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CHAPITRE V

LES SECTES PHILOSOPHIQUES

Il est hors de doute que nous ne connaissons le catharisme que d'une façon fort incomplète, sous sa forme populaire, grossière même, et par des exposés évidemment tronqués qui nous sont fournis par les controversistes orthodoxes. Tout au plus pouvons-nous deviner que certaines écoles, dans la secte, ont agité quelques-uns des problèmes qui passionnaient les scolastiques de leur temps. Nous avons, en examinant la doctrine de Jean de Lugio (qui ne se rattache plus que par des liens assez faibles au vieux tronc cathare), signalé ces préoccupations contemporaines; mais ce ne sont là que des éléments épars qui ne nous permettent pas de porter un jugement d'ensemble sur la philosophie de ce puissant groupe hétérodoxe 1.

La seule secte qui, dans la période qui nous occupe, présente une doctrine basée sur des principes philosophiques, est celle des Amauriciens. Au premier examen elle, semble devoir son existence à Amaury de Bène dont les

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1. Voy. l'étude trop rapide, et aussi trop affirmative, de M. Rousselot sur la philosophie cathare, dans ses Etudes de Philosophie du MoyenAge, t. II, p. 159.

2. Voy. Hauréau, Hist. de la philos. scolastique. T. II (Iro part.), p. 82 et suiv. (Amaury de Bène et le Concile de Paris). Cf. Jundt, Hist. du Pantheisme populaire, pp. 20-27; H. Delacroix, Le mysticisme spéculatif au XIVe siècle, pp. 40-51.

opinions, poussées à leurs dernières conséquences, amplifiées ou détournées de leur sens primitif, pourraient avoir été groupées en un corps de doctrine par des sectaires laïques ou ecclésiastiques, dont quelques-uns avaient probablement été ses disciples. Cependant nons isolerons la secte du maître qui lui a donné son nom; nous étudierons les Amauriciens sans étudier Amaury', et ceci pour un double motif :

1. Les sources pour l'histoire d'Amaury de Bène et des Amauriciens sont nombreuses, mais de valeur très inégale. La liste la plus compète en a été donnée par Hahn, Gesch. der Ketzer, III, pp. 177-178. Il faut y ajouter un texte essentiel Martin Polonus, Chron. expeditiss., Pertz, Script., XXII, p. 438, - et surtout le traité Contra Amaurianos, éd. par M. Bauemker, Paderborn, 1893, qui avait déjà fait l'objet d'une longue et très intéressante notice dans le chapitre consacré par M. Hauréau aux Amauriciens (Hist. de la phil. scol., II, p. 82). Deux sources moins importantes nous sont données par M. Hauréau : Vincent de Beauvais, Speculum Historiale, liv. XXIX, cap. cvII, et un fragment d'un sermon de Jean le Teutonique (Hauréau, op. cit., p. 93). Enfin, on peut relever dans la Chron. regia Coloniensis, Pertz, Script., XXIV, p. 15-16, un texte qui confirme l'exactitude du récit de Césaire de Heisterbach.

Parmi les sources que comprend la liste ainsi complétée, les unes fournissent des renseignements sur la secte des Amauriciens; les autres contiennent seulement un exposé de la doctrine d'Amaury de Bène. Nous n'aurons à utiliser que les premières. Elles sont en assez petit nombre. Nous pouvons les ranger dans cet ordre *:

* Nous plaçons à part le texte officiel de la condamnation portée par le Concile de Paris en 1209. (Mart. et Dur. Thes. Anecd., IV. c. 163 et suiv.), et la sentence portée contre les Amauriciens par Pierre de Corbeil, évêque de Paris (id., p. 165). Nous n'examinons que les textes narratifs ou de polémique.

1o Guillaume le Breton Gesta Philippi Augusti, ed. de la Soc. Hist. de France, p. 230 et suiv. 2o Sermon de Jean le Teutonique (v. supra), probablement contemporain du précédent, mais dont le témoignage est à coup sûr moins important. 3o Le passage de la Chronica regia Coloniensis (continuatio prima) cité plus haut et qui a dû être écrit vers 1210 ou 1221. 4o Le récit de Césaire de Heisterbach qui constitue la base de notre étude et qui forme le ch. xxII de la Distinct. v du Dialogus miraculorum, ed. Strange, Cologne, 1851, t. I, p. 304. Le chapitre de Cés. de Heisterbach a dû être écrit au plus tard en 1227. 5o Le Contra Amaurianos dont la date est inconnue. 6o Le texte de Martin Polonus, très postérieur, et qui, d'une importance considérable pour la doctrine d'Amaury, ne renferme malheureusement qu'une phrase sur ses disciples.

Nous nous servirons en outre d'un texte qui n'a qu'une exactitude con

Premièrement, parce qu'il ne rentre pas dans notre plan de rechercher ce que furent certaines personnalités, mais

testable, mais nous montre comment, longtemps après la disparition de la secte, la tradition orthodoxe était arrivée à confondre l'enseignement du maitre avec les conséquences qu'en tirèrent ses disciples. C'est le chapitre du Directorium Inquisitorum de N. Eymeric (ed. Pegna, pp. 248-249), qui concerne les Amauriciens.

Les autres textes énumérés par Hahn doivent être écartés, du moins en grande partie, pour différentes raisons :

1o Le continuateur de Robert d'Auxerre (Rec. Hist. de Fr., XVIII, p. 279) ne rapporte aucun détail intéressant sur la secte ni même sur son fondateur. Il parle seulement de « quidam scioli litterarum in Francia » et de leur hérésie sur l'horreur de laquelle il s'étend longuement sans préciser sa nature. Quelques détails sur leur supplice peuvent néanmoins être relevés, car ils corroborent ce qu'en dit Césaire de Heisterbach. Il nous apprend aussi que les ouvrages d'Aristote furent condamnés en même temps que ceux de David de Dinant. Ce témoignage est précieux, car cet auteur est le seul (avec Girard de Barri, cité par Hauréau, p. 100) à nous fournir ce renseignement si important pour l'histoire de la scolastique (voy. Daunou, Mém. Acad. Inscr. t. XVI, 2° partie, pp. 473 et suiv., et Jourdain, Recherches critiques sur l'âge et l'origine des trad. latines d'Aristote. Paris, 1819); 2o Guillaume de Nangis n'a fait que répéter le récit de Guillaume le Breton en y ajoutant un début tiré très visiblement du continuateur de Raoul d'Auxerre (S. Hist. de Fr. Paris, 1843, t. I, pp. 136-7);

3o Le Chronicon Turonense (Mart et Dur., Ampl. Coll. III, 184-185), reproduit textuellement le passage du continuateur de Robert d'Auxerre; 4o La Chron. Laudunensis (Rec. Hist. Fr., XVIII, 714) ne consacre qu'un court passage à Amaury de Bène qu'elle représente comme un élève de David de Dinant. Rien ne prouve que les hérétiques désignés dans la phrase « (David) ex cujus quaternis, ut creditur, magister Almaricus et cæteri haeretici hujus temporis suum hauserunt errorem » soient des Amauriciens. Ce sont peut-être des panthéistes scolastiques;

5o La Chronique de St. Denis (Rec. Hist. Fr., XVII, 396-397) et Soc. de l'Hist. de Fr. ed. P. Paris, pp. 196), n'est que la traduction du passage de Guillaume le Breton;

6o Vincent de Beauvais (Spec. Histor., 1. XXIX, ch. cvп) reproduit le récit de Guillaume le Breton selon les procédés de déformation qu'emploie le célèbre compilateur : quelques inversions dans les phrases et l'adjonction de formules parasites;

7° Les Chroniques de Nicolas Trivet (D'Achery, Spicil., III, 184-185), de Pepin de Bologne (Muratori, Script., IX, 632), la vie d'Innocent III de Bernard Gui (id., III, 481), les actes des Pontifes romains d'Amalricus Angerius (id., III, 378), enfin l'Historia Ecclesiastica de Ptolémée de Lucques, (id., XI, 1122) ne font que reproduire l'exposé des doctrines d'Amaury par Martin Polonus, probablement d'après des textes plus ou moins exacts de

seulement quelle fut leur influence dans le peuple de leur temps. Cela est d'une application particulièrement facile dans le cas actuel; nous ignorons, en effet, si Amaury a déduit lui-même des conséquences morales de sa doctrine.

Secondement, il nous semble qu'on peut aisément retrouver chez les Amauriciens deux tendances bien antérieures à l'époque où enseigna Amaury et qui, plus que son enseignement, constituent le véritable caractère des opinions de la secte. La première se reconnaît historiquement à partir du début du xre siècle, des inspirés, sans cesse plus nombreux et ne se rattachant à aucune hérésie définie, se sont dits animés du Saint-Esprit; quelquefois même ils ont affirmé qu'il s'était incarné en eux et ont réclamé en son nom la royauté universelle à laquelle avait droit la Troisième Personne après les règnes du Père et du Fils. Le millénarisme, qu'aucun écrivain contemporain n'attribue à Amaury, apparaît chez les sectaires condamnés par le concile de Paris, et leur vient peut-être des illuminés qui les ont précédés.

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D'autre part, à la faveur du mysticisme latent durant tout le XII siècle, aussi bien dans l'orthodoxie que dans les sectes, l'idée d'une nature tout entière animée de l'esprit de

cet historien. Les plus récents de ces ouvrages renferment de curieuses déformations du titre de l'ouvrage donné par Martin Polonus comme étant d'Amaury et renfermant ses hérésies, le Periphuseon (c'est le Пɛpi ques μаptoμo de Jean Scot; v. Hauréau, p. 92). L'une de ces déformations a trompé M. Daunou qui attribue à Amaury un livre intitulé « Physion » (Hist. litt. de la France, t. XVI, p. 587).

1. V. Leutard de Vertus (xre s.), Tanchelm d'Anvers, Eon de l'Étoile, etc. Tanchelm a tiré de son inspiration les conséquences qu'on reproche aux Amauriciens, c'est-à-dire l'affirmation de son impeccabilité. Les Cathares, nous avons essayé de le montrer, se considèrent, du jour où ils ont reçu le consolamentum, comme des inspirés ou plutôt comme des « receptacles » de l'Esprit. Enfin, signalons ici, tout un groupe de faits significatifs de cette époque où le mysticisme se cherche : c'est l'existence de prophètes orthodoxes, comme Sainte Hildegarde, comme Joachim de Flore, qui se disent ou sont dits en possession d'une forme spéciale, personnelle, directe d'inspiration.

Dieu n'a cessé de faire des progrès et la piété franciscaine qui adorera Dieu à travers la nature ne doit pas être considérée comme de pur lyrisme 2. Dans la littérature allégorique, la nature personnifiée commence à tenir la première place 3; enfin, la philosophie ardente et inquiète d'Abelard essaie d'assimiler l'« âme du monde » des néo-platoniciens au Saint-Esprit de la théologie chrétienne *.

Nous ne serons donc nullement étonnés en trouvant chez les Amauriciens, d'une part l'idée d'une inspiration qui divinise l'homme, et le rend impeccable, de l'autre la sanctification de la nature, la certitude de la présence de Dieu en chaque être animé ou inanimé. A coup sûr, on ne saurait nier qu'il y ait eu dans la secte une élite, des clercs, des prêtres qui, élèves d'Amaury, ont pu se mettre sous son patronage et essayer de conserver intégralement sa doctrine; mais ce sont les tendances, plus profondes et plus anciennes, que nous venons d'indiquer sommairement qui durent amener à la secte le gros de ses forces.

Césaire de Heisterbach, qui peut représenter, au XIIIe siècle, la moyenne de l'opinion publique, nous a laissé le récit de la découverte et du supplice des Amauriciens, en y inter

1. V. l'histoire peu connue du fr. Albert (commenc. du XIIe siècle). Chron. S. Andreae, Pertz, Script., VII, p. 543.

2. Renan, Nouv. ét. d'histoire religieuse, p. 331 et suiv., Sabatier, Vie de St François, p. 348 et suiv.

3. Les deux exemples les plus célèbres de ces personnifications nous sont fournis par le De Planctu Naturae d'Alain de Lille et l' Architrenius de Jean de Hauteville, dans lequel le héros va à la recherche de la Nature et reçoit d'elle de copieux enseignements.

4. V. notamm. Epitome Theol. Christian., c. XVIII. « Quod per animam mundi Spiritum Sanctum designavere philosophi ». Ce n'est probablement pas sans intention qu'Abélard nomma « Paraclet » le monastère qu'il fonda.

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