De quel étonnement, ô ciel! suis-je frappée? Est-ce un songe? et mes yeux ne m'ont-ils point trompée? Quel est ce sombre accueil, et ce discours glacé Qui semble révoquer tout ce qui s'est passé ? Sur quel espoir croit-il que je me sois rendue, Et qu'il ait regagné mon amitié perdue? J'ai cru qu'il me jurait que, jusques à la mort, Son amour me laissait maîtresse de son sort. Se repent-il déjà de m'avoir apaisée ? Mais moi-même tantôt me serais-je abusée,
Ah!... Mais il vous parlait. Quels étaient ses discours, Madame?
Moi, Madame! Il vous aime toujours.
Il y va de sa vie, au moins, que je le croie. Mais, de grâce, parmi tant de sujets de joie, Répondez-moi : comment pouvez-vous expliquer Ce chagrin qu'en sortant il m'a fait remarquer?
Madame, ce chagrin n'a point frappé ma vue :
Il m'a de vos bontés long-temps entretenue; Il en était tout plein quand je l'ai rencontré. J'ai cru le voir sortir tel qu'il était entré. Mais, Madame, après tout faut-il être surprise Que, tout prêt d'achever cette grande entreprise, Bajazet s'inquiète, et qu'il laisse échapper Quelque marque des soins qui doivent l'occuper ?
Je vois qu'à l'excuser votre adresse est extrême. Vous parlez mieux pour lui qu'il ne parle lui-même.
ROXANE.
Madame, c'est assez.
Je conçois vos raisons mieux que vous ne pensez. Laissez-moi. J'ai besoin d'un peu de solitude. Ce jour me jette aussi dans quelque inquiétude; J'ai, comme Bajazet, mon chagrin et mes soins, Et je veux un moment y penser sans témoins.
De tout ce que je vois que faut-il que je pense ? Tous deux à me tromper sont-ils d'intelligence?
Pourquoi ce changement, ce discours, ce départ? N'ai-je pas même entre eux surpris quelque regard? Bajazet interdit! Atalide étonnée !
O ciel! à cet affront m'auriez-vous condamnée ? De mon aveugle amour seraient-ce là les fruits? Tant de jours douloureux, tant d'inquiètes nuits, Mes brigues, mes complots, ma trahison fatale... Naurais-je tout tenté que pour une rivale? Mais peut-être qu'aussi, trop prompte à m'affliger, J'observe de trop près un chagrin passager.
J'impute à son amour l'effet de son caprice. Neût-il pas jusqu'au bout conduit son artifice? Prêt à voir le succès de son déguisement,
Quoi! ne pouvait-il pas feindre encore un moment ? Non, non, rassurons-nous. Trop d'amour m'intimide. Et pourquoi dans son cœur redouter Atalide? Quel serait son dessein ? Qu'a-t-elle fait pour lui? Qui de nous deux enfin le couronne aujourd'hui ? Mais, hélas! de l'amour ignorons-nous l'empire? Si par quelqu'autre charme Atalide l'attire, Qu'importe qu'il nous doive et le sceptre et le jour ? Les bienfaits dans un cœur balancent-ils l'amour? Et sans chercher plus loin, quand l'ingrat me sut plaire, Ai-je mieux reconnu les bontés de son frère ? Ah! si d'une autre chaîne il n'était point lié, L'offre de mon hymen l'eût-il tant effrayé ? N'eût-il pas sans regret secondé mon envie ?
L'eût-il refusé même aux dépens de sa vie?
Que de justes raisons !... Mais qui vient me parler? Que veut-on ?
Pardonnez si j'ose vous troubler. Mais, Madame, un esclave arrive de l'armée ; Et, quoique sur la mer la porte fût fermée, Les gardes, sans tarder, l'ont ouverte, à genoux, Aux ordres du sultan qui s'adressent à vous. Mais ce qui me surprend, c'est Orcan qu'il envoie.
Oui, de tous ceux que le sultan emploie, Orcan, le plus fidèle à servir ses desseins, Né sous le ciel brûlant des plus noirs Africains. Madame, il vous demande avec impatience. Mais j'ai cru vous devoir avertir par avance, Et, souhaitant sur-tout qu'il ne vous surprît pas, Dans votre appartement j'ai retenu ses pas.
Quel malheur imprévu vient encor me confondre ?
Quel peut être cet ordre, et que puis-je répondre ? Il n'en faut point douter, le sultan inquiet Une seconde fois condamne Bajazet...
On ne peut sur ses jours, sans moi, rien entreprendre: Tout m'obéit ici... Mais dois-je le défendre? Quel est mon empereur? Bajazet? Amurat? J'ai trahi l'un. Mais l'autre est peut-être un ingrat. Le temps presse. Que faire en ce doute funeste? Allons, employons bien le moment qui nous reste. Ils ont beau se cacher : l'amour le plus discret Laisse, par quelque marque, échapper son secret. Observons Bajazet, étonnons Atalide,
Et couronnons l'amant, ou perdons le perfide.
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