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RÉCIT D'UN VOYAGEUR

SOUVENIRS DE LA VIE RUSSE ET COSAQUE

(SUITE).

<< Sit modus lasso maris, et viarum militiæque.

CHAPITRE VIII.

LE MOINE DE PETCHERSKI.

La famine continuait à sévir avec plus de force que jamais. Moscou et ses environs étaient devenus un théâtre de désolation. On ne voyait plus partout que la misère et l'effroi; des formes ressemblant plus à des spectres qu'à des hommes parcouraient les rues, cherchant à leurs maux un soulagement qu'ils ne rencontraient pas; ils étendaient leurs mains amaigries pour implorer la charité, puis ils mouraient de faiblesse à la suite de ce simple effort. Les souffrances étaient telles que des mères affolées par le désespoir et la faim, se nourrissaient de la chair de leurs petits enfants morts, et les pères, réduits à la même extrémité, dévoraient les cadavres de leurs fils. Les sépultures étaient souvent violées; les corps arrachés de leurs cercueils et disputés aux loups par les mourants. La vie humaine n'était même pas toujours respectée. La famine semblait avoir détruit tout sentiment de charité. Par toute la cité ce n'était qu'un spectacle horrible et partout on n'entendait plus que les cris navrants de la misère ou les hurlements de la folie. Des foules d'affamés et de mourants remplissaient les cours et interceptaient les avenues du palais, demandant jour et nuit au czar Boris Godonnow de leur donner de la nourriture; mais le Czar impuissant ne pouvait ni soulager toutes les misères, ni punir toutes les infractions aux lois. Ses trésors avaient été

Nouvelle Série. Tome XXVII. No 134.

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épuisés en largesses; les greniers publics vidés pour le peuple, et l'armée, dont la présence eût pu peut-être maintenir quelque ordre dans la ville, était répandue dans toutes les campagnes environnantes pour arrêter les dévastations du voleur Klopko. Cet homme, à la tête d'une bande de maraudeurs féroces, que la misère avait rassemblés, se trouvait assez fort pour lutter contre les troupes du Czar et interceptait les convois de vivres envoyés à la capitale de tous les coins de l'empire.

La guerre et la famine ne tardèrent pas d'amener à leur suite la peste; une terrible épidémie se répandit dans Moscou et emporta des milliers d'individus que la famine avait épargnés. Les horreurs de la maladie vinrent alors s'ajouter aux horreurs de la famine. Les amis se fuyaient et le frère mourant refusait de voir sa sœur de peur de lui communiquer le mal affreux qui l'emportait. Cependant, au milieu de cette désolation générale, quelques rares exemples de vertu et de générosité se montraient parfois et prouvaient que tous n'étaient pas féroces, que tous n'étaient pas égoïstes; que ces horribles souffrances n'avaient pas éteint tout sentiment de charité, mais que la bienveillance et l'amour régnaient encore dans certains cœurs, même dans ces temps de suprême épreuve. On rencontra heureusement quelques êtres qui, suivant les inspirations de la vertu, se plurent à soulager les souffrances de leurs frères,

Parmi ceux qui se montrèrent les plus zélés à remplir cette mission de charité, il n'y en eut pas de plus généreux et de plus actif que mon excellent maître le Métropolitain de Rostoff, Non-seulement, il s'occupa lui-même des œuvres de miséricorde; mais il me donna l'ordre de suspendre mes occupations de secrétaire, et de suivre son exemple en me consacrant tout entier au soulagement des malheureux; il me fit mettre de côté tous mes livres et mon attirail de bureau pour m'employer du matin au soir au service de ceux qui souffraient; il m'envoyait surtout à la recherche des pauvres honteux et dont les besoins étaient plus pressants. Enfin, pour que les ressources ne me manquassent pas, il me fit faire d'abondantes provisions et me donna la liberté de puiser dans ses trésors.

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Je ne pouvais recevoir un emploi plus agréable, et plus en rapport avec mes propres inclinations; car, d'un naturel com

pâtissant, je n'étais pas enclin à la peur. Je ne craignais pas la peste qui faisait à ce moment de si grands ravages, et ce fut avec bonheur que je me consacrai au soulagement de l'infortune. Entreprenant donc ma nouvelle mission avec zèle, je m'y livrai avec ardeur, cherchant à découvrir les bouges les plus infects, où s'abritent les plus grandes misères, celles qui sont le plus à plaindre.

Cependant, mes bonnes intentions étaient presque toujours. devancées, il y en avait un autre qui me précédait souvent dans l'exercice de la charité. Si je montais dans un pauvre grenier porter la consolation à quelque mère désolée ou donner du pain à ses enfants affamés, il arrivait souvent qu'un des anges de la terre y avait passé avant moi. Si j'entrais dans la demeure de la misère pour consoler quelque vieillard désespéré et mourant de faim; la bienfaisance y était entrée avant moi. En un mot, presque partout sur mon chemin je rencontrais les traces de la charité au milieu de cette atmosphère pestiférée. Presque partout où la détresse m'avait appelé, la comtesse Mariana Romanoff m'avait déjà précédé. Son nom accompagné de louanges et de bénédictions était sur toutes les lèvres; les petits enfants le prononçaient dans leurs prières, tandis que leurs parents, les larmes de reconnaissance aux yeux, parlaient d'elle comme. d'une sainte protectrice. C'est elle, en effet, qui était cet ange de paix qui me précédait partout pour calmer les pleurs de la souffrance ou les cris du désespoir. Aussi, il me tardait de la rencontrer, car je ne la connaissais pas encore. J'eus enfin ce bonheur, je la rencontrai dans une famille plongée dans un deuil profond. Quand je la vis pour la première fois versant la consolation et l'espérance dans des cœurs que la douleur avait brisés, il me sembla contempler un ange descendu des cieux! si jeune, si belle et pourtant si peu occupée des soins ordinaires de la jeunesse et de la beauté. Son âme entière paraissait absorbée et préoccupée des besoins des malades affligés. Pour moi, je n'avais jamais contemplé rien de si aimable, de si beau, de si divin même!...

C'est dans la chaumière d'une pauvre veuve qu'eut lieu cette première rencontre. Le chef de la famille avait péri victime de la famine; et pour donner à ses jeunes enfants un morceau de plus,

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il s'était privé de toute nourriture; les fils aînés avaient été enlevés par la peste et la mère succombant à la misère restait avec deux enfants morts dans la maison et deux autres presqu'à l'agonie. Ces pauvres petits se mouraient de faim et leur mère infortunée n'avait ni pain à leur donner, ni aucun moyen de s'en procurer. Elle n'espérait plus qu'une chose, c'est que la mort les soulagerait bientôt et qu'elle-même les suivrait de près. Le hasard m'apprit les épreuves de cette famille, car, avant la famine, elle avait connu l'aisance; son nom n'était pas sur la liste des pauvres et tous avaient préféré mourir de faim et de misère plutôt que de prendre part aux clameurs de la foule et d'ajouter le déshonneur à leurs autres maux.

Aussitôt que j'entendis parler de leur détresse je courus vers eux avec une bonne provision de nourriture et d'objets de première nécessité. Mais là encore, je n'avais pas été le premier, Mariana y avait déjà passé et avait soulagé leurs plus pressants besoins; elle avait déjà consolé cette pauvre veuve et ses deux petits agonisants; elle avait essuyé leurs larmes et leur avait appris à envisager l'avenir avec plus de confiance en déposant dans leurs cœurs quelques germes d'espérance. Quand j'entrai dans l'horrible chambre, elle se leva du petit banc où elle était assise et après avoir dit quelques paroles douces et tendres à la pauvre veuve, elle se retira suivie de sa vieille nourrice Marpha. Je restai tout confondu, une foule de sentiments jusque-là étrangers à mon cœur se pressèrent dans mon âme et je pus à peine répondre au gracieux salut qu'elle me fit en partant.

Je l'avais donc enfin contemplée cette jeune comtesse dont tous les pauvres bénissaient le nom. Que je la trouvai belle et que je l'aimai!.... Oh! Mariana, jeune et jolie, qui n'eût pas admiré surtout cette auréole de vertu qui brillait sur votre front! En vous voyant pour la première fois, je fus tellement pénétré d'admiration et d'amour que cédant au tumulte de mes pensées je demeurai debout et immobile à l'endroit où vous aviez passé, oubliant pour ainsi dire le but de ma visite, jusqu'à ce que la faible voix de la pauvre veuve me tirât de mes rêveries. Puis lorsqu'après lui avoir versé un peu de vin je le lui présentai pour ranimer ses forces, mes questions ne furent pas sur ses besoins, mais sur Mariana Romanoff.

Je revins le lendemain et le surlendemain chez la pauvre veuve, dans l'espoir d'y revoir l'objet de mon adoration secrète; mais ce ne fut qu'après de bien nombreuses visites que nous nous rencontrâmes encore. Dans cet intervalle l'anxiété et les tristes pensées furent mon partage. Cette fois Mariana entra chez la veuve quelques instants après moi, sa bienveillance, et la grâce avec laquelle elle me salua mit le comble à mon délire cependant, la distance qui existait entre nos conditions était si grande que c'est à peine si j'osai lui parler même avec le respect et la retenue d'un serviteur. Vouloir porter plus haut mes espérances eût été folie à ce moment et je l'eusse éloignée de moi, si je lui avais laissé comprendre la force de mon affection pour elle. Elle appartenait à la maison illustre de Romanoff, une des plus puissantes familles de la noblesse Moscovite; tandis qu'enfant de l'infortune, élevé par charité et gagnant mon pain quotidien je n'avais ni nom ni fortune.

Quand le moine Bazalia entra au monastère de Tchudoff, à Moscou, pour y prendre l'habit religieux, il avait avec lui un petit garçon qu'il prétendait avoir ramené de Pologne, ajoutant que l'enfant lui avait été confié par une pauvre femme mourante qui lui avait légué son petit orphelin, le conjurant d'en prendre soin. Le supérieur, à qui l'enfant plaisait beaucoup, permit à Bazalia de le garder avec lui au couvent. A mesure que ce petit grandissait et que son esprit se développait, il semblait doué d'une intelligence supérieure, si bien que les moines l'élevèrent avec grand soin, s'étant, pour la plupart, laissé gagner par le bon naturel de l'enfant, aussi bien que par son étonnante facilité pour l'étude et sa prodigieuse mémoire.

Sous leur direction habile, il fit de rapides progrès dans toutes les sciences du jour et sa réputation s'étendit bientôt audelà des bornes du monastère. Quoique disgracié par la fortune, la nature avait été très-généreuse envers lui, car, outre le don d'intelligence, il possédait encore un extérieur agréable et distingué. Cet enfant étant devenu homme, le métropolitain qui en avait entendu parler, le fit demander pour remplir dans son palais et près de lui la charge de secrétaire; car il était nécessaire qu'il quittât cet asile de son enfance pour travailler lui-même, par sa conduite et ses mérites, à se faire un nom.

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