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d'envoyer un autre général, et contre Diopithe!... Où en sommes-nous, grands dieux! S'il est coupable, s'il a commis de ces prévarications que les lois punissent, c'est aux lois à le punir: il ne faut pour cela qu'un décret, et non une armée; ce serait le comble de la folie. C'est contre nos ennemis, sur qui nos lois ne peuvent rien; c'est contre eux qu'il faut envoyer des flottes, des troupes, de l'argent; c'est contre eux que cet appareil est nécessaire. Mais contre un de nos concitoyens! une accusation et un jugement, cela suffit, cela est d'un peuple sage; et ceux qui vous parlent autrement veulent vous perdre.

« Il est triste, je l'avoue, qu'il y ait de semblables conseillers parmi vous; mais ce qui est plus triste encore, c'est que l'un d'eux n'a qu'à se présenter à cette tribune pour vous dénoncer ou Diopithe, ou Charès, ou Aristophon, comme les auteurs de tous nos maux, vous l'accueillez, vous l'applaudissez comme s'il eût dit des merveilles. Mais qu'un citoyen véridique vienne vous dire: Vous n'y pensez pas, Athéniens, ce n'est ni Diopithe, ni Charès, ni Aristophon qui vous font du mal; c'est Philippe, entendezvous? Sans son ambition, Athènes serait tranquille; vous ne dites pas non, vous ne le pouvez pas; mais pourtant vous l'écoutez avec peine, et il semble que ce soit lui qui agisse avec vous en ennemi. J'en sais bien la cause: mais, par tous les dieux immortels, ne trouvez donc pas mauvais qu'on vous parle hardiment quand il y va de votre salut.

Plusieurs de vos orateurs et de vos ministres vous ont depuis longtemps accoutumés à n'être à craindre que dans vos délibérations, et nullement dans vos mesures d'exécution; durs et emportés dans vos assemblées, faibles et mous quand il faut agir. Que l'on vous défère comme coupables de nos malheurs un de vos citoyens, dont vous savez qu'il ne tient qu'à vous de vous saisir, vous ne demandez pas mieux ; vous êtes tout prêts. Mais qu'on vous❘ dénonce le seul ennemi dont vous ne pouvez avoir raison que par les armes, alors vous hésitez, vous ne savez plus quel parti prendre, et vous souffrez impatiemment d'être convaincus de la vérité qui vous déplaît. Ce devrait être tout le contraire, Athéniens; vos magistrats auraient dû vous apprendre à être doux et modérés envers vos concitoyens, terribles envers vos ennemis. Mais tel est le funeste ascendant qu'ont pris sur vous vos artificieux adulateurs, que vous ne pouvez plus entendre que ce qui flatte vos oreilles, et c'est ce qui vous a mis au point de n'avoir plus enfin à délibérer que de votre propre salut.

<< Au nom des dieux, Athéniens, je vous adjure ici tous : si les Grecs aujourd'hui vous demandaient raison de toutes les occasions que vous avez perdues par votre indolence; s'ils vous disaient : Peuple d'Athènes, vous nous envoyez députés sur députés pour nous persuader que Philippe en veut à la liberté de tous les Grecs, que c'est l'ennemi commun qu'il faut surveiller sans cesse, et cent autres discours semblables. Nous le savons comme vous; mais, o les plus lâches de tous les hommes (ce sont les Grecs qui vous parlent ainsi )! quand Philippe, éloigné de son pays depuis dix mois, arrêté par la guerre, par l'hiver, par la maladie, n'avait aucun moyen de retourner chez lui, avezVous saisi ce moment pour délivrer les Eubéens? Vous

n'avez pas même songé à recouvrer ce qui était à vous. Lui, au contraire, tandis que vous étiez chez vous bien tranquilles et bien sains (si pourtant on peut appeler sains ceux qui montrent tant de faiblesse), il a établi dans l'île d'Eubée deux tyrans à ses ordres, l'un à Sciathe, l'autre à Orée, en face de l'Attique même, et de manière à avoir pour ainsi dire un pied chez vous. Et sans parler du reste, avez-vous du moins fait un pas pour l'en empêcher? Non comme de concert avec lui, vous avez abandonné vos droits. Il est clair que, quand Philippe mourrait dix fois pour une, vous ne vous remueriez pas davantage. Laissez donc là et vos ambassades et vos accusations; laisseznous en paix, puisque vous-mêmes aimez tant à y rester. Eh bien! Athéniens, connaissez-vous quelque réponse à ce discours? Quant à moi, je n'en connais pas. >>

Vous devez bien imaginer qu'après cette verte réprimande, l'orateur est trop habile pour ne pas verser quelque baume sur les blessures qu'il vient de faire à l'amour-propre. Après l'avoir abattu sous les reproches, il le relève bientôt, non par de grossières flatteries, mais par de légitimes louanges sur ce qu'il y avait de noble et de généreux dans le caractère national quand les Athéniens le suivaient; sur ce qu'il y avait de glorieux dans leur existence politique, parmi les Grecs accoutumés à regarder Athènes comme le rempart de leur liberté; enfin, sur cette haine même que portait Philippe aux Athéniens, et qui était pour eux un titre d'honneur. Cette seconde moitié de son discours est encore audessus de la première.

<< Je sais que vous avez parmi vous des hommes qui s'imaginent avoir répondu à votre orateur quand ils lui ont dit: Que faut-il donc faire? Je pourrais leur répondre d'un seul mot, et avec autant de vérité que de justice: Il faut faire tout ce que vous ne faites pas. Mais je ne crains pas d'entrer dans tous les détails; je vais m'expliquer complètement, et je souhaite que ces hommes si prompts à m'interroger ne le soient pas moins à exécuter quand j'aurai répondu.

« Commencez par établir comme un principe reconnu, comme un fait incontestable, que Philippe a rompu les traités, qu'il vous a déclaré la guerre, et cessez de vous en prendre là-dessus les uns aux autres très-inutilement. Croyez qu'il est l'ennemi mortel d'Athènes et de ses habitants, même de ceux qui se flattent d'être en faveur auprès de lui. S'ils doutent de ce que je leur dis ici, qu'ils regardent le sort des deux Olynthiens qui passaient pour ses meilleurs amis, Euthycrate et Léosthène, qui, après lui avoir vendu leur patrie, ont eu une fin déplorable. Mais ce que Philippe hait le plus, c'est la liberté d'Athènes, c'est notre démocratie. Il n'a rien tant à cœur que de la dissoudre; et il n'a pas tort: il sait que, quand même il aurait asservi tous les autres peuples, jamais il ne pourra jouir en paix de ses usurpations tant que vous serez libres; que, s'il lui arrivait quelqu'un de ces accidents où l'humanité est sujette, c'est dans vos bras que se jetteraient tous ceux qui ne

tous les dieux à témoin)! combien ne flétririez-vous pas la gloire de vos ancêtres et la splendeur de cet État, si, pour l'intérêt de votre repos, vous abandonniez les Grecs à la servitude! Qu'un autre vous donne ces indignes conseils; qu'il paraisse, s'il en est un qui en soit capable; écoutez-le, si vous êtes capables de l'entendre: quant à moi, plutôt mourir mille fois avant qu'un pareil avis sorte de ma bouche! >>

sont maintenant à lui que par contrainte. Il est vrai, Athé- 1 quelle honte encore ne serait-ce pas pour vous (j'en prends niens, et c'est une justice qu'il faut vous rendre, que vous ne cherchez point à vous élever sur les ruines des malheureux, mais que vous faites consister votre puissance et votre grandeur à empêcher que personne ne se fasse le tyran de la Grèce, ou à renverser celui qui serait parvenu à l'être. Vous êtes toujours prêts à combattre ceux qui veulent régner, soutenir ceux qui ne veulent pas être esclaves. Philippe craint donc que la liberté d'Athènes ne traverse ses entreprises; incessamment il lui semble qu'elle le menace, et il est trop actif, trop éclairé pour le souffrir patiemment. Il en est donc l'irréconciliable adversaire; et c'est, avant tout, ce dont vous devez être

bien convaincus pour vous déterminer à prendre un parti.

« Ensuite, ce qu'il faut que vous sachiez avec la même certitude, c'est que, dans tout ce qu'il fait aujourd'hui, son principal dessein est d'attaquer cette ville, et que par conséquent tous ceux qui peuvent nuire à Philippe travaillent en effet à vous servir. Qui de vous serait assez simple pour s'imaginer que ce prince, capable d'ambitionner jusqu'à de misérables bicoques de la Thrace, telles que Mastyre, Drongilie, Cabyre; capable, pour s'en emparer, de braver les hivers, les fatigues, les périls; que ce même homme ne portera pas un œil d'envie sur nos ports, nos magasins, nos vaisseaux, nos mines d'argent, nos trésors de toute espèce; qu'il nous en laisssera la possession paisible, tandis qu'il combat au milieu des hivers pour déterrer le seigle et le millet enfouis dans les montagnes de Thrace? Non, Athéniens, non, vous ne le croyez pas.

« Maintenant donc, que prescrit la sagesse dans de pareilles conjonctures? et quel est votre devoir? De secouer enfin cette fatale léthargie qui a tout perdu; d'ordonner des contributions publiques, et d'en demander à nos alliés; de prendre enfin toutes les mesures nécessaires pour conserver l'armée que nous avons. Puisque Philippe en a toujours une sur pied pour attaquer et subjuguer les Grecs, il faut aussi en avoir une toujours prête à les défendre et à les protéger. Tant que vous ne ferez qu'envoyer au besoin quelques troupes levées à la hâte, je vous le répète, vous n'avancerez à rien. Ayez des troupes régulièrement entretenues, des intendants d'armées, des fonds affectés à la paye de vos soldats, un plan d'administration militaire le mieux entendu qu'il vous sera possible, c'est ainsi que vous serez à portée de demander compte aux généraux de leur conduite, et aux administrateurs de leur gestion. Si vous prenez à cœur ce système de conduite, alors vous pourrez retenir Philippe dans de justes bornes, et goûter une paix véritable; alors la paix sera vraiment un bien, j'avoue qu'en elle-même la paix est un bien : ou si Philippe s'obstine encore à vouloir la guerre, vous serez du moins en Inesure contre lui.

et

« On va me dire que ces résolutions exigent de grands frais et de grands travaux. Oui, j'en conviens; mais considérez quels dangers s'approchent de vous si vous ne prenez pas ce parti, et vous sentirez qu'il vaut mieux vous y porter de vous-mêmes que d'attendre à y être forcés. En effet, quand un oracle divin vous assurerait (ce dont aucun mortel ne peut vous répondre) que, même en restant dans votre inaction, vous ne serez point attaqués par Philippe,

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Cette espèce de provocation, cet imposant défi, est un de ces mouvements dont l'effet est sûr, quand l'orateur a établi ses preuves victorieusement : son objet est d'empêcher qu'on ne lui fasse perdre un moment précieux, un moment décisif par une de ces résistances obliques et déguisées, dernière ressource de ceux qui n'osent plus lutter de front. Ils ont recours alors à des restrictions partielles, à des motions incidentes, prétextes pour prendre la parole, mais qui ne tendent qu'à remettre en discussion ce qu'on n'ose combattre et ce qui semblait convenu. C'est ainsi qu'on parvient à refroidir l'impression générale, à prolonger une délibération qui semblait ' terminée, jusqu'à ce que les esprits soient revenus de cette commotion produite par le pouvoir de la vérité, et que toutes les petites passions,

étourdies

et déconcertées un moment, aient eu le temps de se reconnaître. C'est ce qu'on a fait si souvent parmi nous par des motions d'ordre et des amendements, et ce qu'un habile orateur doit prévenir, ou en réservant ses plus grandes forces pour la réplique, ou (ce qui vaut mieux encore, et ce qui est plus sûr) en fondant, comme Démosthènes, la réfutation dans les preuves, de façon à ruiner d'avance de fond en comble toutes les objections possibles, à rendre tout avis contraire, ou ridicule, ou odieux; à faire rougir les uns de le proposer, et les autres de l'entendre. Voyez ici comme Démosthènes, en deux phrases, a su fermer à la fois la bouche des orateurs et l'oreille des Athéniens. Il va multiplier les mouvements à mesure qu'il en aperçoit l'effet; il va grandir et s'élever à la vue de ses antagonistes, jusqu'à demander contre eux des peines capitales, et à les signaler comme des ennemis de l'État. Aussi restera-t-il maître du champ de bataille, comme cet athlète que nous a peint Virgile, qui, jetant un ceste énorme au milieu de l'arène, et montrant à nu ses larges épaules et ses membres musculeux, inspirait l'épouvante aux plus hardis lutteurs, et leur ôtait l'envie de se mesurer avec lui.

« Mais si mes sentiments sont les vôtres, si vous voyez, comme je le vois, que, plus vous laissez faire de progrès à Philippe, plus vous fortifiez l'ennemi que tôt ou tard il vous faudra combattre, qui peut donc vous faire balancer? Qu'attendez-vous encore? pourquoi des délais, des len

teurs? Quand voulez-vous enfin agir? Quand la nécessité vous y contraindra? Et quelle nécessité voulez-vous dire? en est-il une autre, grands dieux! pour des hommes libres, que la crainte du déshonneur? Est-ce celle-là que vous attendez? Elle vous assiége, elle vous presse, et depuis longtemps. Il en est une autre, il est vrai, pour les esclaves.... Dieux protecteurs! éloignez-la des Athéniens... la contrainte, la violence, la vue des châtiments.... Athéniens, je rougirais de vous en parler.

<< Il serait trop long de vous développer tous les artifices que l'on met en œuvre auprès de vous; mais il en est un qui mérite d'être remarqué. Toutes les fois qu'il est question de Philippe à cette tribune, il ne manque jamais de se trouver des gens qui se lèvent et qui s'écrient: Quel trésor que la paix! quel fléau que la guerre! A quoi tendent toutes ces alarmes, si ce n'est à ruiner nos finances? C'est avec de semblables discours qu'ils vous endorment dans votre sécurité, et qu'ils assurent à Philippe les moyens d'achever ses projets. C'est ainsi que cha

cun a ce qu'il désire : vous restez dans votre oisiveté chérie (et plaise au ciel qu'un jour elle ne vous coûte pas cher!); votre ennemi s'agrandit, et vos flatteurs gagnent votre bienveillance et son argent. Pour moi, ce n'est pas à vous que je voudrais persuader la paix; c'est un soin dont on peut se reposer sur vous-mêmes; c'est à Philippe que je voudrais la persuader, parce que c'est lui qui ne respire que la guerre. A l'égard de nos finances, prenez garde que ce qu'il y a de plus fâcheux, ce n'est pas ce que vous aurez dépensé pour votre sûreté, c'est ce que vous aurez à perdre et à souffrir, si vous ne voulez rien dépenser. Il convient sans doute d'empêcher la dissipation de vos deniers, mais par le bon ordre et la surveillance, et non par des épargnes prises sur le salut public. Ce qui m'afflige encore, c'est de voir que ces mêmes gens qui crient sans cesse contre le pillage de vos finances, qu'il ne tient qu'à vous de réprimer et de punir, trouvent fort bon que Philippe pille tout à son aise et la Grèce et vous. Comment se fait-il en effet que, tandis que le Macédonien renouvelle sans cesse ses invasions, tandis que de tous côtés il prend des villes, jamais on n'entende ces gens-là condamner ses injustices, et réclamer contre ses agressions; et qu'au contraire, dès que l'on vous conseille de vous opposer à ses démarches, et de veiller sur votre liberté, sur-le-champ tous se récrient à la fois que c'est provoquer la guerre? Il n'est pas difficile de l'expliquer ils veulent, si la guerre que l'on propose entraîne des inconvénients (et quelle guerre n'en entraîne pas ?), tourner vos ressentiments, non pas contre Philippe, mais contre ceux qui vous ont donné d'utiles conseils; ils veulent en même temps pouvoir accuser l'innocence, et s'assurer l'impunité de leurs crimes. Voilà le vrai motif de ces éternelles réclamations contre la guerre; car, encore une fois, qui peut douter qu'avant même que personne eût songé à vous en parler, Philippe ne vous la fit réellement, lui qui envahissait vos places, lui qui tout à l'heure a fourni contre vous ses secours aux rebelles de Cardie? Mais après tout, quand nous avons l'air de ne pas nous en apercevoir, ce n'est pas lui qui viendra nous en avertir et nous le

prouver. Il y aurait de la folie de sa part. Que dis-je? quand il sera venu jusque sur votre territoire, il soutiendra toujours qu'il ne vous fait pas la guerre. Et n'est-ce pas ce qu'il disait aux habitants d'Orée, lors même qu'il était sur leurs terres; à ceux de Phères, au moment de les assiéger; à ceux d'Olynthe, dans le temps qu'il marchait contre eux? Il en sera de même de nous; et si nous voulons le repousser, ses honnêtes amis vous répéteront que c'est nous qui rallumons la guerre. Eh bien donc! subis sons le joug: c'est le sort de quiconque ne veut pas se défendre.

« Faites encore attention, Athéniens, que vous courez de plus grands risques qu'aucun autre peuple de la Grèce. Philippe ne pense pas seulement à vous soumettre, mais à vous détruire; car il sent bien que vous n'êtes pas faits pour servir; que, quand vous le voudriez, vous ne le pourriez pas vous êtes trop accoutumés à commander. Il sait qu'à la première occasion vous lui donneriez plus de peine que toute la Grèce ensemble. »

Comme il faut peu de mots pour éveiller dans les Athéniens le sentiment de leur force et de leur grandeur ! Avec quel air de simplicité il en parle, comme d'une chose convenue, et dont personne ne peut douter! Pour un orateur vulgaire c'était là un beau sujet d'amplification : en était-il un plus agréable à traiter devant de tels auditeurs? Mais quelle amplification vaudrait ces paroles si simples et si grandes : << Philippe sent bien que vous n'êtes pas faits pour servir; que, quand vous le voudriez, vous ne le pourriez pas : vous êtes trop accoutumés à commander. » Un des caractères de Démosthènes, c'est de faire avec des tournures qui semblent communes, avec une sorte de familiarité noble et mesurée, plus que d'autres avec des termes magnifiques.

<< Combattez donc contre lui dès aujourd'hui, si vous voulez éviter une ruine entière. Détestez les traîtres qui le servent, et livrez-les au supplice. On ne saurait terrasser les ennemis étrangers, si l'on ne punit auparavant les ennemis intérieurs qui conspirent avec eux sans cela, vous vous brisez contre l'écueil de la trahison, et vous devenez la proie du vainqueur.

« Et pourquoi pensez-vous que Philippe ose vous outrager si insolemment? Pourquoi, lorsqu'il emploie du moins contre les autres la séduction des promesses, et même celle des services, n'est-ce que contre vous seuls qu'il ose employer la menace? Voyez tout ce qu'il a fait en faveur des Thessaliens pour les mener jusqu'à la servitude; par combien d'artifices il abusa les malheureux Olynthiens, en leur donnant d'abord Potidée et quelques autres places; tout ce qu'il fait aujourd'hui pour gagner les Thébains, qu'il a délivrés d'une guerre dangereuse, et qu'il a rendus puissants dans la Phocide. On sait, il est vrai, de quel prix les uns ont payé dans la suite ce qu'ils ont reçu, et quel prix aussi doivent en attendre les autres. Mais pour vous, sans parler de ce que vous aviez déjà perdu dans la guerre, combien, même pendant les négo

ciations de la paix, ne vous a-t-il pas trompés, insultés, dépouillés! Les places de la Phocide, celles de Thrace, Dorisque, Pyle*, Serrio, la personne même de Cersoblepte, que ne vous a-t-il pas enlevé! D'où vient cette

conduite si différente envers vous et envers les autres Grecs? C'est que nous sommes les seuls chez qui nos ennemis aient impunément des protecteurs déclarés, les seuls chez qui l'on puisse tout dire en faveur de Philippe quand on a reçu son argent, tandis qu'il prend celui de la république. Il n'eût pas été sûr de se déclarer le partisan de Philippe chez les Olynthiens, s'il ne les eût pas séduits en leur donnant Potidée; il n'eût pas été sûr de se déclarer le partisan de Philippe chez les Thessaliens, s'il ne les eût pas aidés à chasser leurs tyrans, et s'il ne leur eût pas rendu Pyle**; il n'eût pas été sur de se déclarer le parti: san de Philippe chez les Thébains, avant qu'il leur eût assujetti la Béotie en détruisant les Phocéens. Mais chez nous, mais dans Athènes, quand il s'est approprié Amphipolis et le pays de Cardie, quand il est près d'envahir Byzance, quand il a fortifié l'Eubée de manière à enchat ner l'Attique, on peut en toute sûreté élever la voix en sa faveur, et de pauvres et d'obscurs qu'ils étaient, ses amis sont devenus riches et considérables; et nous, au contraire, nous avons passé de la splendeur à l'humiliation, et de l'opulence à la pauvreté; car, à mes yeux, les vraies richesses d'une république sont dans le nombre de ses alliés, dans leur attachement, dans leur fidélité; et c'est là ce que nous avous perdu. Et pendant qu'avec tant d'insouciance vous vous laissez ravir tant d'avantages, Philippe est devenu grand, fortuné, redoutable aux Grecs et aux barbares: Athènes est dans le mépris et dans l'abandon, riche seulement de ce qu'elle étale dans les marchés, pauvre de tout ce qui fait la gloire et la force d'un peuple libre. »

On a nommé Despréaux le poëte du bons sens : on peut appeler Démosthènes l'orateur de la raison. Et nous en avons tant de besoin! on a tant perverti l'entendement pour étouffer la conscience! On a faussé à plaisir l'esprit humain : et que faisons-nous ici, si ce n'est de travailler à le redresser? Sans raison point de justice, et sans justice point de liberté. Nous avons bien acquis le droit de nous passionner pour la vérité : l'erreur et l'ignorance nous ont fait tant

de mal!

Anéantissons la tyrannie des mots pour rétablir le règne des choses. Vous avez eu la preuve que le mot de liberté peut être écrit sur toutes les portes quand l'oppression est sur toutes les têtes. Et quel était alors l'homme libre, même dans les fers, même sur l'échafaud? Celui-là seul qui avait su garder l'indépendance de ses principes. C'est donc par la raison, par la justice que l'homme peut être essen

* Πύλας signifie les Thermopyles.

** La Harpe, dit M. Patin, se trompe sur le sens du mot πυλαίαν, comme plus haut sur le mot πύλας. Il faut entendre avec l'abbé Auger : « et s'il ne les eût pas rétablis dans

leurs droits d'Amphyctions. »

tiellement libre. Il y a cela de grand dans l'homme, qu'il est, par la pensée, supérieur à toute puissance qui n'est pas conforme à la raison; et cela seul prouverait que toute vraie grandeur vient de Dieu, à qui nous devons la pensée et la raison. C'est par là que l'homme juste peut juger la puissance, même quand elle l'opprime : elle ne peut l'opprimer qu'un moment; il la juge pour toujours. Il peut la flétrir l'humilier d'une parole, la confondre d'un regard, même de son silence; ce que ne peut faire la tyrannie avec ses satellites et ses bourreaux.

Honneur donc à la raison, et à l'ordre qui en est l'ouvrage! honneur à l'un et à l'autre, et d'autant plus que leur nom seul a été depuis longtemps parmi nous, d'abord un objet d'insulte, ensuite un titre de proscription. Les remettre à leur place, c'est les venger assez : dès lors celle de leurs ennemis est marquée; elle l'est sans retour.

Apprenons par l'exemple de Démosthènes à ne jamais craindre de dire à nos concitoyens la vérité salutaire. On n'obtient jamais par la flagornerie démagogique qu'une influence éphémère, et une longue ignominie. Les avantages des démagogues sont fragiles et précaires, et sujets à des retours terribles. Cette vérité, pour être sentie, n'a pas même besoin des exemples sans nombre qui ont frappé vos yeux : ne l'oubliez jamais, et redites-vous sans cesse à vous-mêmes que celui qui trompe le peuple n'entend pas mieux ses intérêts que ceux de la chose publique, et ne se déshonore que pour se perdre. Je ne connais rien de si abject et de si odieux qu'un flatteur du peuple: il l'est cent fois plus qu'un flatteur des rois; car naturellement le trône appelle la flatterie et repousse la vérité; le peuple, au contraire, se laisse tromper, il est vrai, mais il ne demande pas qu'on le trompe : il n'en a pas besoin, et il sent celui d'être instruit. Il aime et accueille la vérité quand on ose la lui dire; et quand il la rejette, c'est par défaut de lumières plus que par orgueil et par corruption. Dès qu'il la connaît, il applaudit d'autant plus, qu'on exerce envers lui un droit qui est celui de tous. C'est aussi ce qui rend cette vérité si haïssable et si terrible aux yeux de ceux qui ont tant d'intérêt à ce qu'elle ne parvienne jamais jusqu'à ce peuple, parce qu'ils en ont tant à l'aveugler: et cette politique ordinaire aux tyrans a dû être surtout celle des nôtres, qui étaient sans talent comme sans courage. Elle a consisté uniquement à donner tout pouvoir de mal faire à cette classe d'hommes qui partout est la lie des nations; à ceux qui n'ont rien, et ne savent rien, et ne font rien; et de cet assemblage de dénûment, de fainéantise et d'ignorance, se compose ce qu'il y a de pire dans l'espèce

humaine on en peut juger par ce qu'ils ont fait une fois, lorsqu'une fois ils ont régné. Mais observez en même temps que cette politique, dont le succès a imposé un moment à ceux que tout succès éblouit, n'était pas moins inepte qu'atroce. Les tyrans qui ont eu du génie n'ont jamais employé que des instruments dont ils pouvaient toujours être les maîtres : la tyrannie, qui n'a que des agents dont elle est l'esclave, est insensée, car elle en est toujours la victime. Et qu'y a-il de plus fou que d'envahir tout sans pouvoir rien garder, et de dresser des échafauds pour finir par y monter?...... Mais ceci appartient à notre histoire, et je reviens à celle de l'éloquence et des triomphes de Démosthènes 1.

SECTION IV.

Exemples des plus grands moyens de l'art oratoire, dans les deux harangues POUR LA COURONNE, l'une d'Eschine, l'autre de Démosthènes.

Quelques notions préliminaires sont indispensables ici pour faire connaître l'importance de ce fameux procès, et le rôle considérable que Démosthènes soutint si longtemps dans Athènes, où la profession d'orateur était une espèce de magistrature, et fut particulièrement pour Démosthènes une puissance si réelle, que Philippe, au rapport des historiens, disait que, de tous les Grecs, il ne craignait que Démosthènes.

Après la perte de la bataille de Chéronée, les Athéniens, craignant d'être assiégés, firent réparer leurs murailles. Ce fut Démosthènes qui donna ce conseil, et ce fut lui qu'on chargea de l'exécution. Il s'en acquitta si noblement, qu'il fournit de son bien une somme considérable, dont il fit présent à la république. Ctésiphon, son ami, proposa de l'honorer d'une couronne d'or, pour récompense de sa générosité. Le décret passa, et portait que la proclamation du couronnement se ferait au théâtre, pendant les fêtes de Bacchus, temps où tous les Grecs se rassemblaient dans Athènes pour assister à ces spectacles. Eschine était depuis longtemps le rival et l'ennemi de Démosthènes. Il avait un grand talent et un très-bel organe, qu'il eut occasion d'exercer, ayant commencé par être comédien. Mais il avait aussi une âme vénale, et il était, presque publiquement, au nombre des orateurs à gages que Philippe soudoyait dans toutes les républiques de la Grèce. Démosthènes seul, aussi intègre qu'éloquent, était demeuré incorruptible; et les Athéniens ne l'ignoraient pas. Aussi n'était-ce pas la première fois

* On croit devoir encore rappeler ici, pour la dernière fois, que toutes les réflexions semées dans cet ouvrage, relatives à la révolution, sont de l'année 1794, et ont été prononcées aux écoles normales et au Lycée.

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qu'il avait reçu le même honneur que lui décernait Ctésiphon; mais ici la haine crut avoir trouvé une occasion favorable. La funeste bataille de Chéronée avait abattu la puissance d'Athènes, et rendu Philippe l'arbitre de la Grèce : c'était Démosthènes qui avait fait entreprendre cette guerre dont l'événement avait été si funeste. Eschine se flatta de pouvoir le rendre odieux sous ce point de vue, et de lui arracher la couronne qu'on lui offrait. Il attaqua le décret de Ctésiphon comme contraire aux lois. Son accusation roule sur trois chefs: 1° Une loi d'Athènes défend de couronner aucun citoyen chargé d'une administration quelconque, avant qu'il ait rendu ses comptes; et Démosthènes, chargé de la réparation des murs et de la dépense des spectacles, est encore comptable: première infraction. 2o Une autre loi défend qu'un décret de couronnement porté par le sénat soit proclamé ailleurs que dans le sénat même; et celui de Ctesiphon, quoique rendu par le sénat, devait être, selon sa teneur, proclamé au théâtre seconde infraction. 3° Enfin (et c'est ici le fond de la cause), le décret porte que la couronne est décernée à Démosthènes pour les services qu'il a rendus et qu'il ne cesse de rendre à la république; et Démosthènes, au contraire, n'a fait que du mal à la république. Ce dernier chef devait amener la censure de toute la conduite de Démosthènes, depuis qu'il s'était mêlé des affaires de l'État; et c'était là le principal but de son ennemi, qui cherchait à lui ravir également, et les honneurs qu'on lui accordait, et la gloire de les avoir mérités. La querelle commença deux ans avant la mort de Philippe; mais les troubles politiques de la Grèce, l'embarras des affaires, et le danger des conjonctures, retardèrent la poursuite du procès, qui ne fut plaidé et jugé que six ans après, et lorsque Alexandre était déjà maître de l'Asie.

On est tenté de déplorer tout le malheureux talent qu'Eschine déploya dans une mauvaise cause. A travers son élocution facile et brillante on démêle à tout moment la faiblesse de ses moyens, l'artifice de ses mensonges. Il donne à toutes les lois qu'il cite un sens faux et forcé, à toutes les actions de Démosthènes une tournure maligne et invraisemblable; il l'accuse de tout ce dont il est coupable lui-même, il lui reproche d'être vendu à Philippe, dont il est lui-même le pensionnaire; et plus il sent le défaut de preuves, plus il exagère les expressions; ce qui, dans tout genre de calomnie, est la méthode des détracteurs, qui espèrent ainsi faire aux autres l'illusion qu'ils ne se font pas. A l'égard de Démosthènes, sa cause était belle, il est vrai quel accusé en eut jamais une plus belle

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