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doctrines, une chose surtout ne lui manque, l'étude philosophique de l'homme.

Des systèmes passons maintenant aux faits, et voyons enfin si cette société, pour qui l'imagination cherche des remèdes chimériques, est si malade que les ressources connues de l'art soient épuisées. Quel est, en effet, son état moral, et la sollicitude qu'elle inspire est-elle fondée? On peut hésiter; les réponses les plus contradictoires se font entendre. S'agit-il de la société passée, de celle de l'ancien régime, le jugement n'est jamais assez sévère. Jamais on ne craint de trop insulter ce monument écroulé, le seul peut-être dont les ruines n'aient jamais été respectées. L'indignation s'empare du plus froid historien dès qu'il parle de la société du xvi11° siècle, et le moins religieux est prêt à voir une justice de la Providence dans les rigueurs sanglantes de la révolution française. Le bien que celle-ci a fait est en revanche complaisamment étalé, et les censeurs les plus sévères de nos gouvernements nous feraient croire volontiers au retour d'un âge d'or social dont la pureté serait sans alliage, si le pouvoir ne nous faisait vivre au siècle de fer. Un temps n'est pas loin où, mise en présence d'une dynastie qui représentait la société passée, la France, enthousiaste de ses propres vertus, se comparait avec un orgueil sans limites à ce qu'elle avait été, et faisait de sa propre perfection une incompatibilité de plus avec la restauration de l'ancien régime.

Mais lorsque la controverse politique cesse, et qu'il est question d'observer la société en elle-même, si l'écrivain surtout à constaté douloureusement

que ses opinions politiques le rangent dans la minorité, l'optimisme moral s'évanouit, et la société est à son tour condamnée au supplice de l'exposition publique. L'unité, la constance, la foi, l'harmonie des actions et des croyances, la dignité des moeurs, l'énergie du dévouement et la grandeur du caractère, tous les mérites sont à l'envi décernés à ce qui n'est plus. Quant à nous, nous marchons à la dissolution, à la décomposition; nous sommes en poussière, c'est le mot consacré. L'individualisme triomphant a tout desséché, et ce sable aride ne peut plus boire que le sang. Une démocratie incrédule, revêtue de nos formes modernes de gouvernement, c'est exactement le sépulcre blanchi de l'Évangile. Il faudrait le souffle de vie d'une doctrine nouvelle pour ranimer ces cendres, et remettre debout ces ossements,

Quel est le portrait fidèle? où se montre la vérité? Bien téméraire qui voudrait en quelques mots juger son temps et son pays. Une distinction cependant est nécessaire. C'est la société politique et civile qui vient de la révolution. Or, quoi qu'on pense en matière de gouvernement, il paraît impossible de nier que cette société, dans ses relations journalières avec ses autorités immédiates, voit régner une équité, une modération, une régularité qui sont les fruits de la civilisation moderne. La morale publique, en ce qui concerne la gestion des intérêts ordinaires de la communauté, a, sans contredit, fait d'évidents progrès. Les rapports sociaux, renfermés dans le cercle où la législation les règle, où les tribunaux les jugent, admettent également une sûreté, une facilité, une douceur qui attestent aussi un pro

grès réel; et si l'on consent pour un moment à ne voir dans la société qu'une multitude administrée, qui travaille et produit, vend et achète, passe des contrats, plaide des procès, conclut des transactions, on doit accorder que la société française est la mieux faite qu'aucune époque ait présentée, et donner tort aux réformateurs impatients qui prétendent substituer l'ouvrage de leurs mains à cette oeuvre des siècles et des événements. Mais si nos regards plongent plus avant, si nous observons le fond de la société, ce qu'on pourrait appeler la société morale, si nous jugeons les actions moins dans leurs apparences, dans leurs conséquences visibles que dans leurs principes, si nous osons enfin sonder les reins et les coeurs, nous concevrons mieux la sévérité de certains jugements, et le moraliste qui peindrait les caractères et les mœurs de ce siècle ne nous paraîtra pas plus que La Bruyère condamné à la monotonie du panégyrique.

Nous n'immolerons pas le présent au passé. Les moeurs anciennes de la France, à toute époque, ne nous inspirent qu'une admiration fort médiocre et nulle sympathie. Il y avait dans le passé un vice que rien pour nous ne rachète, l'inégalité civile. Partout où elle existe, quelque grandeur qu'elle développe chez un petit nombre à l'aide du privilége (et, en France, il y a longtemps que le privilége ne développait plus rien de grand), elle entraîne une corruption qui lui est propre, qui dépare les sociétés les plus belles, qui gâte les meilleures et les plus généreuses natures. Le passé avec tous ses bienfaits, avec toutes ses gloires, doit apparemment avoir mérité

lui garde

cette inimitié profonde et implacable que le coeur de la nation. Mais, en elle-même et toute comparaison écartée, la société actuelle peut déplaire par plus d'un côté. C'est une société sensée; elle a, dans toutes les significations du mot, ce que le christianisme appelle la sagesse du siècle. Elle aime l'ordre, honore le travail, estime la morale qui protége le travail et l'ordre; mais pourquoi? parce qu'elle veut du bien-être. Elle ne s'en cache pas; et de ce goût fort naturel elle tire assez de vanité pour vouloir qu'on l'en loue, et faire de félicité vertu. Tout cela est bon assurément sans être fort beau, mais cela constitue une société régulière encore plus qu'une société morale. L'intérêt y prévaut publiquement, et l'intérêt, quelque parfaitement qu'on l'entende, donne à toutes les vertus l'air de la prudence qui en est une aussi, mais qui n'est ni la première ni la mère de toutes. Dieu seul est juge des intentions, et nul n'oserait prétendre qu'il n'y en ait pas beaucoup de désintéressées, que la source vive des sentiments élevés et des passions pures ait cessé de jaillir. Mais enfin, la première place dans l'estime d'un certain monde semble aujourd'hui réservée à la sagesse utile. Le caractère général des actions et des affections est une certaine mesure qui interdit à la fois l'excès du bien et celui du mal, l'abus et le sacrifice. Lors même, et les exemples n'en sont pas trop rares, que le dévouement se montre, il se couvre, autant qu'il le peut, des apparences du calcul; il a soin d'établir qu'il a bien placé sa peine, et que la prévoyance ne lui a pas manqué. En général, l'opinion, le pouvoir, les fondateurs d'institutions et

les faiseurs de livres ne sont occupés que des moyens de rendre le devoir profitable et d'intéresser la vertu. Si ce but est atteint, la société sans doute y gagnera; qui sait même si la masse des bonnes actions ne s'en accroîtra pas? Mais qui peut douter aussi que les affections n'en deviennent moins profondes, les coeurs plus arides, les âmes moins grandes?

Se faire une position, améliorer celle qu'on s'est faite, voilà aujourd'hui le but et la règle. Et comme les bons moyens sont en général les plus sûrs, la vertu est, ou peu s'en faut, considérée comme un capital reproductif, et la morale déchoit à n'être qu'une partie de l'économie politique. Des philosophes sincères en sont à peu près convenus. Qu'arrive-t-il alors que cette opinion-là passe des esprits dans les consciences? La masse sociale, contenue par les lois et dirigée par l'intérêt, semble en péril au premier vent qui dérange cette belle ordonnance, plus digne d'une machine que d'une société. Dénuée de principes, sa conduite est à la merci d'un faux calcul. La moindre erreur, la moindre variation dans son intérêt peut la bouleverser en un jour; au milieu du calme la sécurité n'existe jamais. On sent que si les bras sont occupés, les esprits ne sont pas fixés, et que rien d'immuable ne garantit la durée. On ne sait ce que le peuple croit, car soi-même on ne sait que croire; les intérêts à leur tour s'alarment de n'avoir d'autre sauvegarde que l'intérêt. Et cependant où trouver mieux? Quel dieu invoquer? La tradition, elle n'existe plus; tout est nouveau. La religion, on la veut en gros comme moyen

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