Immagini della pagina
PDF
ePub

choses que nous voyons; que toutes ces choses ne sont point telles qu'elles nous paraissent; que tout le monde s'y trompe, et que cela nous jette encore dans d'autres erreurs dont le nombre est infini. Nous commençons par l'étendue, et voici les preuves qui nous font croire que nos yeux ne nous la font jamais voir telle qu'elle est.

I. On voit assez souvent avec des lunettes des animaux beaucoup plus petits qu'un grain de sable qui est presque invisible 1; on en a vu même de mille fois plus petits. Ces atomes vivants marchent aussi bien que les autres animaux. Ils ont donc des jambes et des pieds, des os dans ces jambes pour les soutenir (ou plutôt sur ces jambes, car les os des insectes c'est leur peau); ils ont des muscles pour les remuer, des tendons et une infinité de fibres dans chaque muscle, et enfin du sang ou des esprits animaux extrêmements subtils et déliés pour remplir ou pour faire mouvoir successivement ces muscles. Ils n'est pas possible sans cela de concevoir qu'ils vivent, qu'ils se nourrissent et qu'ils transportent leur petit corps en différents lieux, selon les différentes impressions des objets; ou plutôt il n'est pas possible que ceux-mêmes qui ont employé toute leur vie à l'anatomie et à la recherche de la nature se représentent le nombre, la diversité et la délicatesse de toutes les parties dont ces petits corps sont nécessairement composés pour vivre et pour exécuter toutes les choses que nous leur voyons faire.

L'imagination se perd et s'étonne à la vue d'une si étrange pe– titesse; elle ne peut atteindre ni se prendre à des parties, qui n'ont point de prise pour elle; et quoique la raison nous convainque de ce qu'on vient de dire, les sens et l'imagination s'y opposent, et nous obligent souvent d'en douter.

Notre vue est très limitée, mais elle ne doit pas limiter son objet. L'idée qu'elle nous donne de l'étendue a des bornes fort étroites; mais il ne suit pas de là que l'étendue en ait. Elle est sans doute infinie en un sens; et cette petite partie de matière, qui se cache à nos yeux, est capable de contenir un monde dans lequel il se trouverait autant de choses, quoique plus petites à proportion, que dans ce grand monde dans lequel nous vivons.

Les petits animaux dont nous venons de parler, ont peut-être d'autres petits animaux qui les dévorent, et qui leur sont imperceptibles à cause de leur petitesse effroyable, de même que ces autres nous sont imperceptibles. Ce qu'un ciron est à notre égard, ces animaux le sont à un ciron; et peut-être qu'il y en a dans la

1. Journal des Savants du 12 nov. 1668.

[ocr errors]

nature de plus petits, et de plus petits à l'infini dans cette proportion si étrange d'un homme à un ciron.

Nous avons des démonstrations évidentes et mathématiques de la divisibilité de la matière à l'infini; et cela suffit pour nous faire croire qu'il peut y avoir des animaux plus petits et plus petits à l'infini, quoique notre imagination s'effarouche de cette pensée. Dieu n'a fait la matière que pour en former des ouvrages admirables; et puisque nous sommes certains qu'il n'y a point de parties dont la petitesse soit capable de borner sa puissance dans la formation de ces petits animaux, pourquoi la limiter et diminuer ainsi sans raison l'idée que nous avons d'un ouvrier infini, en mesurant sa puissance et son adresse par notre imagination qui est finie?

L'expérience nous a déjà détrompés en partie, en nous faisant voir des animaux mille fois plus petits qu'un ciron, pourquoi voudrions-nous qu'ils fussent les derniers et les plus petits de tous? Pour moi, je ne vois pas qu'il y ait raison de se l'imaginer. Il est au contraire bien plus vraisemblable de croire qu'il y en a de beaucoup plus petits que ceux que l'on a découverts; car enfin les petits animaux ne manquent pas aux microscopes, comme les microscopes manquent aux petits animaux.

Lorsqu'on examine au milieu de l'hiver le germe de l'oignon d'une tulipe, avec une simple loupe ou verre convexe, ou même seulement avec les yeux, on découvre fort aisément dans ce germe les feuilles qui doivent devenir vertes, celles qui doivent composer la fleur ou la tulipe, cette petite partie triangulaire qui enferme la graine, et les six petites colonnes qui l'environnent dans le fond de la tulipe. Ainsi on ne peut douter que le germe d'un oignon de tulipe ne renferme une tulipe tout entière.

Il est raisonnable de croire la même chose du germe d'un grain de moutarde, de celui d'un pepin de pomme, et généralement de toutes sortes d'arbres et de plantes, quoique cela ne se puisse pas voir avec les yeux, ni même avec le microscope; et l'on peut dire avec quelque assurance que tous les arbres sont en petit dans le germe de leur semence.

Il ne paraît pas même déraisonnable de penser qu'il y a des arbres infinis dans un seul germe, puisqu'il ne contient pas seulement l'arbre dont il est la semence, mais aussi un très-grand nombre d'autres semences, qui peuvent toutes renfermer dans elles-mêmes de nouveaux arbres et de nouvelles semences d'arbres; lesquelles conserveront peut-être encore, dans une petitesse incompréhensible, d'autres arbres et d'autres semences aussi fécondes que les

premières, et ainsi à l'infini. De sorte que, selon cette pensée qui ne peut paraître impertinente et bizarre qu'à ceux qui mesurent les merveilles de la puissance infinie de Dieu avec les idées de leurs sens et de leur imagination, on pourrait dire que dans un seul pepin de pomme il y aurait des pommiers, des pommes et des semences de pommiers pour des siècles infinis ou presque infinis, dans cette proportion d'un pommier parfait à un pommier dans sa semence; que la nature ne fait que développer ces petits arbres, en donnant un accroissement sensible à celui qui est hors de sa semence, et des accroissements insensibles, mais très-réels et proportionnés à leur grandeur, à ceux qu'on conçoit être dans leurs semences; car on ne peut pas douter qu'il ne puisse y avoir des corps assez petits, pour s'insinuer entre les fibres de ces arbres que l'on conçoit dans leurs semences, et pour leur servir ainsi de nourriture.

Ce que nous venons de dire des plantes et de leurs germes, se peut aussi penser des animaux et du germe dont ils sont produits. On voit dans le germe de l'oignon d'une tulipe une tulipe entière. On voit aussi dans le germe d'un œuf frais, et qui n'a point été couvé, un poulet qui est peut-être entièrement formé 1. On voit des grenouilles dans les œufs des grenouilles, et on verra encore d'autres animaux dans leur germe, lorsqu'on aura assez d'adresse et d'expérience pour les découvrir. Mais il ne faut pas que l'esprit s'arrête avec les yeux; car la vue de l'esprit a bien plus d'étendue que la vue du corps. Nous devons donc penser outre cela que tous les corps des hommes et des animaux, qui naîtront jusqu'à la consommation des siècles, ont peut-être été produits dès la création du monde; je veux dire que les femelles des premiers animaux ont peut-être été créées avec tous ceux de même espèce qu'ils ont engendrés, et qui devaient s'engendrer dans la suite des temps.

On pourrait encore pousser davantage cette pensée, et peut-être avec beaucoup de raison et de vérité; mais on appréhende avec sujet de vouloir pénétrer trop avant dans les ouvrages de Dieu. On n'y voit qu'infinités partout, et non-seulement nos sens et notre imagination sont trop limités pour les comprendre, mais l'esprit même, tout pur et tout dégagé qu'il est de la matière, est trop grossier et trop faible pour pénétrer le plus petit des ouvrages de Dieu. Il se perd, il se dissipe, il s'éblouit, il s'effraie à la vue de ce qu'on appelle un atome selon le langage des sens. Mais toutefois l'esprit

1. Le germe de l'œuf est une petite tache blanche qui est sur le jaune. Voy. le liv. De formatione pulli in ovo de M. Malpighi. — Voy. Miraculum naturæ de M. Swammerdam.

pur a cet avantage sur les sens et sur l'imagination, qu'il reconnaît sa faiblesse et la grandeur de Dieu, et qu'il aperçoit l'infini dans lequel il se perd; au lieu que notre imagination et nos sens rabaissent les ouvrages de Dieu, et nous donnent une sotte confiance qui nous précipite aveuglément dans l'erreur. Car nos yeux ne nous font point avoir l'idée de toutes ces choses que nous découvrons avec les microscopes et par la raison. Nous n'apercevons point par notre vue de plus petit corps qu'un ciron ou une mite. La moitié d'un ciron n'est rien, si nous croyons le rapport qu'elle nous en fait. Une mite n'est qu'un point de mathématique à son égard; on ne peut la diviser sans l'anéantir. Notre vue ne nous représente donc point l'étendue, selon ce qu'elle est en elle-même, mais seulement ce qu'elle est par rapport à notre corps; et parce que la moitié d'une mite n'a pas un rapport considérable à notre corps, et que cela ne peut ni le conserver ni le détruire, notre vue nous le cache entièrement.

Mais si nous avions les yeux faits comme les microscopes, ou plutôt si nous étions aussi petits que les cirons et les mites, nous jugerions tout autrement de la grandeur des corps. Car sans doute ces petits animaux ont les yeux disposés pour voir ce qui les environne, et leur propre corps beaucoup plus grand ou composé d'un plus grand nombre de parties que nous ne le voyons, puisqu'autrement ils n'en pourraient pas recevoir les impressions nécessaires à la conservation de leur vie, et qu'ainsi les yeux qu'ils ont leur seraient entièrement inutiles.

Mais afin de se mieux persuader de tout ceci, nous devons considérer que nos propres yeux ne sont en effet que des lunettes naturelles; que leurs humeurs font le même effet que les verres dans les lunettes; et que selon la situation qu'ils gardent entre eux, et selon la figure du cristallin et de son éloignement de la rétine, nous voyons les objets différemment. De sorte qu'on ne peut pas assurer qu'il y ait deux hommes dans le monde qui les voient précisément de la même grandeur, ou composés de semblables parties, puisqu'on ne peut pas assurer que leurs yeux soient tout à fait semblables.

Ils voient les objets de la même grandeur en ce sens qu'ils les voient compris dans les mêmes bornes. Car ils en voient les extrémités par des lignes presque droites, et qui composent un angle visuel qui est sensiblement égal, lorsque les objets sont vus d'une égale distance. Mais il n'est pas certain que l'idée sensible qu'ils ont de la grandeur d'un même objet soit égale en eux, parce que les moyens qu'ils ont de juger de la distance ne sont pas égaux. De plus, ceux dont les fibres du nerf optique sont plus petites et

plus délicates peuvent remarquer dans un objet beaucoup plus de parties que ceux dont ce nerf est d'un tissu plus grossier.

Il n'y a rien de si facile que de démontrer géométriquement toutes ces choses; et si elles n'étaient assez connues, on s'arrêterait davantage à les prouver 1. Mais parce que plusieurs personnes ont déjà traité ces matières, on prie ceux qui s'en veulent instruire de les consulter.

Puisqu'il n'est pas certain qu'il y ait deux hommes dans le monde qui voient les objets de la même grandeur, et que quelquefois un même homme les voit plus grands de l'œil gauche que du droit, selon les observations que l'on en a faites, qui sont rapportées dans le Journal des Savants de Rome, du mois de janvier 4669, il est visible qu'il ne faut pas nous fier au rapport de nos yeux pour en juger. Il vaut mieux écouter la raison qui nous prouve que nous ne saurions déterminer quelle est la grandeur absolue des corps qui nous environnent, ni quelle idée nous devons avoir de l'étendue d'un pied en carré, ou de celle de notre propre corps, afin que cette idée nous le représente tel qu'il est. Car la raison nous apprend que le plus petit de tous les corps ne serait point si petit s'il était seul, puisqu'il est composé d'un nombre infini de parties, de chacune desquelles Dieu peut former une terre qui ne serait qu'un point à l'égard des autres jointes ensemble. Ainsi l'esprit de l'homme n'est pas capable de se former une idée assez grande pour comprendre et pour embrasser la plus petite étendue qui soit au monde, puisqu'il est borné et que cette idée doit être infinie.

Il est vrai que l'esprit peut connaître à peu près les rapports qui se trouvent entre ces infinis dont le monde est composé; que l'un, par exemple, est double de l'autre, et qu'une toise contient six pieds; mais cependant il ne peut se former une idée qui représente ce que ces choses sont en elles-mêmes.

Je veux toutefois supposer que l'esprit soit capable d'idées qui égalent ou qui mesurent l'étendue des corps que nous voyons; car il est assez difficile de bien persuader aux hommes le contraire. Examinons donc ce qu'on peut conclure de cette supposition. On en conclura sans doute que Dieu ne nous trompe pas; qu'il ne nous a pas donné des yeux semblables aux lunettes qui grossissent ou qui diminuent les objets; et qu'ainsi nous devons croire que nos yeux nous représentent les choses comme elles sont.

Il est vrai que Dieu ne nous trompe jamais; mais nous nous trompons souvent nous-mêmes en jugeant des choses avec trop de 1. Voy. la Dioptrique de M. Descartes.

« IndietroContinua »