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lesquels un esprit doit passer pour aller de ce premier point à ce dernier point? Cela est relatif à la force ou à la faiblesse de l'esprit qui raisonne : question de temps. Votre esprit est puissant? Vous irez bien sans intermédiaire de ce principe à cette conséquence. Il est faible? Divisons; au lieu d'un raisonnement, faisons-en quatre. Il n'y a pas de maître qui ne puisse constater cela dans sa pratique. Je fais une démonstration, et je vois que je ne suis pas compris: souvent je me borne à répéter, pour faire appel à une attention plus concentrée ou plus longue; mais presque toujours, je développe, c'est-à-dire je vais à plus petits pas, et par de plus petits raisonnements. C'est encore ici comme dans le monde physique ; car la tortue aussi arrive au but. Se connaître, se juger, se mesurer, c'est savoir de combien de temps on a besoin. On a dit que le génie est une longue patience; en d'autres termes : le génie est une grande victoire sur le temps; et cette victoire peut être remportée d'emblée par les esprits prompts, ou à la longue par les esprits persévérants. Montesquieu a dit avec profondeur: « Le succès de la plupart des choses dépend de savoir combien il faut de temps pour réussir. » Descartes, à la fin du Discours de la Méthode, ne se plaint pas de la faiblesse de l'esprit humain, mais de la brièveté de la vie humaine.

Ce n'est pas tout que d'acquérir des idées; il importe de les conserver. La nature y a pourvu; et tout en imposant des limites à notre pouvoir d'acquérir et

de conserver des idées, elle nous a donné des ressources pour combattre, pour étendre ces limites. Nous avons, contre la limite de nos facultés conquérantes, le raisonnement; et nous avons, contre la limite de nos facultés conservatrices, la généralisation, la classification. Cela est merveilleux, de généraliser, car cela nous permet d'être en quelque sorte présents à mille idées à la fois; à quel prix, nous le savons au prix des détails. Abstraire n'est pas autre chose que sacrifier les détails pour sauver l'ensemble. Qui ne sait généraliser ne sait point penser; qui ne sait abstraire ne sait point généraliser. Nous sommes dans la vie comme un capitaine sur un navire: tantôt à l'avant, cherchant à percer les mystères de l'océan ; et tantôt replié dans l'intérieur du bâtiment pour y classer les objets conquis et jeter du lest à la mer. Ainsi nous ne conservons qu'à la condition de perdre. Nous diminuons le fardeau pour être capables de le porter.

Plus généralement, toute synthèse a pour condition l'analyse ; et toute analyse est un amoindrissement de l'objet pour l'approprier à notre faiblesse. On dit Jusqu'à quel point faut-il diviser pour faire une analyse? Il faut diviser jusqu'à la petitesse de nos yeux. Il n'y a pas de règle absolue, parce qu'il n'y a pas de mesure commune. Chaque esprit a sa portée et son horizon.

Le langage est la forme que prend notre pensée pour se manifester aux autres intelligences. Il est

aussi l'instrument indispensable de nos études; nous ne pouvons, sans lui, ni abstraire ni généraliser, et, par conséquent, nous en avons besoin pour raisonner et nous souvenir. Le langage a pour instrument la définition, qui suppose une double comparaison, l'une avec le genre supérieur, l'autre avec les espèces voisines. Le langage est donc essentiellement analytique; il l'est à un tel point que, quand nous avons une pensée complexe, nous sommes obligés de la développer pour la rendre sensible par la parole. Toute proposition renferme ou sous-entend l'affirmation de notre être et l'affirmation de la réalité absolue de l'être, en sorte qu'outre les trois termes grammaticaux dont elle se compose, elle implique un triple jugement, dont l'un, le jugement exprimé, suppose les deux jugements sous-entendus; et le même phénomène que nous observons dans le langage se reproduit dans toutes nos pensées. La simple appréhension d'un objet par notre esprit, au moyen d'un organe, ne serait qu'une vision, et en quelque sorte un rêve, si notre esprit ne possédait la croyance à sa propre réalité, croyance que nous appelons la conscience, et la croyance à la réalité d'un être absolu, croyance que nous appelons la raison. Au moyen de ces deux points fixes, l'un qui me permet de prononcer, d'affirmer, l'autre qui me sert de point de départ immuable pour juger la valeur de l'être perçu, je sors du monde chimérique, et j'entre dans le monde vrai. Il en est de cette loi comme de celle du

mouvement physique. Pour juger qu'il y a mouvement, il faut trois termes: un être immuable, un être mû, et moi-même qui les compare. Ainsi ma pensée est toujours multiple, non-seulement par son histoire, mais par sa constitution, et pour ainsi dire dans son fonds. Lors même que je la considère dans un moment indivisible et dans son application à un objet unique, elle est multiple, car elle place toute conception entre l'affirmation de l'absolu et l'affirmation de moi-même. Telle est la loi de mon esprit imparfait et borné, que tout condamne au mouvement, qui n'est quelque chose que par le mouvement, et qui n'est contraint de se mouvoir qu'à cause de son impuissance.

Nous n'avons pas besoin, après ces réflexions, de regarder Dieu pour voir que rien de ce qui convient à l'intelligence humaine ne peut convenir à la sienne. Il ne passe pas d'une idée à une autre, car il ne peut jamais être différent de lui-même; il ne fait nulle différence du passé, du présent et de l'avenir, si ce n'est qu'il les comprend dans leurs rapports avec nous, et de la même façon qu'il nous comprend nousmêmes; mais comme son être persiste, au lieu de s'écouler, et comme il possède dans un même acte la plénitude de son être, tout ce qui le constitue lui est également présent. Il ne peut donc ni se souvenir, ni prévoir. Il ne peut ni abstraire ni généraliser; car, s'il le faisait, il y aurait quelque détail dans les

choses dont la conception lui manquerait; et il ne peut raisonner; car, s'il raisonnait, il aurait besoin d'un moyen terme pour apercevoir le rapport d'un principe à sa conséquence. La principale dualité qui est en nous disparaît en lui, puisque, étant lui-même la raison, il a conscience des vérités de raison. Tout cela est pour nous incompréhensible et vrai. Nous comprenons avec évidence que Dieu est un être immuable dans tout ce qui le constitue, qu'il est audessus du temps et de l'espace, et que par conséquent il n'y a rien en lui qui ressemble aux dimensions ou à la durée; qu'il n'y a pas en lui de pensées, de sentiments, de volontés qui se succèdent et se complètent comme les nôtres, et nous reconnaissons humblement que cette manière d'être est trop au-dessus de notre intelligence pour que nous puissions nous en rendre compte'. C'est même par un abus manifeste que nous employons les mots d'être, de penser, de sentir, de vouloir, tantôt en parlant de Dieu, et tantôt en parlant de nous-mêmes; car ces mots ne peuvent pas avoir le même sens dans les deux cas. Nous savons ce qu'ils signifient appliqués à nous; transportés à Dieu, ils n'expriment que des idées vagues et indéterminées. Saint Augustin disait, en parlant du mystère de la Trinité : « Nous disons que Dieu est unique en trois personnes, moins

1. « S'il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n'ayant ni parties, ni bornes, il n'a nul rapport à nous. » Pascal, Pensées, édit. Havet, p. 145.

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