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TROISIÈME ARGUMENT.

J'ai cru ouïr une infinité de fois des hommes qui me parlaient, dont les uns m'ont paru me dire de fort bonnes choses, et d'autres de fort mauvaises, et qui eussent été capables de me faire beaucoup offenser Dieu, si j'eusse suivi les impressions que leurs paroles étaient capables de me donner; car il y en avait même qui m'eussent porté à croire qu'il n'y a point de Dieu. Or, je suis bien assuré que ces pensées ne venaient point de moi, puisque j'en avais beaucoup d'horreur; il faudrait donc qu'elles fussent de Dieu, qui m'aurait parlé intérieurement en la place de ces personnes, que je croyais me parler extérieurement. Or, l'idée que j'ai de l'Etre parfait ne souffre point qu'on lui attribue une conduite si indigne de sa bonté; donc je dois regarder comme impossible la supposition qu'il n'y ait que Dieu et mon esprit.

QUATRIÈME ARGUMENT.

On peut tirer encore d'aussi forts arguments de l'art d'écrire, c'est-à-dire de former de certains caractères visibles qui pussent réveiller dans l'esprit de ceux qui les verraient les idées des sons, qui avaient déjà été pris pour signes des pensées. Je suis bien assuré que je n'ai point inventé cet art, et, quand je l'ai appris, je me suis imaginé que c'était d'autres personnes semblables à moi qui me l'apprenaient. Il faudrait encore que ce fût Dieu, qui eût joué tous ces personnages par les imaginations qu'il aurait mises dans mon esprit, comme pour se divertir avec moi. Pourrait-on le penser, et ne le pas croire trompeur? Mais depuis, ayant compris que la plus grande utilité de cet art était de se faire entendre aux personnes absentes qui pourraient, par le même moyen, nous rendre réponse sur ce que nous leur aurions écrit, ce qui pouvait quelquefois n'être qu'après un fort longtemps, quand elles étaient fort éloignées, je m'en

suis servi une infinité de fois à cette fin, et je n'ai pas manqué de recevoir la réponse au temps que j'avais pensé. Si l'une et l'autre, c'est-à-dire la lettre et la réponse, n'avaient été que des imaginations, que Dieu aurait mises dans mon esprit immédiatement par lui-même, pourrait-on douter qu'il n'eût pris plaisir à me tromper? Or, il faudrait bien que cela fût, s'il n'y avait que Dieu et mon esprit; donc cette hypothèse, enfermant tant de choses indignes de Dieu, doit être rejetée comme impossible.

CINQUIÈME ARgument.

J'ai cru que l'art d'écrire avait produit une infinité de livres, et je me suis imaginé en avoir lu beaucoup, et sur différentes matières, que je suis bien assuré que je n'avais pas faits. Il y en avait de différentes histoires, écrites en diverses langues, dont les unes m'ont paru vraies, d'autres douteuses et d'autres fausses. J'ai pris pour vraies, au moins au regard des principaux incidents, celles qui rapportaient des choses comme s'étant passées de leur temps au vu et au su de tout le monde, ou qui étaient rapportées de la même sorte par plusieurs autres auteurs, qu'on ne pouvait pas croire raisonnablement s'être entendus ensemble pour mentir. J'ai pris pour douteuses celles qui n'étaient pas si bien attestées, et pour fausses celles qui étaient manifestement contraires aux vraies, ou que ceux qui les avaient composées n'avaient données que pour des fables, commes les poëmes et les romans. Que pourrais-je dire sur cela dans l'hypothèse qu'il n'y aurait que Dieu et mon esprit? Étant bien assuré que ce n'est pas moi qui ai composé ces histoires, il faudrait que ce fût Dieu qui en fût l'auteur, et qui les eût imprimées dans mon esprit et dans ma mémoire spirituelle, dans le temps même que je m'imaginais les lire dans les livres, et je ne saurais plus quel jugement en porter. Car, étant de Dieu, elles devraient toutes être vraies, sans en excepter les plus fausses, ce qui est une contradiction ridicule. Et les plus vraies de

vraient être fausses, puisque, n'y ayant que Dieu et mon esprit, il ne se serait rien passé de tout ce qu'elles conteraient. En faut-il davantage pour démontrer l'absurdité de cette supposition, quand on connaît Dieu?

SIXIÈME ARGUMENT.

J'ai cru avoir lu d'autres de ces livres, sur toutes sortes de sujets. Il s'en trouve qui tendent à ruiner les plus grandes vérités, et même qu'il y a un Dieu; d'autres, comme ceux que je me suis imaginé être de poëtes païens, qui sont pleins de choses tout à fait contraires à l'honnêteté et à la pudeur. Puis-je croire sans impiété que Dieu aurait fait les uns et les autres, en me les imprimant immédiatement dans l'esprit? Il faudrait bien que je le crusse, si j'étais seul avec Dieu; car je suis bien assuré que ce n'est point moi qui les ai faits.

SEPTIEME ARGUMENT.

Les sentiments de la douleur, de la faim, de la soif, peuvent, si l'on veut, ne rien prouver touchant l'existence de mon corps, étant considérés seuls; mais ils la prouvent démonstrativement, quand on y joint la considération de Dieu.

Quand j'ai cru avoir approché ma main trop près du feu, j'en ai senti une douleur cuisante, que j'ai appelée brûlure, qui m'a obligé de m'en retirer; et comme cette douleur a cessé ou beaucoup diminué, aussitôt que j'ai cru l'avoir tirée du feu, j'ai été porté à croire que Dieu m'avait donné ce sentiment de douleur pour la conservation de mon corps, ce qui serait inutile, et tout à fait indigne de lui, si je n'avais point de corps; donc j'ai un corps.

De temps en temps j'ai cru avoir besoin de manger et de boire, c'est-à-dire de faire entrer de la nourriture et de la boisson, que je me suis imaginé être des corps, dans celui que j'ai pensé être, uni à mon esprit. Et j'ai été averti de ce besoin par un sentiment qui s'appelle faim et par un autre

qui s'appelle soif. Quand ces sentiments ont été grands, je m'en suis senti incommodé, et je me suis imaginé que mon cœur tombait en langueur; mais, après que j'ai cru avoir bu et mangé, je me suis senti mieux. Ne serait-ce pas accuser Dieu d'une véritable illusion, s'il m'avait donné ces sentiments avec toute cette suite toujours uniforme une infinité de fois en ma vie, n'ayant point de corps qui eût besoin de tout cela?

HUITIEME ARGUMENT.

Il en est de même des autres sensations. S'il avait plu à Dieu de me donner les sensations de la lumière, des couleurs, des sons, des odeurs, des saveurs, du froid, du chaud à propos de rien, je m'en étonnerais moins, et je ne doute pas qu'il ne le pût faire quand je n'aurais point de corps. Mais pourquoi aurait-il voulu, sinon à dessein de me tromper, ne me donner les sentiments de la lumière et des couleurs, au moins fort vifs, que quand je crois ouvrir les yeux, si je n'ai point d'yeux? Car, si je n'ai point d'yeux, l'imagination d'ouvrir les yeux ne peut avoir aucun rapport à ces sentiments de la lumière et des couleurs. Pourquoi ne me donnerait-il jamais, ou presque jamais, ce sentiment vif d'une lumière éclatante qui m'éblouit, sinon quand je crois être tourné vers un corps qu'on appelle le soleil, si ce corps n'est point? Pourquoi, ayant beaucoup de plaisir à entendre des sons fort harmonieux, ne me donne-t-il jamais ce plaisir, que quand je m'imagine qu'on remue à l'entour de moi quelques corps, dont je m'imagine que le mouvement est au moins l'occasion de me faire ressentir ces sons? Cette règle constante d'accompagner presque toujours ces sensations, quand elles sont vives, d'imaginations de corps, à qui je suis porté naturellement à les attribuer, comme étant au moins l'occasion qui fait que je les ai, pourrait-elle être en Dieu, s'il n'y avait point de corps? Et n'aurait-il pas fallu au moins qu'il nous eût donné quelque moyen d'éviter l'erreur où il était impossible que cela ne nous jetât?

TROISIÈME RÉFLEXION.

Cette réflexion regarde l'objection qu'on a voulu prévenir dans la Recherche de la Vérité, et qu'il était bien aisé de prévoir. C'est que l'on doit être assuré qu'il y a des corps avant que d'avoir la foi, puisque la foi suppose des corps : des prophètes, des apôtres, une Écriture sainte, des miracles: à quoi il répond en ces termes :

« Mais, si l'on y prend garde de près, on reconnaîtra que, « quoiqu'on ne suppose que des apparences d'hommes, de << prophètes, d'apôtres, d'Écriture sainte, de miracles, etc., «< ce que nous avons appris par ces prétendues apparences <«<est absolument incontestable; puisque, comme j'ai prouvé <«< en plusieurs endroits de cet ouvrage, il n'y a que Dieu « qui puisse représenter à l'esprit ces prétendues apparen«ces; et que Dieu n'est point trompeur; car la foi même <«< suppose tout ceci : or, dans l'apparence de l'Écriture sainte, << et par les apparences des miracles, nous apprenons que « Dieu a créé un ciel et une terre, que le Verbe s'est fait «< chair, et d'autres semblables vérités, qui supposent l'exis<«<tence d'un monde créé : donc il est certain par la foi qu'il « y a des corps, et toutes ces apparences deviennent par «elle des réalités. »

Je ne sais, Monsieur, si je me trompe, mais je ne crois pas qu'il y ait jamais eu de cercle plus vicieux; car il s'agit de savoir si, ayant supposé qu'il n'y a point de corps, et qu'il n'y a que Dieu et mon esprit, je puis demeurer dans cette supposition jusqu'à ce que j'aie la foi, et ne la quitter que par la foi. Et je soutiens que cela est impossible, et que la raison de cet auteur ne le prouve en aucune sorte; car, dans cette supposition, tant que j'y demeure je suis obligé de croire qu'il n'y a que Dieu qui ait pu représenter à mon esprit tout ce que j'ai jamais lu de bon ou de mauvais dans les livres, que je sais bien n'avoir pas composés. Il m'aurait donc aussi bien représenté ce que je me suis imaginé avoir lu dans l'Al

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