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dions chez eux cette vérité précieuse, le fondement | titres mêmes, que toutes sont des imitations des de tous les arts d'imitation, et que nos progrès Grecs. Les critiques les plus versés dans l'étude de mêmes tendent à nous faire perdre de vue. La sim- l'antiquité croient qu' OEdipe, Hippolyte, Médée, et plicité des anciens peut instruire notre luxe; car ce les Troyennes, sont de Sénèque le philosophe, qu'on mot convient assez à nos tragédies, que nous avons a voulu mal à propos distinguer du tragique; et quelquefois un peu trop ornées. Notre orgueilleuse beaucoup de témoignages anciens, qui attribuent au délicatesse, à force de vouloir tout ennoblir, peut même auteur le talent de la poésie, ainsi que celui nous faire méconnaître le charme de la nature pri- de la prose, confirment cette opinion. On croit que mitive, qui ne perdra jamais ses droits sur les hom- les six autres sont de divers auteurs qui, dans la mes. C'est en ce genre que les Grecs peuvent encore suite, firent passer leurs tragédies sous un nom acnous être utiles. Il ne faut pas sans doute les imiter crédité, comme plusieurs auteurs comiques publièen tout; mais, dès qu'il s'agit de l'expression des rent des pièces sous le nom de Plaute. Ces sortes sentiments naturels, rien n'est plus pur que le mo- de fraudes étaient assez faciles dans un temps où il dèle qu'ils nous offrent dans leurs bons ouvrages. n'y avait point d'imprimerie. Il est sûr que les quaC'est là que jamais l'accent de l'âme, si cher à tre tragédies que l'on prétend être de Sénèque sont l'homme sensible, n'est corrompu ni par l'affec- meilleures que les six autres; et la dernière, Octavie, tation ni par le faux esprit. C'est, en un mot, la qui n'a pu être composée qu'après le règne de Néscience dont ils sont les véritables maîtres. ron, puisque la mort de son épouse et son mariage avec Poppée en font le sujet, est évidemment de quelque mauvais poëte qui a voulu faire la satire d'un tyran, et la publier sous le nom d'un des personnages célèbres qui avaient été ses victimes. Mais dans toutes ces pièces, et même dans celles qui passent pour les meilleures, on trouve en général peu de connaissance du théâtre et du style qui convient à la tragédie. Ce sont les plus beaux sujets d'Euripide et de Sophocle, traduits en quelques endroits, mais le plus souvent transformés en longues déclamations du style le plus boursouflé. La sécheresse, l'enflure, la monotonie, l'amas des descriptions gigantesques, le cliquetis des antithèses recherchées, dans les phrases une concision entortillée, et une insupportable diffusion dans les pensées, sont les caractères dominants de ces imitations maladroites et malheureuses, qui ont laissé leurs auteurs si loin de leurs modèles.

APPENDICE SUR LA TRAGÉDIE LATINE.

Les Latins ont tout emprunté des Grecs, comme nous avons tout emprunté des uns et des autres. La tragédie fut connue à Rome dans le temps de la seconde guerre punique. La langue n'était pas encore formée; mais la conquête de cette partie méridionale de l'Italie qu'on appelait la Grande-Grèce, et surtout de la Sicile et de Syracuse, où les Denys et les Hiérons avaient fait fleurir les lettres grecques, commença à familiariser les Romains avec les beaux arts, et à faire naître le goût de la poésie et de l'éloquence. On sait quels progrès ils y firent dans la suite, et avec quel succès ils luttèrent en plus d'un genre contre leurs maîtres. Accius et Pacuvius, contemporains des Scipions, passent pour avoir été, chez les Romains, les premiers qui aient écrit des tragédies, que les édiles firent représenter. Le temps ne nous a laissé que les titres de leurs ouvrages et quelques fragments informes: c'en est assez pour voir qu'ils ne firent que transporter sur le théâtre de Rome tous les sujets traités sur celui d'Athènes. Mais, moins heureuse que l'épopée, la tragédie n'eut point de Virgile. Elle fut pourtant cultivée dans le beau siècle par des génies supérieurs : nous savons qu'Ovide fit une Médée, et César un OEdipe. Cicéron s'était amusé à mettre en vers latins plusieurs pièces d'Euripide et de Sophocle, dont quelques lambeaux sont cités dans ses ouvrages. Mais les seules pièces qui soient parvenues jusqu'à nous sont sous le nom de Sénèque. Elles sont au nombre de dix: Hercule furieux, Thyeste, les Phéniciennes ou la Thébaide, Agamemnon, Hippolyte, OEdipe, les Troyennes, Hercule au mont OEta, Médée, et Octavie. Excepté cette dernière, on voit, par les

Il ne faut pourtant pas croire que les pièces de Sénèque soient absolument sans mérite. Il y a des beautés, et les bons esprits qui savent tirer pårti de tout ont bien su les apercevoir. On y remarque des pensées ingénieuses et fortes, des traits brillants, et même des morceaux éloquents et des idées théâtrales. Racine a bien su profiter de l'Hippolyte, qui est en effet ce qu'il y a de mieux dans Sénèque; il en a pris ses principaux moyens, et s'est rapproché de lui dans son plan beaucoup plus que d'Euripide. C'est d'après lui qu'il a fait la scène où Phèdre déclare elle-même sa passion à Hippolyte, au lieu que, dans Euripide, c'est la nourrice qui se charge de parler pour la reine. Le poëte latin eut donc le double mérite d'éviter un défaut de bienséance, et de risquer une scène très-délicate à manier; et le poëte français l'a imité dans l'un et dans

l'autre. Il lui doit aussi l'idée de faire servir l'épée d'Hippolyte de témoignage contre lui, et d'amener, à la fin de la pièce, Phèdre qui confesse son crime et l'innocence du prince, et se fait justice, en se donnant la mort; ce qui vaut un peu mieux que la lettre calomnieuse de Phèdre, morte dans la pièce grecque, avant que Thésée arrive. Enfin, et c'est ici la plus grande gloire de Sénèque, il a fourni à Racine cette fameuse déclaration, l'un des plus beaux morceaux de la Phedre française. Voici la traduction littérale, qui fera voir en même temps ce que Racine doit à Sénèque, et ce qu'il a su y ajouter. | Phedre se plaint du feu secret qui la dévore. Hippolyte lui dit :

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Oui, Hippolyte, il est vrai, j'aime Thésée, tel qu'il était dans les jours de son printemps, quand un léger duvet cèuvrait à peine ses joues, lorsqu'il vint attaquer le nionstre de Crète dans les détours du labyrinthe, et qu'un fil lui servit de guide. Quel était alors son éclat! Je vois encore ses cheveux renoués, son teint brillant des couleurs de la jeunesse, ce mélange de force et de beauté. Il avait le visage de cette Diane que vous adorez, ou du Soleil mon aïcul, ou plutôt il avait votre air. C'est à vous, oui, à vous qu'il ressemblait quand il charma la fille de son ennemi. C'est ainsi qu'il portait sa tête; mais sa grâce négligée brille encore plus dans son fils. Votre père respire en vous tout entier, et vous tenez de votre mère l'Amazone je ne sais quoi d'un peu farouche, qui mêle des grâces sauvages à la beauté d'un visage grec. Ah! si vous fussiez venu dans la

Crète, c'est à vous que ma sœur aurait donné le fil secourable, etc. »

Ici finit ce que Racine a imité. Quatre vers après, Phèdre parle sans ambiguïté, et se jette aux genoux d'Hippolyte. Les vers de Racine sont trop connus pour les citer ici; mais on peut se rappeler qu'il a joint beaucoup d'idées à celles de Sénèque, et surtout qu'il a fini le morceau en portant l'égarement de Phèdre au dernier degré; en sorte que sa passion, même en se manifestant davantage, a toujours un air de délire; ce qui est beaucoup plus heureux que de finir, comme elle fait dans Sénèque, par un aveu formel de sa faiblesse, et par un mouvement qui en est la plus humiliante expression.

Ce n'est pas la seule obligation que Racine ait à Sénèque. D'autres passages font voir qu'il l'avait beaucoup lu. Ces vers d'Iphigénie,

La Thessalie entière, ou vaincue ou calmée,
Lesbos même conquise en attendant l'armée,
De toute autre valeur éternels monuments,
Ne sont d'Achille oisif que les amusements,

sont une imitation d'un endroit des Troyennes; et

il a pris dans la même pièce un fort bon morceau du rôle de Pyrrhus dans son Andromaque. On sait que le moi fameux de la Médée de Corneille est aussi tiré de la Médée latine. Crébillon a pris dans Thyeste plusieurs des traits les plus énergiques de son Atrée. Enfin, l'on trouve dans les Troyennes, une scène entière fort belle entre Agamemnon et Pyrrhus. Ce jeune prince demande le sang de Polyxène, et le général s'efforce de lui faire voir toute l'horreur de ce sacrifice. Le discours d'Agamemnon est du ton de la vraie tragédie : mais il perdrait trop à n'être traduit qu'en prose.

On a cité plusieurs fois des sentences du même auteur, remarquables par un grand sens et par une tournure énergique et serrée, et quelques traits hardis de cette philosophie épicurienne qui était assez de mode à Rome, et dont Lucrèce mit en vers les principes, sans que personne songeât à lui en faire un crime. C'est dans une pièce de Sénèque que le chœur, qui est le personnage moral des tragédies, chantait ce vers,

Rien n'est après la mort : la mort même n'est rien; et ce deux autres, traduits par Cyrano dans son Agrippine,

Une heure après ma mort, mon âme évanouie
Sera ce qu'elle était une heure avant ma vie.

On n'est pas étonné de ces exemples quand on se rappelle quelle liberté de penser régnait à Rome sur ces matières, et que tout ce que les lois exigeaient, c'est que le culte public fût respecté. Vingt endroits d'Euripide, où ses personnages parlent très-librement des dieux, et rejettent toutes les fables qu'on en racontait, prouvent à la fois, qu'il porta sur la scène la philosophie de Socrate, et quelquefois même mal à propos; et que les Grecs ne regardaient pas comme des objets de vénération toutes les traditions mythologiques qu'ils admettaient sur le théâtre. Brumoy remarque, avec raison, qu'il faut faire soigneusement cette distinction lorsqu'on étudie leurs auteurs.

Les heureux larcins qu'on a faits à Sénèque font d'attention ni de louange, mais le peu de réputavoir aussi que, comme poëte, il n'est pas indigne tion qu'il a laissée en ce genre, et le peu de lecteurs qu'il a, sont la preuve de cette vérité, toujours utile à remettre sous les yeux de ceux qui écrivent, que ce n'est pas le mérite de quelques traits semés de loin en loin qui peut faire vivre les ouvrages, qu'il faut élever des monuments durables pour attirer les regards de la postérité.

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Il faut, avant tout, distinguer trois époques dans la comédie grecque. La première, qui se rapprochait beaucoup de l'origine du spectacle dramatique, en avait conservé et même outré la licence. Ce qu'on appelle la vieille comédie n'était autre chose que la satire en dialogue : elle nommait les personnes, et les immolait sans nulle pudeur à la risée publique. Ce genre de drame ne pouvait être toléré que dans une démocratie effrénée, comme celle d'Athènes. Il n'y a qu'une multitude sans principes, sans règle et sans éducation, qui soit portée à protéger et encourager publiquement la médisance et la calomnie, parce qu'elle ne les craint pas, et que rien ne trouble le plaisir malin qu'elle goûte à les voir se déchaîner contre tout ce qui est l'objet de sa haine ou de sa jalousie. C'est une espèce de vengeance qu'elle exerce sur tout ce qui est audessus d'elle; car l'égalité civile, qui ne fait que constater l'égalité des droits naturels, ne saurait détruire les inégalités morales, sociales et physiques, établies par la nature même ; et rien au monde ne peut faire que, dans l'ordre social, un fripon soit l'égal d'un honnête homme, ni un sot l'égal d'un homme d'esprit.

On ouvrit enfin les yeux sur ce scandale, qui fut réprimé par les lois : il fut défendu de nommer personne sur le théâtre. Mais les auteurs, ne voulant pas renoncer à l'avantage facile et certain de flatter la malignité publique, prirent le parti de jouer des aventures véritables sous des noms supposés. La satire ne perdit rien sous un si faible déguisement: ce fut le second âge du théâtre comique, et ce genre s'appela la moyenne comédie. De nouveaux édits la proscrivirent, et l'on fit défense ni aux poëtes comiques de mettre sur la scène, personnages réels, ni actions vraies et connues. Alors il fallut inventer; et c'est à cette troisième époque qu'il faut placer la naissance de la véritable comédie : ce qui l'avait précédée n'en méritait pas le nom. C'est dans celle-ci que se distingua Ménandre, qui en fut, chez les Grecs, le créateur et le modèle, comme Épicharme le fut chez les Siciliens. La postérité a consacré la mémoire de Ménandre, mais le temps a dévoré ses écrits. Il ne nous est connu que par les imitations de Térence, qui lui emprunta plusieurs de ses pièces, dont il enrichit le théâtre de Rome.

Les onze pièces qui nous restent des cinquantequatre qu'on dit qu'Aristophane avait faites appartiennent entièrement à la première époque, à celle de la vieille comédie. Eupolis, Cratinus et lui sont

les trois auteurs les plus célèbres qui aient travaillé dans ce genre. Leurs écrits furent connus des Romains, comme le prouve le témoignage d'Horace. Ils ne sont pas venus jusqu'à nous, non plus que ceux des auteurs qui s'exercèrent dans les deux autres genres: on sait seulement qu'ils furent en trèsgrand nombre. Le seul Aristophane est échappé, du moins en partie, à ce naufrage général. On ne sait rien de sa personne, si ce n'est qu'il n'était pas né à Athènes ; ce qui relève chez lui le mérite de cet atticisme que les anciens lui accordent généralement, c'est-à-dire de cette pureté de diction, de cette élégance qui était particulière aux Athéniens, et qui faisait que Platon même, le disciple de Socrate, trouvait tant de plaisir à la lecture d'Aristophane. Sans doute il en faut croire les Grecs sur ce point, et surtout Platon, si bon juge en cette matière, et si peu suspect de partialité en faveur de l'ennemi de son maître. Mais en mettant à part ce mérite, à peu près perdu pour nous, parce que les grâces du langage familier sont les moins sensibles de toutes dans une langue morte, il est difficile d'ailleurs, en lisant cet auteur, de n'être pas de l'avis de Plutarque, qui s'exprime ainsi dans un parallèle de Ménandre et d'Aristophane :

« Ménandre, sait adapter son style et proportionner son ton à tous les rôles, sans négliger le comique, mais sans l'outrer. Il ne perd jamais de vue la nature, et la souplesse et la flexibilité de son expression ne sauraient être surpassées. On peut dire qu'elle est toujours égale à elle-même, et toujours différente suivant le besoin; semblable à une cau limpide qui, coulant entre des rives inégales et tortueuses, en prend toutes les formes sans rien perdre de sa pureté. Il écrit en homme d'esprit, en homme de bonne société; il est fait pour être lu, représenté, appris par cœur, pour plaire en tous lieux, et en tout temps; et l'on n'est pas surpris, en lisant ses pièces, qu'il ait passé pour l'homme de son siècle qui s'exprimait avec le plus d'agrément, soit dans la conversation, soit par écrit. »

Un pareil éloge doit augmenter nos regrets sur la perte totale des pièces de cet auteur; et ce qui confirme le jugement de Plutarque, c'est que tous ses caractères sont précisément ceux de Térence, qui avait pris Ménandre pour son modèle. Plutarque parle bien différemment d'Aristophane.

« Il outre la nature, et parle à la populace plus qu'aux honnêtes gens: son style est mêlé de disparates continuelles, élevé jusqu'à l'enflure, familier jusqu'à la bassesse, bouffon jusqu'à la puérilité. Chez lui l'on ne peut distinguer le fils du père, le citadin du paysan, le guerrier du bourgeois, le dieu du valet. Son impudence ne peut être supportée que par le bas peuple; son sel est amer, acre, cuisant; sa plaisanteric roule presque toujours sur des jeux de mots, sur des équivoques grossières, sur des allusions

entortillées et licencieuses. Chez lui la finesse devient malignité, la naïveté, devient bêtise; ses railleries sont plus dignes d'être sifflées qu'elles ne sont capables de faire rire; sa gaieté n'est qu'effronterie; enfin, il n'écrit pas pour plaire aux gens sensés et honnêtes, mais pour flatter l'envie, la méchanceté, et la débauche. »>

Quoi qu'en dise Brumoy, qui trouve ce jugement trop sévère, on ne peut nier que la lecture d'Aristophane ne justifie Plutarque dans tous les points. Le seul reproche qu'on puisse lui faire, c'est de n'avoir pas marqué l'espèce de mérite qui se fait sentir à travers tant de défauts, et qui peut faire concevoir pourquoi cet auteur plaisait tant aux Athéniens. J'avoue qu'il est extrêmement difficile d'en donner une idée; car, pour saisir l'esprit d'Aristophane il faudrait avoir dans sa mémoire tous les faits, tous les détails de l'histoire de son temps, et connaître les principaux personnages d'Athènes, comme nous connaissons ceux de nos jours. Cette connaissance ne pouvant jamais être qu'imparfaite, à cause de l'éloignement des temps, il y a nécessairement une foule de traits dont l'àpropos doit nous échapper. Cependant ceux qui ont assez étudié la langue des Grecs et leur histoire pour lire Aristophane, en savent du moins assez pour en comprendre une bonne partie, pour voir en quoi consistait son talent. Mais cette difficulté même en fait voir le faible, et nous apprend ce qui lui a manqué. Car pourquoi est-il si malaisé de l'entendre, tandis que nous lisons avec délices les pièces de Térence, quoique nous n'ayons pas une connaissance plus particulière de Rome que d'Athènes? C'est qu'Aristophane n'a peint que des individus, et que Térence a peint l'homme; c'est que les pièces de l'un ne sont que des satires personnelles ou politiques, des parodies, des allégories, toutes choses dont l'à-propos et l'intérêt tiennent au moment; celles de l'autre sont des comédies faites pour peindre des caractères, des vices, des ridicules, des passions, qui varient à un certain point dans les formes extérieures, mais dont le fond est le même dans tous les temps; c'est qu'en un mot Aristophane n'était qu'un satirique, et que Térence, ainsi que Ménandre, était véritablement un comique. Il y entre eux la même différence qu'entre un mime et un comédien, entre celui qui ne sait que contrefaire, et celui qui a le talent d'imiter. Et quelle distance il y a entre ces deux arts! Celui qui contrefait prend un masque; il ne peut vous amuser qu'autant que vous connaissez le modèle; encore ne vous amuset-il pas longtemps. Celui qui sait imiter vous présente un tableau qui peut plaire toujours, parce que le modèle est la nature, et que tout le monde en est

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juge. Allons plus loin, et comparons celui qui contrefait à celui qui trace un portrait; c'est accorder beaucoup, car il y a encore bien loin de l'un à l'autre. Regarderai-je longtemps le portrait d'un homme que je n'ai jamais connu, d'un homme mort il y a cent ans, surtout si ce portrait n'est qu'une caricature, une fantaisie, un grotesque? Non, assurément. Mais une peinture où je verrai des caractères, des situations, de l'âme, aura toujours de quoi m'attacher, quand même je n'aurais jamais connu un seul des personnages. Voilà le principe des beaux arts. Je me suppose dans l'ancienne Rome, assistant à une pièce de Térence. Dès l'ouverture, je vois arriver un jeune homme agité, hors de lui, se promenant à grands pas :

« Quel parti prendre? Irai je ou n'irai-je pas? Quoi ! je n'aurai jamais le cœur de prendre une bonne fois ma résolution, de ne plus souffrir les affronts les caprices, les rebuts! Elle m'a chassé, elle me rappelle, et j'irais! Non, non, quand elle viendrait elle-même m'en prier. »>

Je ne sais encore qui est-ce qui parle ; mais je dis en moi-même : Voilà un jeune homme bien amoureux. Je suis déjà intéressé et attentif, et j'entends, avec autant de facilité que de plaisir, le reste de la pièce, qui est dans le même goût.

Je me transporte maintenant dans Athènes, et je me suppose, non pas un Français d'aujourd'hui, mais un habitant de quelque colonie grecque de l'Asie Mineure, du temps de Périclès. Je suis venu, pour la première fois, comme bien d'autres curieux, aux Panathénées, aux fêtes de Minerve qui se célèbrent tous les cinq ans. Je sais qu'on y donne des spectacles qui attirent toute la Grèce, des tragédies de Sophocle et d'Euripide, des comédies d'Aristophane et d'Eupolis. Je me promets un grand plaisir ; car les Athéniens passent pour de fins connaisseurs, et leurs poëtes ont une réputation prodigieuse. J'arrive justement pour voir l'Iphigénie d'Euripide. Je pleure, je suis enchanté, et je dis Que les Athéniens sont heureux d'avoir ce grand homme! On annonce ensuite une pièce d'Aristophane, qu'on appelle les Chevaliers, et je m'attends à bien rire. Je vois paraître deux esclaves, et j'entends dire : Ah! voilà Démosthènes, voilà Nicias. Que ditesvous donc? Ce sont deux esclaves, ils en ont l'habit; et Démosthènes et Nicias sont deux de vos généraux, de braves gens dont j'ai beaucoup entendu parler. Oui mais voyez ces masques; c'est la figure de Nicias et de Démosthènes. Mais pourquoi ces figures de généraux d'armée avec ces habits d'esclaves? C'est une allégorie. Vous allez voir. - Ah! fort bien mais j'étais venu pour voir

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une comédie, et je ne croyais pas avoir à deviner des énigmes. La pièce commence. Écoutons. (Je traduis exactement, et non pas avec la réserve trompeuse de Brumoy, qui couvre une partie des turpitudes de son auteur.)

« DÉMOSTHENES (ce n'est pas l'orateur). Hélas! hélas! malheureux que nous sommes! Que le ciel confonde ce misérable paphlagonien que notre maître a acheté depuis peu, et si mal à propos pour nous! »

qu'ils me tourmentent beaucoup plus qu'il ne faut. DÉM. Je suis de ton avis. »

(Ici j'admire de quel ton les Athéniens souffrent qu'on parle des dieux sur le théâtre.)

<< NIC. Parlons d'autre chose. DÉM. Oui, veux-tu que nous disions aux spectateurs ce qui en est? Nic. C'est fort bien fait. Mais prions-les de nous faire connaître si ce que nous disons leur fait plaisir.»

(On bat des mains, et je suis surpris que les spec

(A ce mot de paphlagonien, de grands éclats de tateurs fassent un rôle dans la pièce. ) rire.)

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« DÉM. Je vais leur dire le fait. Nous avons pour mattre un vieillard fâcheux, colère, mangeur de fèves, sujet à l'humeur; c'est le peuple Pnycéen, qui aime tant le barreau, et qui est un peu sourd. Aux dernières kalendes*, il acheté un esclave, un corroyeur paphlagonien, un fourbe, un calomniateur fieffé. Ce corroyeur, connaissant l'humeur du bonhomme, s'est emparé de son esprit en le flattant, en le caressant, en le choquant, en le trompant. Peuple, lui dit-il, allez au bain quand vous aurez jugé; prenez ce gâteau, mangez, déjeunez, recevez vos trois oboles : vou

suite il prend ce que chacun de nous a apprêté, et le donne à notre maître. Dernièrement, n'avais-je pas pétri ce gåteau de Pyle, et n'a-t-il pas si bien fait, qu'il me l'a escamoté, et l'a servi au vieillard? »>

« Hélas! hélas !... Mais pourquoi nous lamenter inutile-lez-vous que je vous serve quelque chose à manger? Enment? Ne vaudrait-il pas mieux trouver quelque moyen de salat? Nic. Eh! quel moyen? dis. Dém. Dis toi-même, afin que je sorte d'embarras. Nic. Non, par Apollon; mais parle le premier, je te suivrai. Dém. Ne pourrais-tu pas trouver quelque manière de me dire ce que je veux dire? Nic. Je n'en ai pas le courage. Voyons pourtant si je ne pourrai pas te le dire adroitement et à la manière d'Euripide. DÉM. Eh! laisse là Euripide et les marchandes d'herbes. » (Ici des risées qui ne finissent pas. Pendant qu'on rit, je demande si cet Euripide dont on se moque est l'auteur de la tragédie qui m'a fait verser tant de larmes, et qu'on a tant applaudie.)

Ici les rires et les applaudissements redoublent. C'est bien pis quand le paphlagonien, le corroyeur, vient à paraître. Cléon, Cléon, tout le monde répète, Cléon. — Qui? Cléon? ce général qui vous a rendu un si grand service en prenant l'île de Sphactérie, et délivrant votre garnison assiégée dans Pyle? Oui, c'est lui. - En vérité, vous traitez fort bien vos poëtes et vos généraux. J'écoute « Eh! oui. C'est lui-même. Il est fils d'une marchande pourtant jusqu'à la fin, et toujours sans rien comd'herbes. » prendre. Tout est aussi obscur, aussi indéchiffra

(Je reste un peu étonné. Mais la pièce continue. Il ble pour moi que ce commencement. C'est une faut écouter.)

DÉM. Trouve plutôt un petit air, là, une chanson de départ, afin de quitter notre maître. Nic. Dis donc tout de suite, sans tant de façons : Fuyons. Dém. Eh bien! oui, je

dis: Fuyons. Nic. Ajoute maintenant une syllabe, et dis :
Enfuyons-nous. DÉM. Enfuyons-nous. Nic. Fort bien. »
(Ici j'entends des paroles de la plus grossière obs-
cénité, de plats quolibets, dignes de la plus vile ca-
naille, et que jamais je n'aurais cru qu'on prononçât
devant une assemblée d'honnêtes gens, encore
moins devant des femmes. Je me demande où est
le bon goût des Athéniens, où est cet atticisme si
vanté. Mais poursuivons.)

« NIC. Ce qu'il y a de mieux à faire actuellement, c'est de nous retirer auprès de la statue de quelque dieu. DÉM. Quelle statue? Tu crois.donc qu'il y a des dieux ? Nic. Sans doute, je le crois. Dém. Et par quelle raison? Nic. Parce

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suite de farces grotesques, où tout le monde paraît entendre finesse, et qui sont pour moi un mystère impénétrable. L'esclave paphlagonien s'enivre, et s'endort sur un cuir : pendant son sommeil, on lui

dérobe subtilement ses oracles; car c'est un charlatan qui en a toujours ses poches pleines. Ces oracles disent qu'un charcutier remplacera le corroyeur. Il ne manqne pas de s'en présenter un, cuites. Démosthènes et Nicias lui persuadent qu'il avec une boutique portative, où il étale des viandes est appelé par le ciel à gouverner le peuple Pnycéen. Il a d'abord quelque peine à le croire; mais enfin il se rend, et commence une lutte de charla

* Faire parler Aristophane de kalendes, lui faire prendre ses dates dans le calendrier romain, c'est, dit M. le Clerc, une faute vraiment inconcevable. Comment notre proverbe des kalendes grecques n'est-il pas venu à la mémoire du professeur, qui nous avait promis une traduction fidèle?

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