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PRÉFACE.

L'esprit de l'homme se trouve par sa nature comme situé entre son Créateur et les créatures corporelles; car, selon saint Augustin, il n'y a rien au-dessus de lui que Dieu, ni rien au-dessous que des corps. Mais comme la grande élévation où il est au-dessus de toutes les choses matérielles n'empêche pas qu'il ne leur soit uni, et qu'il ne dépende même en quelque façon d'une portion de la matière; aussi la distance infinie qui se trouve entre l'Etre souverain et l'esprit de l'homme n'empêche pas qu'il ne lui soit uni immédiatement, et d'une manière très-intime. Cette dernière union l'élève au-dessus de toutes choses; c'est par elle qu'il reçoit sa vie, sa lumière et toute sa félicité; et saint Augustin nous parle en mille endroits de ses ouvrages de cette union, comme de celle qui est la plus naturelle et la plus essentielle à l'esprit. Au contraire, l'union de l'esprit avec le corps abaisse l'homme infiniment; et c'est aujourd'hui la principale cause de toutes ses erreurs et de toutes ses misères.

Je ne m'étonne pas que le commun des hommes, ou que les philosophes païens ne considèrent dans l'àme que son rapport et son union avec le corps, sans y reconnaître le rapport et l'union qu'elle a avec Dieu; mais je suis surpris que des philosophes chrétiens, qui doivent préférer l'esprit de Dieu à l'esprit humain, Moïse à Aristote, saint Augustin à quelque misérable commentateur d'un philosophe païen, regardent plutôt l'âme comme la forme du corps que comme faite à l'image et pour l'image de Dieu, c'est-à-dire, selon saint Augustin, pour la vérité, à laquelle seule elle est immédiatement unie. Il est vrai que l'âme est unie au corps, et qu'elle en est naturellement la forme; mais il est vrai aussi qu'elle est unie à Dieu d'une manière bien plus étroite et bien plus essentielle.

1. Nihil est potentius illa creatura quæ mens dicitur rationalis, nihil est sublimius.

Quidquid supra illam est, jam creator est. Tr. 23, sur S. Jean.

Quod rationali anima melius est, omnibus consentientibus, Dens est. Aug.

2. Ad ipsam similitudinem non omnia facta sunt, sed sola substantia rationalis : quare omnia per ipsam, sed ad ipsam, non nisi anima rationalis. Itaque substantia rationalis et per ipsam facta est, et ad ipsam : non enim est ulla natura interposita. Lib. imp. de Gen. ad litt.

Rectissime dicitur factus ad imaginem et similitudinem Dei, non enim aliter incommutabilem veritatem posset mente conspicere. De ver. rel.

Ce rapport qu'elle a à son corps pourrait n'être pas; mais le rapport qu'elle a à Dieu est si essentiel qu'il est impossible de concevoir que Dieu puisse créer un esprit sans ce rapport.

Il est évident que Dieu ne peut agir que pour lui-même, qu'il ne peut créer les esprits que pour le connaître et pour l'aimer, qu'il ne peut leur donner aucune connaissance, ni leur imprimer aucun amour qui ne soit pour lui et qui ne tende vers lui; mais il a pu ne pas unir à des corps les esprits qui y sont maintenant unis. Ainsi le rapport que les esprits ont à Dieu est naturel, nécessaire, et absolument indispensable; mais le rapport de notre esprit à notre corps, quoique naturel à notre esprit, n'est point absolument nécessaire ni indispensable.

Ce n'est pas ici le lieu d'apporter toutes les autorités et toutes les raisons qui peuvent porter à croire qu'il est plus de la nature de notre esprit d'être uni à Dieu que d'ètre uni à un corps; ces choses nous mèneraient trop loin. Pour mettre cette vérité dans son jour, il serait nécessaire de ruiner les principaux fondements de la philosophie païenne, d'expliquer les désordres du péché, de combattre ce qu'on appelle faussement expérience, et de raisonner contre les préjugés et les illusions des sens. Ainsi il est trop difficile de faire parfaitement comprendre cette vérité au commun des hommes pour l'entreprendre dans une préface.

Cependant il n'est pas malaisé de la prouver à des esprits attentifs, et qui sont instruits de la véritable philosophie. Car il suffit de les faire souvenir que, la volonté de Dieu réglant la nature de chaque chose, il est plus de la nature de l'âme d'être unie à Dieu par la connaissance de la vérité et par l'amour du bien, que d'être unie à un corps; puisqu'il est certain, comme on vient de le dire, que Dieu a fait les esprits pour le connaître et pour l'aimer plutôt que pour informer des corps. Cette preuve est capable d'ébranler d'abord les esprits un peu éclairés, de les rendre attentifs, et ensuite de les couvaincre; mais il est moralement impossible que des esprits de chair et de sang, qui ne peuvent connaître que ce qui se fait sentir, puissent être jamais convaincus par de semblables raisonnements. Il faut, pour ces sortes de personnes, des preuves grossières et sensibles, parce que rien ne leur paraît solide s'il ne fait quelque impression sur leurs sens.

Le péché du premier homme a tellement affaibli l'union de notre esprit avec Dieu, qu'elle ne se fait sentir qu'à ceux dont le cœur est purifié et l'esprit éclairé; car cette union paraît imaginaire à tous ceux qui suivent aveuglément les jugements des sens et les mouvements des passions'.

Au contraire, il a tellement fortifié l'union de notre âme avec notre corps qu'il nous semble que ces deux parties de nous-mêmes

1. Mens, quod non sentit, nisi cum purissima et beatissima est, nulli cohæret, nisi ipsi veritati, quæ similitudo et imago Patris, et sapientia dicitur. Aug., lib. imp. de Gen. ad lill.

ne soient plus qu'une même substance; ou plutôt il nous a de telle sorte assujettis à nos sens et à nos passions, que nous sommes portés à croire que notre corps est la principale des deux parties dont nous sommes composés.

Lorsque l'on considère les différentes occupations des hommes, il ya tout sujet de croire qu'ils ont un sentiment si bas et si grossier d'eux-mêmes; car comme ils aiment tous la félicité et la perfection de leur ètre, et qu'ils ne travaillent que pour se rendre plus heureux et plus parfaits, ne doit-on pas juger qu'ils ont plus d'estime de leur corps et des biens du corps que de leur esprit et des biens de l'esprit, lorsqu'on les voit presque toujours occupés aux choses qui ont rapport aux corps, et qu'ils ne pensent presque jamais à celles qui sont absolument nécessaires à la perfection de leur esprit? Le plus grand nombre ne travaille avec tant d'assiduité et de peine que pour soutenir une misérable vie, et pour laisser à leurs enfants quelques secours nécessaires à la conservation de leurs corps. Ceux qui, par le bonheur ou le hasard de leur naissance, ne sont point sujets à cette nécessité, ne font pas mieux connaître par leurs exercices et par leurs emplois qu'ils regardent leur ame comme la plus noble partie de leur être. La chasse, la danse, le jeu, la bonne chère sont leurs occupations ordinaires. Leur âme, esclave du corps, estime et chérit tous ces divertissements, quoique tout à fait indignes d'elle. Mais parce que leur corps a rapport à tous les objets sensibles, elle n'est pas seulement esclave du corps, mais elle l'est encore, par le corps, à cause du corps, de toutes les choses sensibles. Car c'est par le corps qu'ils sont unis à leurs parents, à leurs amis, à leur ville, à leur charge, et à tous les biens sensibles, dont la conservation leur paraît aussi nécessaire et aussi estimable que la conservation de leur ètre propre. Ainsi le soin de leurs biens et le désir de les augmenter, la passion pour la gloire et pour la grandeur les agitent et les occupent infiniment plus que la perfection de leur âme.

Les savants mèmes, et ceux qui se piquent d'esprit, passent plus de la moitié de leur vie dans des actions purement animales, ou telles qu'elles donnent à penser qu'ils font plus d'état de leur santé, de leurs biens et de leur réputation que de la perfection de leur esprit. Ils étudient plutôt pour acquérir une grandeur chimérique dans l'imagination des autres hommes que pour donner à leur esprit plus de force et plus d'étendue; ils font de leur tète une espèce de garde-meuble dans lequel ils entassent, sans discernement et sans ordre, tout ce qui porte un certain caractère d'érudition, je veux dire tout ce qui peut paraître rare et extraordinaire et exciter l'admiration des autres hommes. Ils font gloire de ressembler à ces cabinets de curiosités et d'antiques qui n'ont rien de riche ni de solide, et dont le prix ne dépend que de la fantaisie, de la passion et du hasard; et ils ne travaillent presque jamais à se rendre l'esprit juste et à régler les mouvements de leur cœur.

Ce n'est pas toutefois que les hommes ignorent entièrement qu'ils ont une âme, et que cette âme est la principale partie de leur étre1. Ils ont été aussi mille fois convaincus par la raison et par l'expérience que ce n'est point un avantage fort considérable que d'avoir de la réputation, des richesses, de la santé pour quelques années; et généralement que tous les biens du corps, et ceux qu'on ne possède que par le corps et qu'à cause du corps, sont des biens imaginaires et périssables. Les hommes savent qu'il vaut mieux ètre juste que d'être riche, être raisonnable que d'être savant, avoir l'esprit vif et pénétrant que d'avoir le corps prompt et agile. Ces vérités ne peuvent s'effacer de leur esprit, et ils les découvrent infailliblement lorsqu'il leur plaît d'y penser. Homère, par exemple, qui loue son héros d'être vite à la course, eût pu s'apercevoir, s'il l'eut voulu, que c'est la louange que l'on doit donner aux chevaux et aux chiens de chasse. Alexandre, si célèbre dans les histoires par ses illustres brigandages, entendait quelquefois dans le plus secret de sa raison les mêmes reproches que les assassins et les voleurs, malgré le bruit confus des flatteurs qui l'environnaient; et César, au passage du Rubicon, ne put s'empêcher de faire connaître que ces reproches l'épouvantaient, lorsqu'il se résolut enfin de sacrifier à son ambition la liberté de sa patrie.

L'âme, quoiqu'unie au corps d'une manière fort étroite, ne laisse pas d'être unie à Dieu; et dans le temps même qu'elle reçoit par son corps ces sentiments vifs et confus que ses passions lui inspirent, elle reçoit de la vérité éternelle, qui préside à son esprit, la connaissance de son devoir et de ses déréglements 2. Lorsque son corps la trompe, Dieu la détrompe; lorsqu'il la flatte, Dieu la blesse; et lorsqu'il la loue et qu'il lui applaudit, Dieu lui fait intérieurement de sanglants reproches, et il la condamne par la manifestation d'une loi plus pure et plus sainte que celle de la chair qu'elle a suivie.

Alexandre n'avait pas besoin que les Scythes lui vinssent apprendre son devoir dans une langue étrangère; il savait de celui même qui instruit les Scythes et les nations les plus barbares les règles de la justice qu'il devait suivre. La lumière de la vérité qui éclaire tout le monde l'éclairait aussi; et la voix de la nature, qui ne parle ni grec, ni scythe, ni barbare, lui parlait comme au reste des hommes un langage très-clair et très-intelligible 5. Les

1. Non exigua hominis portio, sed totius humanæ universitatis substantia est. Amb., 6, hex. 7.

2. Ubique veritas præsidet omnibus consulentibus te, simulque respondet omnibus etiam diversa consulentibus. Liquide tu respondes, sed non liquide omnes audiunt. Omnes unde volunt consulunt, sed non semper quod volunt audiunt. Conf. S. Aug., liv. 10, ch. 26.

3. Intus in domicilio cogitationis, nec Hebræa, nec Græca, nec Latina, nec Barbara VERITAS, sine oris et linguae organis, sine strepitu syllabarum. Conf. S. Aug., liv. 11, ch. 3.

Voy. Quinte-Curce, liv. 7, ch. 8,

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