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et patriote en des temps mauvais au patriotisme. Ainsi la laideur diabolique s'idéalisa dans le Satan de Milton.

Dès lors, sur ce type d'un bandit couronné par d'heureux crimes, Machiavel ne modèlera-t-il pas son Prince? Son rêve ne sera-t-il pas d'utiliser au profit d'un peuple une ambition égoïste et sans frein? Des apparitions comme celle de Borgia ne passent pas impunément au regard pessimiste du sage.

Il importait d'insister sur ce drame de Sinigaglia pour éclairer de son vrai jour la figure de Machiavel. Forcé d'anticiper l'avenir (on tient à produire dans sa croissance intégrale la pensée-maîtresse de la politique à cette époque), nous devons suivre jusqu'au bout les déductions qui découlèrent, pour le témoin de ces scènes, des événements étudiés par lui de visu. Enquête profonde en résultats, et dont, vers la fin de la période qui nous occupe, les conclusions se formulèrent en deux livres immortels : Le Prince (1515); Les discours sur les Décades de Tite-Live (1516).

Tout d'abord, si l'on est frappé du court intervalle séparant la publication de ces deux livres, il sera permis peut-être de tirer de ce fait une induction favorable à leur auteur.

Après avoir résumé dans le premier les règles du gouvernement tel que le comportaient les principautés en voie de prévaloir sur les Républiques, le secrétaire florentin, dans le second, semble avoir tenu à honneur

d'indiquer sa vraie politique, dégagée des circonstances auxquelles il avait été contraint de l'assujettir. Ce but, il le poursuivra dans ses Décades, élevant ainsi au-dessus de la pratique commandée par la situation momentanée de l'Italie, sa théorie aux tendances républicaines sur la formation, le déclin, les conditions diverses des sociétés humaines. Sous ce rapport, le célèbre traité des Décades prélude avec éclat aux travaux du dix-huitième siècle, aux œuvres des Montesquieu, des Turgot, des Condorcet. Il est un véritable Esprit des lois et, dans la mesure du temps, un prodrome à l'Essai sur les progrès de l'esprit humain.

Expliquons-nous sur ce terme de progrès ou plutôt de développement, marquons les limites auxquelles il s'arrête dans la conception de Machiavel, poussée à bout, systématisée dans les éternels Ricorsi de Vico. Suivant l'auteur des Décades:

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Les variétés du gouvernement naquirent par hasard entre les hommes. Car, à l'origine du monde, les habitants de cette terre étaient rares; ils vécurent un temps dispersés à la semblance des bêtes; depuis, les générations se multipliant, ils se réunirent, et, pour mieux se défendre, commencèrent à regarder parmi eux lequel était le plus fort et de meilleur cœur. Ils le firent leur chef et lui obéirent. D'où provint la notion des choses honnêtes et bonnes, différentes des pernicieuses et des criminelles.

on le

Le profond publiciste se pose dès l'abord, voit, - sur le terrain purement naturaliste repris par la

morale scientifique et relative, pour laquelle la règle éthique dérive du seul instinct social.

<< Blâmant les ingrats, honorant les reconnaissants, persuadés que les mêmes injures pouvaient leur être faites, ils se décidèrent, afin d'éviter un pareil mal, à établir des lois, à ordonner des punitions contre les contrevenants, d'où vint la connaissance de la justice. »

De là l'élection d'un prince; « mais comme, depuis, >> la principauté commença à échoir par hérédité, non » par suffrages », les princes dégénérèrent en tyrans : d'où la révolte des meilleurs (ottimati) « en générosité, » grandeur d'âme, richesse et noblesse ».

«La multitude, s'attachant à l'autorité de ces hommes puissants, s'arma contre le prince, et, après s'être » défaite de lui, leur obéit comme à ses libéra>>teurs. » Phénomène observé par Aristote pour les cités grecques, où l'aristocratie remplaça violemment la royauté, pour dégénérer elle-même en oligarchie. La démocratie naît d'une évolution nouvelle, au début de laquelle Machiavel indique, assez obscurément d'ailleurs, l'intervention fréquente, comme instrument intéressé des revendications populaires, du pavos, ce type si voisin du démagogue. « En peu de temps, il en advint des grands (ottimati) comme il en était advenu du roi, » -Machiavel dit du tyran (tiranno); mais ce terme n'a pas ici son vrai sens. Le tyran, tel que l'entendaient les Grecs, est désigné dans la périphrase suivante, se rapportant à cette nouvelle période :

«... Infastidita da' loro governi, la moltitudine si fe ministra di qualunque disegnassi in alcun modo offendere quelli governatori; e così si levò presto alcuno che, con l'aiuto della molti. tudine, li spense. »

Quoi qu'il en fût de cette intervention, que le peuple s'affranchît par lui-même ou échangeât la domination d'une race d'Eupatrides contre celle d'un Pisistrate, l'aristocratie se vit éliminée par le peuple. Mais celui-ci, parvenu de suite, ou peu après la chute du libérateur qui l'exploite, au gouvernement de lui-même, abuse de son pouvoir et retombe par l'anarchie sous le joug d'un seul... « Si ritorna di nuovo al principato; e da quello, di grado in grado, si riviene verso la ▷ licenzia... E questo è il cerchio nel quale girando › tutte le repubbliche si sono governate, e si governano 1. » Mais, à ce jeu, leur vitalité s'épuise et elles deviennent la proie d'un État voisin... « Toutefois, s'il > était possible d'éviter cette fin, on les verrait tourner > à l'infini dans ce cercle de gouvernements. >>

Mais, entre ces gouvernements, ses préférences ne sont pas douteuses. Son idéal, par exemple, est l'opposé de celui du Dante. Quel qu'ait été le sentiment républicain du poète (il est incontestable au fond), son utopie césarienne le condamnait à subordonner l'autonomie de la Cité à l'unité de l'Empire. A côté du successeur de saint Pierre, l'héritier d'Auguste doit, selon lui, dominer le monde, chimère flottant d'une tyrannie de passage

1. MACHIAVEL., Discorsi, ec., lib. I, cap. II.

à une vaine représentation, le prestige de souvenirs bizarrement dénaturés dans le prisme de la légende; tel fut le rêve des Gibelins.

Machiavel, lui, ne se laisse pas imposer par la gloire de César. Il traite de corrompus par sa prospérité ceux qui l'ont loué. Si ces historiens eussent été libres, ils eussent dit de lui ce qu'ils ont écrit de Catilina, d'autant que celui qui exécute est plus criminel que celui qui projette.

Nous sommes loin de la Divine Comédie.

Ce Brutus, célébré par l'auteur des Décades, Dante est condamné, par son thème parallélique des deux Pouvoirs, à épuiser sur lui, comme sur l'Iscariote, le paroxysme des supplices sans fin. Des trois bouches de Lucifer, l'une broie Juda, traître à Dieu; l'autre, Brutus, la troisième Cassius, traîtres à César 1.

Le secrétaire de Florence (sous ce rapport il s'accorde avec l'Alighieri) ne ménage pas plus la papauté que l'empire. «Que la Suisse, celle des puissances qui rappelle le mieux l'antique police, devienne le séjour de la cour de Rome, et l'on verra les tristes pratiques de celle-ci y être en peu de temps aussi funestes que tout autre mal qui y pourrait advenir 2. »

Il redoute aussi l'exemple des nobles, dont l'existence lui paraît inadmissible dans une république. Il les mène

1. DANTE, Div. Com., Infern., c. XXXIV, terz. 19-24. 2. MACHIAVEL., Discorsi sopr. T. Liv., lib. I, cap. XII.

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