L'industrie étoit grande, mais l'inquiétude étoit plus grande encore; et les déplacemens rapides et continuels des citoyens qui aspiroient toujours à changer de condition dans l'espoir d'améliorer leur existence, entretenoient une effrayante mobilité dans les idées et dans les mœurs. Le Gouvernement, qui prenoit le résultat de ce mouvement universel pour des signes de prospérité, et qui croyoit voir croître ses ressources avec la corruption, laissoit aller la corruption. On voyoit que tous les travaux se faisoient pour de l'argent; qu'avec de nouveaux outils on faisoit de plus grandes choses avec moins de bras; que l'intérêt opéroit autant et même plus de prodiges que n'en opéroit autrefois l'obéissance ou la vertu. On voyoit qu'avec des spectacles on ainusoit le peuple, et qu'avec des manufactures on pouvoit l'occuper et le nourrir. Une certaine méthode de faire la guerre, de prendre des villes et de donner des batailles, avoit persuadé que toute la guerre consistoit plus dans les machines et dans l'art, que dans les qualités personnelles de ceux qui se battent. Les idées anciennes de bravoure et d'héroïsme se perdirent tous les sentimens d'estime et d'admiration pour les actions bonnes, grandes ou généreuses, furent affoiblis dans toutes les âmes. On parvint jusqu'à croire qu'on pouvoit se passer de mœurs et de religion, et qu'avec le commerce, les sciences et les arts, on pouvoit maintenir l'ordre, la puissance et le bonheur. L'erreur n'étoit pas de penser que les sciences, les arts et le commerce sont nécessaires, mais c'étoit une grande erreur d'imaginer que ces trois choses suffisent pour régir les hommes. Malheureusement tout concourut à favoriser cette trop dangereuse erreur. Les passions violentes s'étoient adoucies. Beaucoup de préjugés avoient disparu. L'esprit de conquête avoit fait place à l'esprit d'administration. Le machiavélisme régnoit moins dans la politique des cabinets. L'empire de la raison se fortifioit. L'industrie ouvroit journellement de nouvelles routes à la prospérité. Les découvertes en tout genre se multiplioient. On entendoit dire partout que les bornes des connoissances humaines avoient été infiniment reculées. Chacun se demandoit, avec une sorte de complaisance, jusqu'où l'esprit humain peut-il donc aller? Qui peut prescrire des limites à la perfectibilité humaine? Il faut convenir que le sentiment que nous avions de nos succès étoit raisonnable; mais nous avions besoin de le mieux diriger. L'état déplorable de nos mœurs et la mobilité de nos idées sont devenus une source féconde d'écarts et de méprises dans toute la suite de nos opérations, de nos recherches et de nos travaux. Dans un siècle où l'imprimerie avoit usé tous les bons livres, où la multitude des livres avoit usé toutes les vérités, où le luxe avoit usé toutes les jouissances; dans un siècle où l'esprit de société avoit étouffé l'esprit de famille, où l'esprit de commerce et de finance étoit devenu l'esprit général, où les richesses avoient le pas sur les honneurs et les plaisirs sur les devoirs; dans un siècle où les citoyens étoient toujours occupés de leur fortune et jamais de leur patrie, et où le Gouvernement lui-même étoit beaucoup plus jaloux d'augmenter le nombre des contribuables que de former de vrais citoyens; dans un siècle enfin où les vices circuloient avec les idées, où les moyens, trop faciles d'acquérir et de dépenser, joints à l'impatience de jouir, produisoient des révolutions subites et continues dans les familles, dans les professions, et où conséquemment les hommes ne pouvoient plus à proprement parler, être liés, par des principes ou par des habitudes, à rien de ce qui existoit; dans un tel siècle, dis-je, étoit-il possible de ne pas prévoir que les vices dépraveroient les maximes, que l'audace des écrits et des systèmes naîtroit de l'audace des mœurs, et qu'une fausse philosophie, semblable à la foudre qui frappe le lieu même qu'elle éclaire, finiroit, sous prétexte d'amélioration, par dévorer les choses et les hommes? Soyons justes ce ne sont pas les philosophes qui ont corrompu le siècle, c'est la corruption du siècle qui a influé sur les philosophes. Les mauvaises mœurs ont précédé les fausses doctrines. Ce n'est point l'incrédulité qui a amené le dérèglement, c'est le dérèglement qui a amené l'incrédulité. Avant que l'on nous apprêt à ne pas croire, nous avions cessé de pratiquer. L'insouciance pour une autre vie étoit déjà le partage d'une foule d'hommes qui s'étoient jetés dans la mollesse de celle-ci, lorsque les philosophes ont prêché le matérialisme. Le mépris systématique de toutes les idées religieuses n'est venu que pour calmer ceux qui n'étoient plus fidèles à aucune religion. Le reproche mérité que l'on doit faire à la que plupart des philosophes, est d'avoir été plus disposés à flatter qu'à combattre les vices de leur temps; et cela vient de ce que l'on est, en général, plus jaloux de plaire ou de dominer d'instruire. En attaquant des institutions encore puissantes en apparence, mais minées par la corruption, la vanité se menageoit tous les avantages de la hardiesse, sans en courir les dangers. On ne peut accuser les écrivains de n'avoir pas été prudens; car ils n'ont rien dit contre les dragonnades de Louis XIV, et n'ont commencé à prêcher la tolérance que dans un siècle d'indifférence et de tiédeur. La même circonspection dont les novateurs avoienț cru devoir user dans les affaires religieuses, ils la portèrent avec bien plus de soin dans les affaires politiques. Mais tout favorisa la hardiesse et l'influence des nouvelles doctrines. Les négocians n'étoient plus, comme autrefois, des individus obscurs et isolés : ils étoient répandus partout; ils occupoient des cités entières. Les opérations de cette classe d'hommes étant presque toujours liées à des questions de Gouvernement et d'administration, ils avoient sans cesse les yeux ouverts sur les procédés de l'administration et du Gouvernement. Le commerce est la profession de gens égaux et libres. Il est ennemi de toute gêne. Sa puissance étant fondée sur une espèce de richesse que l'on peut facilement faire circuler partout, et rendre, pour ainsi dire, invisible, les commerçans ont une grande idée de leur indépendance et de leur force; ils n'appartiennent à aucune patrie, ils appartiennent au monde. On a sans cesse besoin de les ménager, et rarement on peut les satisfaire. Il falloit donc à chaque instant traiter et transiger avec eux. D'autre part, le système des fonds publics avoit créé dans l'Etat un peuple d'hommes inquiets, dont la fortune particulière se trouvoit, pour ainsi dire, confondue avec la fortune publique, et qui, par cela même, étoient les censeurs nés de toutes les opérations des ministres. Ces hommes, semés dans toutes les conditions, dans toutes les classes, étoient toujours prêts à recevoir l'alarme ou à la donner. Ils étoient redoutables, parce que leur méfiance ebranloit toujours plus ou moins le crédit public, et que leurs plaintes et leurs cris, qui partoient de tous les points de l'empire, sembloient être la voix nationale elle-même. Par la seule force des choses, le Gouvernement se trouvoit, à certains égards, sous la dépendance des simples particuliers. L'esprit de censure, l'esprit frondeur venant à se joindre à l'esprit de société qui s'étoit si universellement accru, eut des effets incroyables. Les coteries mêlèrent les affaires aux voluptés. On voulut paroître instruit sans avoir le temps de l'être. On discuta tout, sans rien approfondir, et c'est du choc de ces conversations légères que l'on vit sortir ce qu'on a si mal à propos appelé l'opinion publique, C'est alors que certains écrivains prirent leur essor, et qu'ils se mirent à tout fronder pour complaire à l'esprit frondeur. C'est alors qu'on attaqua toutes les institutions. On eut beau jeu, auprès des créanciers de l'Etat, de dire qu'il falloit faire de grandes ré |