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aucune langue, parce qu'on n'a pas le besoin de les généraliser, et qu'ils semblent naître des accidents. Un parvenu sent grandement dans une position élevée, et la foule se dit : « On ne lui soupçonnait pas cette grandeur. » C'est qu'il ne l'avait pas; Dieu la lui a donnée quand il l'a porté en haut. Faites la même observation dans le sens opposé. Telle infortune nous effraye dans un roman, et nous ne comprenons pas qu'on ait la force d'y survivre: elle nous atteint, et nous nous trouvons de taille à la braver. Nous n'avions pas ce courage; c'est le même Dieu qui nous envoie la résignation avec la douleur. Ce n'est pas assez dire, la résignation: il nous donne des sentiments appropriés à nos nouveaux besoins. Il semble qu'en changeant de poste nous changions aussi de cœur. Un voyageur en Sibérie a remarqué avec quelle facilité les condamnés se transforment pour approprier, en quelque sorte, leur corps, leur esprit et leurs sentiments à leur nouvelle situation. Tel grand seigneur, accoutumé à toutes les recherches et à toutes les vanités de la richesse, sort un matin d'une forteresse, sans nom, sans famille, sans argent. Il part, le sac sur le dos, pour servir à perpétuité, comme simple soldat, dans l'armée du Caucase; ou il est dirigé vers un gouvernement sibérien pour y travailler comme colon, ou y remplir un emploi de commis subalterne dans quelque bureau. C'est une nouvelle vie, où rien ne le suit de sa vie antérieure, et pour laquelle il se trouve du courage, des aptitudes, de la force.

On en a fait honneur à l'extraordinaire souplesse du caractère russe; mais il y a de cela en nous tous; notre nature change, dans une certaine mesure, avec les circonstances et avec nos besoins. Nous sommes comme un navire bien approvisionné de toutes choses, qui trouve des mâts tout prêts dans ses magasins pour le jour où la machine est hors de service; qui a de quoi se faire un mât de fortune lorsque sa mâture est enlevée; et dont le pont, au dernier moment, se trouve tout prêt à devenir un radeau. Le passager, qui doit la vie à tant de prévoyance, s'amusera-t-il à la révoquer en doute, au moment où il en profite?

Mais ce qui prouve encore, plus que l'amour et l'intelligence, la grandeur des desseins de Dieu dans la création de l'homme, c'est la liberté.

Il ne faut pas demander ce que serait la liberté sans intelligence; car, pour vouloir, il faut savoir que l'on veut, et ce que l'on veut, et par conséquent être un esprit. Et même, pour vouloir, il ne suffit pas de penser, il faut aimer; car c'est la raison qui nous trace le chemin, et c'est le plaisir qui nous excite à le suivre. Ainsi l'intelligence et l'amour sont nécessaires à la liberté; mais la liberté, à son tour, est nécessaire au cœur et à la pensée. L'action est le but; c'est pour elle que la pensée s'applique et que le cœur s'échauffe. Sans la résolution, notre méditation et notre désir seraient perdus; ils seraient comme s'ils n'étaient pas. Ils prennent un corps, en quelque sorte,

par

ils occupent une place, ils deviennent une réalité l'opération libre dont ils sont l'origine et la cause déterminante. Tel est le lien nécessaire qui, de ces trois formes de l'activité humaine, penser, aimer ct agir, fait une seule unité.

Des âmes chagrines ont voulu voir dans la liberté un amoindrissement de notre être. En effet, la liberté introduit la faute. Mais d'abord, ce malheur n'est pas propre à la liberté. L'amour peut se tromper d'objet ou se changer en haine; il peut être envahissant, excessif. En outre, il a des défaillances inévitables; il est, comme tout notre être, sujet à la fatigue, à l'épuisement. L'intelligence, faite pour le vrai, ne le saisit jamais tout entier; elle le découvre peu à peu et à force de peine; elle a besoin d'une attention très-concentrée pour pénétrer les vérités d'un ordre élevé, et, par un fatal retour, la fatigue, au bout d'un certain temps, lui ôte sa lucidité. Il ne faut donc pas dire que c'est la liberté seule qui engendre en nous le mal. Le mal est partout à côté du bien dans notre être, par la raison que nous sommes des êtres limités. Si même il s'agissait de comparer entre elles nos facultés pour décider de la prééminence, la liberté seule est sans limites; car tout son être est d'être ou de n'être pas, sans aucun degré possible entre ces deux termes. Il est vrai qu'il ne suffit pas de vouloir; il faut pouvoir; et dans le pouvoir, nous sommes limités de bien des façons au dehors par la faiblesse de nos moyens

d'exécution; au dedans, par les luttes énervantes de nos passions, qui partagent, divisent, épuisent en mille occasions notre activité; et enfin, par la lassitude qui résulte du renouvellement fréquent de l'effort. On se lasse d'agir, on se lasse de vouloir agir. La lassitude du maître coexiste avec celle de l'agent. Mon bras est épuisé; ma volonté ne l'est pas moins. Je me retrouve là avec ma faiblesse; mais dans la résolution même, dans l'acte de vouloir, ma liberté est et demeure absolue.

Qu'on n'impute donc pas à la liberté un mal commun à toute créature. Tout ce qui est créé, tout ce qui a eu besoin d'une cause, tout ce qui n'a pas en soi le principe de son existence, a des limites, et c'est comme si nous disions qu'il a des imperfections. La vraie question est de savoir si la liberté est faite pour le bien ou pour le mal. Or, elle est faite pour le bien, et, quelque effort que tentent les sophistes, la conscience de chacun le dit, et la conscience du genre humain tout entier le proclame. Elle est donc un bien elle-même, et le plus grand de tous les biens.

Certains mystiques, sans confondre comme les sceptiques dont nous venons de parler, l'abus d'une chose avec la chose même, et tout en reconnaissant avec nous que la liberté, dans une âme saine et bien réglée, opère le bien presque continûment, et n'opère le mal que par exception, condamnent encore la liberté, ou par une assimilation erronée de la nature humaine et de la nature divine, ou par ignorance

de la destinée de l'homme et des lois de la création. Ils tombent dans la première erreur, pour avoir dit, après Malebranche et presque toutes les écoles mystiques, que Dieu s'est abaissé en se faisant créateur; comme s'ils ne voyaient pas qu'on ne peut sortir de l'absolue perfection sans déchoir, tandis qu'un être imparfait, qui se condamnerait à l'immobilité, se condamnerait à l'imperfection sans progrès. Ils tombent dans la seconde erreur en croyant que toute la mission de l'homme est de ne pas transgresser. C'est offenser Dieu que de nous réduire à ce rôle. Si tous nos soins devaient tendre à ne pas nuire, Dieu aurait fait une créature inutile et pernicieuse. Il n'y a pas dans le monde d'être absolument passif. Tout est action, et c'est pour cela que tout est grandeur; et nous dont l'action est libre, nous sommes à cause de cela la première des créatures. Contempler, prier, ne pas agir, c'est manquer à la vocation de l'homme. La contemplation et la prière que Dieu veut, sont celles qui, par la découverte des perfections divines, deviennent opératives. Mais il n'a placé nulle part une force, pour qu'elle se laisse annihiler par l'inaction.

On peut regarder par deux côtés différents toute action humaine : dans son but immédiat, dans son rapport avec le devoir. Prenez-la dans son but immédiat, dans sa fin prochaine; tout se rapetisse, tout se met à la taille de nos humbles besoins, de nos passions, de nos préoccupations de chaque jour, et

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