit de la Saint-Barthélemy. Par son enseignement et par ses livres dirigés contre Aristote, il préluda à la grande réforme accomplie un siècle plus tard par

Bacon et Descartes.

(4) Théophraste Paracelse, né en Suisse en 1493, mort en 1541, médecin, alchimiste et thaumaturge célèbre par ses rêveries astrologiques et cabalistiques. Jean-Baptiste Van-Helmont, né à Bruxelles en 1377,

mort à Vienne en 1644, sectateur de Paracelse, et auteur lui-même d'un système de philosophie naturelle, où quelques vues ingénieuses et exactes s'allient aux spéculations les plus bizarres sur l'homme et sur le monde. Son fils Fr. Mercurius donna beaucoup de développement à ses doctrines. (5) Pascal développe admirablement cette idée dans le célèbre morceau de l'Autorité en matière de Philosophie, qui forme l'article 1 des Pensées dans l'édition publiée par Bossut.

(6) Arnauld nous paraît avoir ici en vue Hobbes et Gassendi, qui, dans leurs Objections contre les Méditations de Descartes, ont effectivement soutenu que nous n'avions pas l'idée de Dieu.

(7) Hobbes, Objections contre les Méditations de Descartes, Obj. xvo. (8) Gassendi.

(9) Arnauld se montre ici beaucoup trop sévère à l'égard d'Aristote. Des philosophes récents ont jugé avec plus d'indulgence et d'impartialité le système des catégories. Voyez, entre autres, M. Cousin, Fragments philosophiques, préf. de la 1" édition; Introd. à l'Hist. de la Philos., lec. Iv; et M. Barthélemy Saint-Hilaire, de la Logique d'Aristote, tome II, p. 323.

(10) Raymond Lulle naquit à Palma, dans l'île de Majorque, en 1234, et mourut en 1315. Il avait imaginé une sorte d'art universel qu'il appelait Ars magna, et au moyen duquel il prétendait résoudre toutes les questions scientifiques. Ses partisans prirent le nom de Lullistes,

(11) Cicéron, Académiques, liv. II, 20.

(12) La théorie des universaux a été exposée par Porphyre dans un traité intitulé : Εἰσαγωγὴ περὶ τῶν πεντὲ φονῶν. Ce traité sert d'introduction aux ouvrages logiques d'Aristote dans la plupart des éditions.

(13) L'étude des idées générales soulève une foule de questions qui sont loin d'avoir été épuisées par Arnauld. On peut suppléer à son silence par la lecture d'une excellente leçon de M. Laromiguière (Leç. de Philos., Part. II, leç. xii ), où se trouve résumé avec précision et méthode ce qu'il y a de meilleur sur la généralisation dans les ouvrages de Locke et de Condillac. (14) Pomponace, philosophe italien, né à Mantoue en 1462, mort en 1525 ou 1530. Dans un traité de l'Immortalité de l'âme, publié à Bologne en 1516, il avança qu'on ne trouvait dans Aristote aucun argument propre à l'établir. Ce paradoxe dangereux fut vivement contesté, et faillit attirer une persécution à son auteur. Pomponace éluda les difficultés de ses adversaires en distinguant la vérité philosophique et la vérité religieuse. Le dix-huitième siècle a su faire son profit de cette distinction subtile, selon laquelle une chose peut être vraie pour la foi et fausse pour la raison.

(15) Malebranche (Rech. de la Vérité, liv. II, part. 11, ch. 5) donne, d'après le jésuite La Cerda, une liste assez exacte des philosophes qui ont pris part à ce débat. Il est à remarquer que le plus profond et le plus savant

des commentateurs du Stagyrite, Alexandre d'Aphrodise, est favorable à l'opinion de Pomponace.

(16) Leibnitz (Nouv. Essais sur l'Ent. hum., liv. II, ch. xxix) admet également qu'une idée peut être à la fois claire et confuse.

(17) Le vulgaire dit : le feu est chaud, la neige est froide, le sucre est doux; nos sens nous l'attestent, et le nier est une absurdité. Les philosophes disent le chaud, le froid, le doux, ne sont que des sensations en nous supposer que ces sensations sont dans le feu, dans la neige, dans le sucre, c'est une absurdité. La contradiction est plus apparente que réelle : elle vient d'un abus de mots de la part des philosophies et d'une confusion d'idées de la part du vulgaire. Quand le philosophe dit qu'il n'y a point de chaleur dans le feu, qu'est-ce qu'il entend? que le feu n'éprouve pas la sensation de la chaleur; il a raison, et s'il prend la peine de s'expliquer, le vulgaire sera de son avis: mais il s'exprime mal, car il y a réellement dans le feu une qualité qu'on appelle chaleur, et les philosophes et le vulgaire désignent plus souvent par ce nom la qualité que la sensation. Les philosophes prennent donc le terme dans un sens et le vulgaire l'entend dans un autre. Dans le sens du vulgaire la proposition est absurde et le vulgaire soutient qu'elle l'est dans le sens du vulgaire elle est vraie, et le vulgaire l'avouera aussitôt qu'il l'aura comprise : il sait très bien que le feu ne sent pas la chaleur, et c'est tout ce que le philosophe entend en disant qu'il n'y a pas de chaleur dans le feu. » Reid, Essais sur les Facultés intellect., Ess. II, ch. xvit, OEuv. comp. t. III, p. 281. (18) Tusculanes, I, 25. (19) Tusculanes, I, 20.

(20) Si l'on compare cet excellent chapitre au III livre de l'Essai sur l'Entendement humain de Locke, on verra qu'Arnauld a devancé le philosophe anglais sur la plupart des points importants.

K

(21) Voyez la note 17.

(22) « On assure,» dit Mackintosh (Mélanges philosophiques, trad. par Léon Simon, p. 109), « que Descartes combattit le premier l'erreur « par laquelle on cherche à définir des mots qui expriment des notions trop simples pour étre susceptibles d'analyse. Mais en examinant avec soin « les passages de Descartes et de Locke qui se rapportent à cette question, « nous pensons que c'est à ce dernier philosophe que l'on doit attribuer << l'honneur de la découverte. » Ce n'est pas ici le lieu de discuter les titres de Descartes, mais il nous semble évident que la découverte attribuée à Locke par son savant compatriote est exposée fort au long et fort claireinent dans la Logique de Port-Royal. Arnauld, du reste, ne fait que suivre Pascal. Voyez Réflexions sur la Géométrie, Pensées, art. II.

(23) Les Rose-Croix sont une secte d'illuminés dont l'origine, l'histoire et les dogmes sont encore assez peu connus. Ils se donnaient pour fondateur un gentilhomme allemand nommé Rosen Kreutz qui aurait vécu plus de cent ans (1378-1484), visité la Turquie et l'Arabie, et rapporté de

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