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TURENNE ET CONDÉ.

« Ç'a été, s'écrie Bossuet, ç'a été, dans notre siècle, un grand spectacle de voir, dans le même temps et dans les mêmes campagnes, ces deux hommes, que la voix commune de toute l'Europe égalait aux plus grands capitaines des siècles passés, tantôt à la tête de corps séparés, tantôt unis, plus encore par le concours des mêmes pensées que par les ordres que l'inférieur recevait de l'autre ; tantôt opposés front à front, et redoublant, l'un dans l'autre, l'activité et la vigilance, comme si Dieu, dont souvent, selon l'Écriture, la sagesse se joue dans l'univers, eût voulu nous les montrer en toutes les formes, et nous montrer ensemble (1) tout ce qu'il peut faire des hommes. Que de campements, que de belles marches, que de hardiesses, que de précautions, que de périls, que de ressources! Vit-on jamais en deux hommes les mêmes vertus, avec des caractères si divers, pour ne pas dire, si contraires?

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L'un paraît agir par des réflexions profondes, et l'autre par de soudaines illuminations. Celui-ci, par conséquent, plus vif, mais sans que son feu eût rien de précipité; celui-là d'un air froid, sans jamais avoir rien de lent, plus hardi à faire qu'à parler, résolu et déterminé au dedans, lors même qu'il paraissait embarrassé au dehors. L'un, dès qu'il paraît dans les armées, donne une haute idée de sa valeur, et fait attendre quelque chose d'extraordinaire, mais toutefois s'avance par ordre, et vient comme par degrés aux prodiges qui ont fini le cours de sa vie ; l'autre, comme un homme inspiré, dès sa première bataille, s'égale aux maîtres les plus consommés. L'un, par de vifs et continuels efforts, emporte l'admiration du genre humain et fait taire l'envie ; l'autre jète d'abord une si vive lumière, qu'elle n'osait l'attaquer. L'un enfin, par la profondeur de son génie et les incroyables ressources de son courage, s'élève au dessus des plus grands périls, et sait même profiter de toutes les infidélités de la fortune; l'autre, et par l'avantage d'une si haute naissance, et par ces grandes pensées que le ciel envoie, et par une espèce d'instinct admirable dont les hommes ne connaissent pas le secret, semble né pour entraîner la fortune dans ses desseins, et forcer les destinées.

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« Et, afin que l'on vît toujours dans ces deux hommes de grands caractères, mais divers, l'un, emporté d'un coup soudain, meurt pour son pays, comme un Judas Macchabée; l'armée le 'pleure comme un père, et la cour et tout le peuple gémissent; sa piété est louée comme son courage, et sa mémoire ne se flétrit point par le temps ;-l'autre, élevé par les armes au comble de la gloire comme un David, comme lui meurt dans son lit, en publiant les louanges de Dieu et instruisant sa famille, et laisse tous les cœurs remplis tant de l'éclat de sa vie que de la douceur de sa mort. Quel spectacle de voir et d'étudier ces deux hommes, et d'apprendre de chacun d'eux toute l'estime que méritait l'autre ! »

(1) En même temps.

T. III.

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CONDÉ.

Le premier, dit Louis, de ces noms éclatants

Est ce fameux Condé, général à vingt ans,

Couvert, dans les combats, d'une gloire immortelle,

Né pour être un héros plus qu'un sujet fidèle.

Lui seul de son génie il connut le secret;

Lui seul, en osant tout, ne fut point indiscret (1). Entouré de périls, le grand homme ordinaire Balance les hasards (2), consulte, délibère. Pour lui, voir l'ennemi, c'était l'avoir dompté; En mesurant l'obstacle, il l'avait surmonté; Sa prudence, sortant de la route commune, Par l'excès de l'audace enchaînait la fortune. Pour guider des Français le ciel l'avait formé. Mais ce feu dévorant dont il fut aninré Fit ses égarements ainsi que son génie ; Il ne put d'un affront porter l'ignominie; Maître de la victoire, et non maître de soi, Pour punir un ministre, il combattit son roi. Un remords lui rendit sa patrie et sa gloire. » (THOMAS. Pétréide.) «Si j'avais à me changer, disait Condé, je voudrais me changer en Turenne, et c'est le seul homme qui puisse me faire souhaiter ce changement-là. »

Un des traits qui distinguent ces deux grands généraux, c'est que Condé donnait toujours par écrit ses ordres à ses lieutenants, et leur imposait la loi de les suivre. Turenne, au contraire, disait aux siens ce qu'il croyait convenable, et s'en rapportait à leur prudence. Il arriva de là que celui-ci eut beaucoup d'illustres élèves, et que l'autre n'en forma point ou peu ; ce qui ne laisse pas de donner à Turenne un certain avantage sur son rival.

Avant de nous séparer pour toujours du prince de Condé, citons encore quelques traits relatifs à ce grand homme.

« Ce prince faisant le siége de Wezel, toutes les dames de la ville se réunirent pour le prier de leur permettre de sortir de la place, et de ne les pas exposer aux suites fâcheuses d'un siége long et meurtrier. Le prince répondit avec autant d'esprit que de politesse qu'il ne pensait pas se priver ainsi de ce qu'il y avait de plus beau dans son triomphe. Ce refus produisit l'effet qu'il en attendait. Ces femmes portèrent, par leurs gémissements, la terreur dans l'âme de leurs maris, et les déterminèrent à se rendre bien plus tôt qu'ils n'auraient fait. » (Annales des Provinces-Unies.)

« Le grand Condé, parlant de l'intrépidité de quelques soldats, disait qu', étant devant une place où il y avait une palissade à brûlêr, il fit promettre cinquante louis à qui serait assez brave pour faire réussir ce coup de main. Le péril était si apparent que la récompense ne tentait personne. « Monsei«< gneur, lui dit un soldat plus courageux que les autres, je vous quitte des «< cinquante louis que vous promettez, si Votre Altesse veut me faire sergent « de ma compagnie. » Le prince, qui trouva de la générosité dans ce soldat, qui préférait l'honneur à l'argent, lui promit l'un et l'autre. Animé par l'idée du prix qui l'attendait à son retour, résolu d'affronter une mort si glo

(1) Téméraire, serait le mot propre.

(2) Pèse les chances, me semblerait meilleur.

rieuse, il prend des flambeaux, descend dans le fossé, va à la palissade, et la brûle, malgré une grêle de mousqueterie, dont il ne fut que légèrement blessé. Toute l'armée, témoin de cette action, le voyant revenir, criait vivat, et le comblait de louanges, quand il s'aperçut qu'il lui manquait un de ses pistolets. On lui promit de lui en donner d'autres. «Non, dit-il, il ne me sera point « reproché que ces marauds-là profitent de mon pistolet. » Il retourne sur ses pas, essuie encore cent coups de mousqueterie, prend son pistolet, et le rapporte. » (Lettres de Boursault.)

Et le nom d'un tel brave, il faut que je l'ignore!

Condé passant par une petite ville de Bourgogne, le maire se présenta pour le haranguer. « Monseigneur, lui dit-il, j'ai, comme vous le voyez, le droit de vous ennuyer. Je ne le ferai point valoir, à condition que vous obtiendrez pour notre ville une exemption de gens de guerre. Je le promets, dit le prince. Songez-y bien, monseigneur; sinon, l'année prochaine, lorsque vous repasserez, je ferai valoir mon droit, en vous haranguant longuement. » Un écrivailleur présentant au grand Condé l'épitaphe de Molière, le prince lui dit : « J'aimerais mieux que ce fût lui qui me présentât la vôtre. » Hédelin, abbé d'Aubignac et de Maimac, donna Zénobie, tragédie en prose, composée suivant les règles d'Aristote, que d'Aubignac avait commentées. Jamais pièce n'ennuya plus méthodiquement. Le prince de Condé disait à ce sujet : « Je sais bon gré à l'abbé d'Aubignac d'avoir si bien suivi les règles d'Aristote; mais je ne pardonne pas aux règles d'Aristote d'avoir fait faire à l'abbé d'Aubignac une si méchante tragédie. » Le génie est tout, les règles ne sont rien. « Les règles, disait le fameux comédien Baron, défendent d'élever les bras au dessus de la tête; mais, si la passion les y porte, ils feront bien; la passion en sait plus que toutes les règles. »

Le grand Condé et la duchesse de Longueville étaient allés entendre le père Bourdaloue; la duchesse s'endormit. L'orateur venant à paraître, le prince la réveille en criant: « Alerte! alerte! ma sœur, voici l'ennemi. »

Ennuyé un jour d'entendre un fat parler sans cesse de monsieur son père et de madame sa mère, il appela un de ses gens, et lui dit : « Monsieur mon laquais, dites à monsieur mon cocher de mettre messieurs mes chevaux à monsieur mon carrosse. »

Ge prince passant par Beaune, ville renommée pour ses vins, le maire et les échevins vinrent à sa rencontre pour le complimenter et lui présenter le vin du pays. Le prince en goûta, et dit qu'il était fort bon. A quoi le maire répondit : « Ob monseigneur,

Nous en avons de bien meilleur.

-Je n'ai pas de peine à le croire,
Reprit en souriant le vainqueur de Rocroi;
Mais vous attendez, pour le boire;
Un plus honnête homme que moi. »

On avait promis mille écus à celui qui ferait, sur les victoires du grand

Condé, la meilleure inscription pour mettre au dessus de la porte du château de Chantilly. Un gascon fit ce quatrain :

« Pour célébrer tant de vertus,

Taut de hauts faits, et tant de gloire,
Mille écus! sandis, mille écus!

Ce n'est qu'un sou par victoire. >>

Nous ne sommes encore qu'en 1686. Depuis la conclusion de la paix, le royaume n'a été troublé que par l'édit publié contre les calvinistes. La tache que Louis XIV vient d'imprimer par là à sa gloire ne s'est pas encore étendue d'une manière trop sensible, et le monarque est resté jusqu'ici dans toute la plénitude de sa puissance. Tant qu'il en est temps, hâtons-nous de satisfaire notre curiosité sur les particularités les plus intéressantes que nous présente cette époque; car bientôt nous n'aurons plus, grâce à l'humeur guerroyante de Louvois, que des spectacles de sang, de misère, et de deuil, à mettre sous vos yeux.

Suivez-moi d'abord à la Bastille, dont vous savez déjà le chemin. Hélas! c'est aussi un triste spectacle à vous offrir. Mais ici il ne s'agit que d'un malheureux prisonnier, tandis que tout à l'heure vous aurez à gémir sur la ruine des villes et des provinces, et sur la mort des peuples. Pénétrez avec moi dans cette chambre, dont l'aspect, à dire vrai, n'a rien de trop navrant. Elle offre en effet toutes les commodités qu'on peut désirer pour un prisonnier. De l'air, de la propreté, même une certaine élégance dans les meubles, partout les preuves évidentes d'un service empressé et actif. Approchez-vous. Voilà votre hôte qui vous salue. N'est-ce pas que vous voilà tout à coup saisis de respect devant lui? Quelle taille élégante et majestueuse, quelles manières distinguées, quels mouvements gracieux ! Peut-être qu'il se mêle à votre respect un peu de frayeur; car les traits de son visage vous sont dérobés par un masque. Pourquoi cette précaution ? Quelque blessure l'a-t-il si horriblement défiguré, qu'il a honte de se montrer à découvert? Non. Voltaire, qui prétend l'avoir vu, dit que sa figure est belle et douce. Elle est donc l'image fidèle de son caractère; car, quoique condamné, comme vous le voyez, à ne jamais montrer ni son sourire ni ses larmes, quoique sans doute sa plus douce espérance soit le tombeau, on ne l'entend jamais murmurer ni se plaindre. Ne l'interrogez ni sur son nom ni sur ses aventures; car il y va de sa vie et de la vôtre. Quoi ! l'on ne peut pas même savoir son nom? On ne l'appèle pas autrement que l'Homme au masque de fer. Son masque n'est pas de fer, mais de velours noir, comme il est aisé de s'en convaincre; seulement la mentonnière est garnie de ressorts d'acier, qui laissent au prisonnier la liberté de manger et de boire. Cependant, le nom de Masque de fer ayant prévalu pour désigner ce célèbre infortuné, nous sommes bien obligé de nous en servir.

Mais il a un père, une mère. Ignorent-ils complètement le sort de leur fils? Ce fils a-t-il été ravi à leur tendresse dans un âge si tendre et avec de telles précautions, que toutes leurs recherches, pour découvrir ce qu'il était devenu,

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