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Toute ma vie s'est résumée ce soir-là: les souvenirs du jeune âge, les terreurs de l'âge présent. Je n'ai jamais mieux senti le regret du passé, et la frayeur du temps présent. Depuis cette nuit si féconde en sensations, je me suis bien promis de ne plus avoir peur, d'aller au-devant du danger, et de sonder jusqu'au cercueil. Faites comme moi ; ne craignez pas. Allez au-devant de votre peur; les temps sont fertiles en terreurs de tout genre; nous devons nous étudier à ne pas reculer quand elles viennent; c'est le seul moyen de ne pas en être écrasés. »

Il faudrait se reporter à ces moments de fièvre et de terreur pour se faire une juste idée du grand effet que produisit mon petit conte au milieu de la stupeur universelle. On n'eût pas mieux accueilli un conte, venu en droite ligne du Rhin allemand; aussi bien, encouragé par le succès, je poursuivis le cours de mes ordonnances, et, à l'exemple du célèbre docteur Broussais, qui faisait, chaque soir, en plein Hôtel-Dieu, au milieu des mourants et des morts, un cours solennel sur l'affreuse maladie, à mon tour, je me mis à raconter l'histoire des pestes d'autrefois, sous le nom du Docteur noir :

LE DOCTEUR NOIR.

« Un médecin de l'espèce brusque; il parle d'un ton haut et bref; il vous jette un coup d'œil sèvère, et comme il avait affaire à une jeune femme blonde et tremblante, il se mit, pour la mieux rassurer, à lui faire peur. Il remonta à la peste que raconte Thucydide, en l'an 429 avant Notre-Seigneur. - Athènes, une ville parisienne, Madame, toute remplie de poëtes essoufflés qui osaient à peine élever la voix pour gémir, d'archontes réveillés en sursaut et de petites femmes nerveuses qui envoyaient chercher, sans rime ni raison, de graves enfants d'Esculape, étonnés de servir de jouet à ces désœuvrées. Vous parlez de peste, ah! Madame, cette peste d'Athènes était une fièvre livide; elle souillait la lèvre d'un sang impur; elle accablait le malade pendant neuf jours, lui ôtant tous les genres de mémoire, celle du cœur d'abord. Les rues étaient jonchées de morts; le fils chassait son père de la maison paternelle; l'esclave chassait son maître de son lit; l'horrible fléau dura trois ans; il enleva Périclès après avoir brisé au

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tour de lui ses deux fils, sa sœur, tous ses parents. » Consolezvous donc, Madame, M. le président du conseil ne mourra pas, et son fils attaqué est sauvé d'hier. »

Mais la dame, plus tremblante que jamais, ne se consolait pas.

« Madame, reprenait le docteur noir, Rome a été ravagée trois fois par la peste; la première fois, elle avait à peine cent ans d'existence, et cependant elle est devenue la première ville du monde !

<< Si nous passons à l'ère chrétienne, les pestes ne se comptent plus. L'an 65 de Jésus-Christ, Néron voit arriver la peste. Joyeux amateur de fléaux, il la reçoit dignement, comme il reçut plus tard l'incendie. L'invasion des Barbares, si longue dans ce monde romain, est toujours accompagnée de la peste. La première peste de Paris remonte à 540; deux ans après, Constantinople était frappée d'une contagion qui enlevait cinq mille morts, chaque jour, et cette peste a duré cinquante ans. A Marseille, depuis que Marseille existe, on connaît le mal des ardents. »

Et comme la dame ne se consolait pas : « Que serait-ce, lui dit-il, si vous lisiez l'histoire de la Chine? En 1232, et dans l'espace de cinquante jours, neuf cent mille cercueils sortirent d'une seule ville! Un siècle après, le Céleste-Empire succombait sous la peste universelle : la peste noire. La grande mort a marché, capricieuse et vagabonde, à travers le monde décimé. Elle a enlevé, à Paris, quatre-vingt mille personnes, parmi lesquelles il faut compter Jeanne de Bourgogne, femme de Philippe de Valois, et la duchesse de Normandie, sa sœur. Le seul comtat d'Avignon perdit cent vingt mille habitants. Florence, Rome et Gênes... trois tombeaux! Pétrarque, qui donnait au monde la langue italienne, voyait la belle Laure, qu'il a trop chantée, enlevée par la contagion. Figurez-vous les villes désertes, les moissons pendantes, les Juifs accusés d'empoisonnements et égorgés comme ont été égorgés, il y a quelques jours, plusieurs innocents par la même populace toujours stupide; cependant, à cette même époque, l'Italie jonchée de morts, fut témoin d'une association

1. M. Casimir Périer; au contraire, il mourut du choléra, et la France a fait une perte immense, ce jour-là.

pour le plaisir. On s'enivrait, de compagnie, on se couronnai de fleurs, on chantait tout le jour, et le soir on faisait des contes; contes de galanterie et d'amour, recueillis par Boccace, et précédés d'une horrible préface qui est un chef-d'œuvre. Faites comme les Florentins, Madame; si je ne vous conseille ni de boire, ni de chanter, lisez des contes. Justement M. de Balzac vient de publier tout exprès pour les cholériques des contes drolatiques! le choléra est une excuse à lire ces sortes de choses. Hâtez-vous de les lire aujourd'hui, de peur que, la santé publique de retour, les contes drolatiques ne vous soient défendus demain. >>

Et moi aussi, Madame, il faut que je me hâte, et que je vous raconte, à cette heure propice, toute remplie de bulletins officiels sanitaires et de procès-verbaux d'autopsie, une anecdote. Allons, venez et risquez une oreille ou deux.

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Je commence par vous avertir que la chose se passe le 10 octobre 1774, à un dîner de soixante couverts, chez un président à mortier; l'héroïne est une très-jeune et très-jolie femme qui s'appelait madame la comtesse de Rochefort, et qui est morte duchesse de Nivernois.

L'homme qui raconte le fait, ce n'est rien moins que le fameux marquis de Mirabeau, le père de Mirabeau, celui qu'on appelait l'ami des hommes; emphatique et détestable écrivain quand il écrit un livre; écrivain aussi plaisant, aussi châtié et d'aussi bon ton que Bussy quand il écrit une lettre. Voici cette anecdote que je copie mot à mot dans la précieuse collection de M. Lucas Montigny, et qui ne vient pas trop mal avec la maladie régnante.

<< La jeune comtesse de Mirabeau est conteuse, et rit d'un si « grand cœur! Elle nous a raconté une très-plaisante histoire sur << son bisaïeul de Maliverny qui était un original et qui avait une <«< femme plus originale encore. Ces deux figures ne sortaient << qu'aux grandes occasions; mais le cher bisaïeul était président « à mortier, et à un grand repas de soixante personnes chez « M. Le Bret (intendant de Provence et premier président du par«lement), l'homme le plus froid qui fut oncques de Paris à Rome, « le président et la présidente furent, de droit, invités à déployer << chacun leur serviette. La joie gagnant les convives, la conversa «<tion s'échauffa, et l'on parla de la colique qui, dans ce temps, << était un méchant mal. Alors, mue de charité, la présidente éleva

« la voix ; chacun écoute. Elle dit (et il faut entendre le jargon « moitié français, moitié provençal, et le petit singe faisant la « voix rauque): Moi, j'y sais un remède infaillible. Le silence « continue; on est dans l'attente; elle poursuit: Mon chat que « roilà (en montrant le barbu président qui vraiment avait l'air « de revenir d'un combat sur la gouttière) est une nuit attaqué de colique mortelle; l'inspirazioné mé vint de loui mettre « mon cul sur lé ventré, et sur-le-champ il fut guéri, et me « dit: AH! MON AMOUR! TU ME L'AS ÔTÉ COMMÉ AVEC LA MAIN! « Si vous ne vous mettez à la place de la grave compagnie, cer<< tainement le conte ne vaudra pas grand'chose; mais, en imagi<<nant une jeune personne bien naïve et bien à son aise et bien <«< jeune, qui fait ce conte-là et qui rit à en pâmer, vous com<< prendrez mieux qu'un autre que, si nous rions de peu de chose, « ce qui est indispensable quand on est toujours ensemble les « mêmes gens, pourtant nous rions de bon cœur. »

(Lettre inédite du marquis de Mirabeau à la comtesse de Rochefort, depuis duchesse de Nivernois, du 10 octobre 1774.)

Le mot était cru... l'anecdote était vive elle passa! Le deuil public était si profond, le monde parisien était si triste! En général, vous pouvez tout hasarder, la plume à la main, pourvu que vous n'arriviez pas dans le contre-temps des choses humaines, et que vous entriez résolûment dans la douleur, dans la joie ou dans la passion de l'heure présente. Quand le poëte dit à la foule romaine : Favete linguis! en son Chant Séculaire, il parle ainsi, parce qu'il est sûr d'être écouté. Ainsi, choisissez l'heure et ne parlez qu'à votre tour, mais ceci fait, parlez librement et tout à votre aise. On a beau dire il n'y a que les impuissants, et les faux hommes de lettres, qui disent: la critique est facile! Au contraire la critique est un art difficile et rempli de périls. J'ai vu des moments où tout à coup ce même public, qui semblait vous appartenir et dont vous disposiez à votre plein gré..... soudain le voilà parti, et qui ne veut plus entendre un seul mot de ce que vous avez à lui dire. En vain vous redoublez d'efforts et de zèle, il ne veut plus de vous, il veut, en ce moment, qu'on lui parle de danse et de musique, il ne s'occupe que de danseurs et de chanteurs, l'Opéra-Italien ou même l'Opéra, (ça c'est vu), prenant toute l'attention des oisifs..... Essayez alors de lutter seul

contre tous ces orchestres, pareils à l'orchestre du jugement dernier, nul ne vous écoute, et vous arriveriez annonçant Rodogune ou le Misanthrope, on vous répondrait la Fille du régiment ou la Fille mal gardée. — D'autres fois, la politique était souveraine! Elle tenait dans un pli de son manteau la paix ou la guerre, et elle secouait ce manteau formidable sur l'Europe aux abois..... Allez donc parler, en ces moments difficiles, du grand Debureau ou de la petite Déjazet!

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Que dis-je? Eh! j'ai vu dans nos colonnes envahies, à la place même où la veille encore le Feuilleton dramatique, roi absolu, déployait à loisir de chatoyantes merveilles ! — j'ai vu, ô douleur! arriver tout d'un coup ce parasite inconnu, cet oïdium tuckeri des colonnes d'en bas, ce reflet des pommes de terre malades, cette odieuse combinaison du mensonge mêlé à l'histoire, de la fiction emboîtée dans la réalité, le roman-feuilleton pou tout dire, et je sens encore à cette heure le contre-coup de ce funeste voisinage qui devait détruire et dégrader toutes les conditions de la presse, telle que l'entendaient nos vieux maîtres. Ah! la chose incroyable, un roman qui court et circule à travers les plus graves événements de l'Europe; un conte de bonne femme étouffant un discours de M. Berryer ou de M. Guizot; les menaces de l'Angleterre accolées aux Mystères de Paris; les folies sans fin et sans style de Monte-Cristo, accolées au labeur incessant du roi Louis-Philippe!

En maître souverain, le conte régnait alors, et de l'église à la caserne, du théâtre à la Chambre des Pairs, du navire à l'étude de l'avoué, du collége au bagne, de la cour royale au pensionnat de demoiselles, du nord au midi, de Paris à New-York, dans les villes remplies, dans les campagnes désertes, chez l'épicier oublieux de compter sa recette du jour, et chez la danseuse oubliant que sa porte est ouverte, en tout lieu, à toute heure, à tout bout de champ, le conte et le conte, le roman et le roman! - De grands diables de romans qui se développaient en un quarré de vingt tomes à la base! Essayez d'arrêter le torrent, opposez-vous à ce rêve immense! Allons, la plume légère et la plume aimée, démontrez à ces hommes saturés de cet opium bâtard, que la vie est chose sérieuse, et qu'elle n'est pas faite pour être consacrée à ce badinage de grisette oisive et d'étudiant mal

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