Immagini della pagina
PDF
ePub

Ce qui a influé sur la traduction de M. Paris, c'est sa conviction que l'auteur de cette partie de la première branche écrivait bien avant la fin du douzième siècle. D'après lui, ces vers appartiennent au poëte qui le premier a introduit l'histoire de l'antagonisme du goupil et du loup dans le domaine de la poésie vulgaire 1).

S'il n'avait pas cru devoir attribuer à ces vers une date si ancienne, je suppose qu'il aurait traduit autrement. Eh bien, dans le cours de cette étude je compte établir que les vers 23-240 sont de beaucoup postérieurs à l'époque que M. Paris leur assigne. Au lieu d'appartenir au poëte qui le premier raconta la guerre de Renart et d' Ysengrin, ils sont dus à la plume d'un des derniers, probablement à un arrangeur qui, en coordonnant quelques branches jusque-là éparses, fit un recueil plus complet.

Remarquons que le nom propre Renart devint peu à peu un appellatif et prit la place du mot goupil, qui disparut de la langue. Ainsi les Chroniques de Saint-Denis écrivent li renars (apud dom Bouquet II, 165), et déjà la 29me branche du Roman de Renart, en racontant que des chasseurs s'étaient mis en campagne, dit, (dans un texte remanié) vs. 22026:

Atant ont levé un renart 2).

Mais déjà depuis un certain temps on se servait

1) Nouvelle étude sur le Roman de Renart, à la suite de Les aventures de maître Renart, etc. p. 330 suiv.

2) Dans la rédaction plus ancienne, publiée par M. Chabaille (Supplément, p. 222 suiv.), ce vers se lit ainsi, p. 223: Si ont encontré dant Renart.

Dans la 20 branche, vs. 10493, on lit:

Tybert, fet li Renart, villecome,

Mais il saute aux yeux que l'article doit être retranché.

indifféremment des deux mots comme appellatifs. Ainsi, dans les premières années du xme siècle, Guillaume de Normandie, dans son Bestiaire, parle de

Cest goupil qui tant set mal art,

Que nos ci appelons renart1).

Il me semble que l'auteur de la première branche, ou plutôt du prologue, réunit les deux mots dans le même sens.

Icil gorpil nos senefie

Renart qui tant sot (set?) de mestrie.

>> Par ce goupil créé par Ève il faut entendre la bête astucieuse que nous appelons le renard"; et il avait déjà dit: ce goupil avait le poil roux comme le renard. Tous ceux » qui sont d'engin et d'art," on les appelle Renart, à cause du renard et du goupil. Les Renarts humains et les renards-goupils sont aussi astucieux les uns que les autres. Si Renart sait tromper les hommes, le goupil en fait de même pour les bêtes. Ils étaient bien du même lignage, avec les mêmes mœurs, les mêmes idées.

Il me semble que dans tout ce passage il n'est pas question d'un homme du nom de Renart, dont le goupil a pris le nom2).

Dans la tirade suivante, où il est question d'Ysengrin, je ne retrouve non plus un » homme de sang et de violence" qui aurait légué son nom au loup. Ysengrin, l'oncle de Renart, fut un grand voleur. Il n'est pas question ici de deux hommes mais des deux héros de la légende. On sait que

[ocr errors]

1) Cité par M. Édélestand du Méril, Poésies inédites du moyen âge, p. 107.

2) Robert ne l'y a pas vu non plus, dans son analyse de ce passage, dans les Fables inédites du XIIe, XIIIe et XIVe siècles, tom. I, p. CXXV.

dans plusieurs poëmes de ce cycle il est question de la parenté des deux animaux: dans le Reinardus le loup est appelé patruus de Renart, p. e. I, 10, 101, 114, 125, 143; II, 413, 604, 779, 894, 1091, 1169, etc.; dans la 18e branche française il s'appelle oncles, p. e. vs. 7731, 7763, 7815, 7855, 7962; et le renard ntés, vs. 7713, 7805. Il en est de même dans le Reinaert flamand1). Et l'auteur du prologue de la première branche dit très-explicitement, vs. 157:

Li leus dou gorpil fait neveu
Et li gorpiz oncle dou leu.

Ensuite le loup des poëmes populaires, Ysengrin, est toujours dépeint comme un voleur (roberre, lerre) vorace, et dans le Pœnitentiarius il dit en se confessant, vs. 14:

Sum fur, sum praedo, sum sine fronte latro,
Semper in insidiis sum, semper vivo rapinis.

Je me hâte cependant d'ajouter que le texte publié par Méon est fort corrompu, ce qui en rend l'interprétation difficile.

Examinons par exemple le commencement de la tirade où le poëte parle des compagnes de Renart et d'Ysengrin:

Dame Hersent resenifie

La louve qui est si haïe,
Qui si par est aigre d'anbler:
Bien puet cele Hersent senbler,

Cele Hersent la lentilleuse,
Qui fame ert Ysengrin espeuse.

La gorpille le senefie,

Car moult set d'art et de murtrie;

Se l'une iert mestre abaeresse,

Et l'autre mestre lecharesse,

1) Voyez sur cette parenté M. Grimm, Reinhart Fuchs, p.

XX suiv.

Moult furent bien les deux d'un cuer

L'une fu l'autre, ce cuit, suer.

Qui ne voit qu'il y a quelques lignes omises entre le 6 et le 7 vers? Cela est tellement évident que je me crois dispensé de m'y arrêter davantage1).

A l'occasion de cette lacune, je me demande si c'est la seule omission du scribe? Je crois en remarquer une seconde. Ysengrin, dit le poëte, c'est le loup qu'Ève fit sortir de la mer. C'est un voleur,

nom.

et tous ceux qui vivent de rapine ont droit au même Puis il revient aux deux héros de la tradition, en disant: ils étaient d'une même famille, leurs pensées et leurs sentiments étaient les mêmes.

Et Ysengrin apele l'on

Le leu par iceste acoison.

On ne voit pas pourquoi le loup, à cause de sa parenté avec Renart, et pour avoir le même caractère que celui-ci, est appelé Ysengrin. N'y a-t-il pas lieu d'admettre qu'il faut clore le vers précédent par un point () et que l'acoison qui a fait donner le nom d'Ysengrin au loup est restée dans la plume du copiste?

Même en admettant que l'auteur de ce prologue ait voulu dire que les noms des principaux acteurs ont été empruntés à deux hommes, cela prouverait seulement que c'était là son opinion toute personnelle. Et du moment que ce n'est pas celle du poëte qui le premier parla de la guerre de Renart et d'Ysengrin, elle n'est d'aucun poids dans la question qui nous occupe.

1) M. Paulin Paris, en citant ce passage, 1. c. p. 352, omet les vs. 5-10. Il met un point après le deuxième; mais en réfléchissant sur le contexte, on verra que cette ponctuation, toute dans l'intérêt de sa traduction, n'est pas admissible.

Tout ce que M. Paris veut bien accorder à M. Grimm, »c'est que fréquemment portés par des hommes francs d'origine, ces noms ont une origine franque"); mais, dit-il, n'allons plus croire avec lui qu'on ait choisi celui de Renart parce qu'il est, en vieil allemand, synonyme de conseiller.... A la place de Renart et d'Ysengrin, supposez tout autre nom également usité.... vous trouverez dans les origines franco-germaniques la justification pour le moins aussi plausible du choix qu'on en auroit fait "2).

Je ne vois pas que ces noms empruntés à des personnages que la plupart des auditeurs ne connaissaient pas, pussent avoir pour ceux-ci un sens qui fût une » justification plausible" du choix qu'on en aurait fait.

Ce que M. Paris appelle »l'échafaudage étymologique de M. Grimm" 3) explique bien mieux la chose. Le nom significatif du renard et du loup est en parfaite harmonie avec la plupart des noms de ce cycle, qui sont parlans. Et seule cette étymologie peut nous faire comprendre le sens de certains passages du roman.

Lorsque, dans la 18e branche, Ysengrin, croyant avoir tué Renart, dit, vs. 7794:

Trop ai vilainement ovré,

Je n'ai mès cure de deport,
Qant je mon conseiller ai mort,

ne constate-t-il pas la justesse de l'opinion de M. Grimm?

Et si l'on n'est pas d'accord avec lui, quelle

1) Nouvelle étude sur le Roman de Renart, à la suite de Les aventures de maître Renart, etc. p. 348.

2) Ibidem.

3) Ibidem

« IndietroContinua »