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laisser voir que des corps intelligibles, il a tout gàté, en nous marquant ce qu'il entend par être visible par soi-même; car il le fait en des termes qui ne rendent ce principe vrai, qu'en le rendant en même temps entièrement inutile à l'usage qu'il en veut faire. « Il est évident, dit-il, que les <«< corps ne sont point visibles par eux-mêmes; qu'ils ne peu<< vent agir sur notre esprit ni se représenter à lui. Cela n'a << pas besoin de preuves, cela se découvre d'une simple vue. << Mais cela n'est certain qu'à ceux qui font taire leur sens <«< pour écouter leur raison. Ainsi tout le monde croit que les <«< corps se poussent les uns les autres, parce que les sens le «< disent mais on ne croit pas que les corps sont par eux« mêmes entièrement invisibles et incapables d'agir dans <«<l'esprit, parce que les sens ne le disent pas, et qu'ils sem<< blent dire le contraire. »

On voit donc qu'il prend pour la même chose être visible par soi-même, et pouvoir agir sur notre esprit; et au contraire être par soi-même entièrement invisible et être incapable d'agir dans notre esprit. Ainsi, laissant là les termes équivoques d'être visible ou invisible par soi-même, et mettant en leur place le sens qu'il leur donne, qui est d'être capable ou incapable d'agir sur notre esprit et de se représenter à lui, c'est-à dire de s'en faire connaître; qui ne voit tout d'un coup que rien n'est moins propre à établir ce qu'il prétend : que nous ne voyons point les corps matériels, mais seulement les corps intelligibles. Car il ne pourrait y employer ce principe, qu'en vertu de cette majeure.

Ce qui est incapable d'agir sur notre esprit, et de s'en faire connaître, ne peut être vu par notre esprit.

Or, les corps matériels sont incapables d'agir sur notre esprit, et de s'en faire connaître.

Donc, les corps matériels ne peuvent être vus par notre esprit.

Donc, quand nous croyons les voir, ce sont des corps intelligibles que nous voyons au lieu d'eux.

Ces conséquences sont fort justes; et on ne les pourrait nier, si la majeure était vraie. Mais à qui persuadera-t-on que rien ne puisse être connu par notre esprit que ce qui peut agir sur lui, pour s'en faire connaître ? Comme si étre connu supposait une faculté active en ce qui est connu, au lieu que c'est tout au plus s'il en suppose une passive. C'est donc la même chose, que si on disait que la matière ne saurait être mue, et qu'il faut que ce soit quelque autre chose qui soit mue au lieu d'elle, parce qu'elle n'est pas mobile d'elle-même, c'est-à-dire qu'elle ne se peut pas donner le mouvement à elle-même. On voit assez combien cela serait absurde. Cependant je ne vois pas que cela le fût davantage, que d'argumenter comme on fait ici les corps ne sont pas visibles par eux-mêmes, c'est-à-dire qu'ils ne peuvent pas agir sur notre esprit : donc ils ne sont pas visibles: donc ils ne peuvent être connus par notre esprit. C'est le sophisme que les logiciens appellent a dicto secundum quid ad dictum simpliciter.

Il ne me reste plus qu'à dire un mot sur une autre équivoque du mot d'intelligible, afin que l'on puisse juger si les corps matériels sont ou ne sont point intelligibles : et par là on pourra voir qu'il y a un très-bon sens, selon lequel de grands philosophes ont pu dire que le monde matériel n'était pas intelligible.

Il faut donc remarquer que le mot d'intelligible vient d'intelligere, et qu'il signifie proprement quod potest intelligi. Or, le verbe d'intelligere a deux significations. L'une générale, quand il se prend pour connaître, de quelque manière que cette connaissance se fasse. L'autre particulière, quand on le restreint à une seule manière de connaître, qui est celle de pure intellection, laquelle consiste en ce que notre âme connaît ses objets, sans qu'il s'en forme d'images corporelles dans le cerveau pour les représenter : et alors intelligible est opposé à sensible, ou à imaginable.

Dans le premier sens, intelligible signifie ce qui peut être

connu : comme qui dirait connaissable, et alors il est sans doute que les choses matérielles sont intelligibles, puisqu'il est plus clair que le jour, comme je l'ai prouvé ci-dessus, que notre âme a la faculté de connaître les choses matérielles, et que, par conséquent, les choses matérielles en peuvent être connues.

Dans le deuxième sens, les choses matérielles singulières, comme un tel cube, un tel cylindre, ne sont point proprement intelligibles, mais sensibles, parce que nous n'apercevons les corps singuliers que par le moyen de nos sens; mais en général elles sont intelligibles et ne sont même proprement qu'intelligibles; car, comme il n'y a que des corps singuliers qui puissent frapper nos sens, n'étant pas possible qu'un cube quelconque, c'est-à-dire un cube en général, qui n'est en aucun lieu, comme je l'ai déjà remarqué, puisse faire impression sur mes yeux, en ébranlant les filets du nerf optique par les rayons de lumière qui en seraient réfléchis, il faut nécessairement ou que nous ne connaissions aucun corps en général (ce que l'on ne peut pas dire, chacun se pouvant convaincre du contraire par sa propre expérience), ou que nous les connaissions par la pure intellection, et que par conséquent ils soient intelligibles sans avoir besoin d'autres idées que de nos perceptions, et non de ces êtres représentatifs, que l'on voudrait qui en fussent distingués. Il faut seulement remarquer que la perception d'un corps singulier que nous n'aurons eue que par les sens, nous peut réveiller l'idée d'un corps en général, comme la figure d'un carré tracé sur du papier nous réveille l'idée universelle d'un carré; mais cela n'empêche pas, à ce qu'il me semble, que l'idée universelle de ce carré ne soit une pure intellection, lors même qu'elle est accompagnée d'une image dans le cerveau, parce que notre esprit ne s'arrête point à ce qu'il y a de singulier ni dans cette image du cerveau, ni dans celle qui est tracée sur le papier, mais qu'il s'applique seulement à l'idée abstraite d'un carré en général, qui ne peut être tracée ni dans le cerveau ni sur du papier.

Que si on demande pourquoi Dieu a voulu que les corps singuliers ne fussent pas intelligibles, mais que nous ne les puissions apercevoir que par le moyen de nos sens, en voici, ce me semble, la raison : La capacité de notre esprit étant bornée et ne devant pas même être tout employée à la connaissance des corps, Dieu n'a pas jugé à propos que nous connussions tous les corps singuliers, ce qui aurait été presque à l'infini; il a donc cru qu'il fallait qu'il y eût en nous quelque raison de connaître les uns plutôt que les autres, et que ce fût principalement par rapport à la conservation de notre corps. Et c'est pour cela qu'il nous a donné les sens, qui sont des organes corporels, qui, étant frappés en diverses manières par de petits corps qui y causent des mouvements, sont une occasion à notre âme de porter son attention vers l'endroit d'où ses corpuscules nous semblent partir pour frapper nos sens; mais, ayant par là les perceptions ou idées des corps singuliers, il est aisé à notre esprit, en séparant de cette idée ce qu'elle a de singulier, ou d'en faire une idée générale, ou de réveiller celle qu'il en a déjà, de la manière que nous avons dit dans le chapitre 6.

Et par là ce qui est contenu dans cette idée, c'est-à-dire dans cette perception abstraite, devient intelligible, parce qu'il peut alors être conçu par une pure intellection. Et ainsi, de quelque manière que l'on considère les choses matérielles, ou comme singulières, ou comme universelles, il n'y a nulle raison de dire qu'elles ne puissent être aperçues par notre esprit; d'où il s'ensuit que, de quelque côté qu'on se tourne, il n'y a rien qui puisse donner de la vraisemblance à cet étrange paradoxe, que quand nous regardons les corps qui nous environnent, et même notre propre corps, c'est-à-dire quand nous tournons nos yeux vers eux, ce ne sont pas ces corps matériels que nous voyons, mais des corps intelligibles.

CHAPITRE XII.

De la manière dont l'auteur de la Recherche de la Vérité veut que nous voyions les choses en Dieu. Qu'il a parlé peu exactement, ou beaucoup varié, touchant les choses qu'il prétend que l'on voit en Dieu.

Nous avons déjà vu que cet auteur n'a pris tant de soin de bien établir la philosophie des êtres représentatifs distingués des perceptions, auxquels il donne le nom d'idées, que pour nous obliger de reconnaître comme une chose très-avantageuse à la religion, qu'il n'y a que Dieu qui puisse faire, à l'égard des esprits, la fonction de cet être représentatif; et qu'ainsi c'est en Dieu que nous voyons toutes choses.

C'est dans ce dessein qu'il a supposé que ces élres représentatifs ne pouvaient être unis à notre âme, et lui donner moyen de voir les objets de dehors qu'en cinq manières, afin qu'après avoir montré les inconvénients des quatre premières, il ne restàt plus que la dernière qu'il faudrait nécessairement embrasser ; et c'est par là aussi qu'il commence le sixième chapitre, page 199, qui a pour titre: Que nous voyons toutes choses en Dieu.

<«< Nous avons examiné dans les chapitres précédents quatre << différentes manières dont l'esprit peut voir les objets de de<< hors, lesquelles ne nous paraissent pas vraisemblables. Il « ne reste plus que la cinquième, qui paraît seule conforme à <«< la raison, et la plus propre pour faire connaître la dépen<«< dance que les esprits ont de Dieu dans toutes leurs pen(398

« sées. »

J'aurais bien des choses à dire sur les preuves qu'il apporte contre les quatre premières de ces cinq manières; car il y en a qui me semblent très-faibles; mais cela serait fort inutile, car il importe peu de savoir s'il a bien ou mal combattu des opinions qui n'ont aucune apparence de vérité.

On peut aussi remarquer qu'étant quelquefois si difficile

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