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ceux-ci, comme on sait, écrivaient en vers scazons, c'est-àdire en vers ïambiques terminés par un trochée : Phèdre écrit en vers ïambiques proprement dits, en vers senaires, comme parlaient les Latins. Seulement il se permet toutes les libertés que se donnaient de tout temps les poëtes de Rome: bien souvent il manque à la règle des trois ïambes aux pieds pairs; il lui arrive même de n'avoir quelquefois d'ïambe qu'au dernier pied. Aussi sa poésie, toutes les fois qu'elle n'est pas soutenue par les images, se rapproche-t-elle singulièrement de la prose.

Quoi qu'il en soit, les quatre-vingt-dix apologues de Phèdre n'en sont pas moins pour nous un des plus précieux monuments de la littérature latine. Parmi ces apologues, le plus grand nombre ne sont sans doute que des traductions; mais plusieurs sont manifestement de l'invention du poëtë. Il serait bien difficile, pour ne pas dire impossible, de déterminer avec quelque précision tout ce que Phèdre a inventé, tout ce qu'il doit à d'autres. Il se donne lui-même, en plus d'un passage, pour un simple arrangeur. « Ésope, dit-il dans son premier prologue, a trouvé la matière, et moi je l'ai polie en vers ïambiques. » Non-seulement Ésope, mais Callimaque, mais d'autres encore, eussent été en droit de revendiquer leur part dans le fonds exploité par le talent de Phèdre. Cependant Phèdre, même après restitution, serait riche encore, et aurait même pour lui la meilleure part. Les fables qu'il ne doit à personne, ou, ce qui revient au même, celles qu'il a ramassées çà et là dans les rues de Rome ou dans les boutiques de tondeurs, celles en un mot qui sont le plus romaines, sont presque toutes de petits chefs-d'œuvre. En voici une, par exemple, qui dut être composée le lendemain de la chute de Séjan ou de quelque autre puissant personnage : « Un homme, ayant immolé un porc au divin Hercule, pour s'acquitter d'un vœu qu'il avait fait étant malade, fit donner à son âne les restes de l'orge du porc. L'âne repoussa cette nourriture, et parla ainsi : « Je mange<< rais volontiers ton grain, si celui qui s'en est nourri n'avait « été égorgé. » — Effrayé, en réfléchissant à cette fable, j'ai toujours regardé le lucre comme chose dangereuse. Mais tu

dis: Ceux qui se sont enrichis par la rapine possèdent la richesse. Comptons donc combien ont péri surpris dans leur fortune. Tu trouveras une plus grande foule de ceux qui ont été punis. La témérité réussit à bien peu de gens; elle est la perte de beaucoup1. » M. Nisard, après avoir cité cette fable, ajoute : « Tacite n'a rien écrit d'aussi simple, ni de plus énergique. La fable est ici à la hauteur de l'histoire. Quant à l'allusion, elle est frappante. Les réflexions de la fin montrent que Phèdre entendait bien qu'elle n'échappât à personne. Certes, une telle fable, répandue dans la Rome de Tibère et de Néron, pouvait bien refroidir ceux qui étaient tentés de manger l'orge du porc immolé.» Le même critique en signale d'autres, qui sont comme les corollaires de celle-là, et qui ne sont ni moins sensées, ni écrites d'un style moins vigoureux : ainsi les Mulets et les Voleurs; ainsi l'Ane et le Vieillard. La jolie fable intitulée Combat des Rats et des Belettes appartient aussi à Phèdre, au moins dans tout ce qu'elle a de piquant et de philosophique. Il avait vu ce combat peint sur le mur d'un cabaret; mais, en mettant la peinture en récit, il y avait ajouté ce que le pinceau ne pouvait dire, ce qui fait que le récit est un apologue. Ce n'est pas en contemplant la lutte sur la muraille qu'on eût pu arriver à cette affabulation, qui sort si bien du récit de Phèdre : « Toutes les fois qu'il arrive malheur à une nation, les grands, à cause de leur dignité, sont exposés au péril; le menu peuple a bientôt fait de se mettre en lieu de sûreté2. » On voit, par ce qui précède, que Phèdre ne manquait pas d'imagination, ni d'une certaine force inventive. Mais son principal titre à la gloire c'est d'avoir été un bon écrivain.

Style de Phèdre.

Ce n'est pas que le style de Phèdre soit sans défauts; mais les défauts que quelques-uns y signalent n'ont rien de particulièrement grave. Il y a, de temps en temps, une certaine recherche dans l'expression, et une certaine affecta

1. Phèdre, Fables, livre V, fable 4. 2. Phèdre, Fables, livre IV, fable 6.

tion de tournures plus singulières que justes et naturelles. On sent que la poésie latine a déjà passé par Ovide, et qu'elle touche à Sénèque. Les poëtes de la décadence aiment à rajeunir les mots vieillis, et entassent, parmi leurs faux trésors, des provincialismes, des locutions qui n'avaient jamais eu droit de cité dans la vraie langue de Rome. On trouve déjà quelque apparence de ce travers, dans la poésie de Phèdre; mais c'est peu de chose. Le point par où Phèdre appartient le plus à la décadence, c'est l'emploi abusif des mots abstraits. Il ne peut se retenir d'en mettre partout, même là où le terme concret serait non-seulement plus poétique, mais plus exact et plus précis, mais le seul juste. Je n'accuse pas la longueur du cou pour le long cou, expression admirée par les uns, blâmée par les autres, et qui peut se justifier, vu la place où Phèdre l'a mise; mais je souffre de voir le poëte préférer, par exemple, les mots calamité, bonté, scélératesse, etc., quand le sens direct appelait non par des abstractions, mais des malheureux, des bons ou des scélérats. Ces réserves faites, il n'y a plus guère qu'à donner des éloges. « Le style de Phèdre, dit M. Nisard, est savant et agréable, d'une clarté qui n'a été surpassée par aucun écrivain latin, sévère et pourtant facile, travaillé et pourtant simple: je ne sache pas de réalisation plus complète et plus heureuse du précepte, qu'il faut savoir faire difficilement des vers faciles. Les images y sont rares, ce qui les rend plus frappantes: Phèdre les emploie avec sobriété, en écrivain plus simple que brillant, qui d'abord n'a pas à se défendre de leur abondance, et qui sait, en outre, que là même où elles viennent naturellement d'une grande richesse de génie, on les fait mieux valoir à les moins prodiguer. Les métaphores y sont rares pareillement, et justes. La brièveté, tant louée dans Phèdre, y est grave, mais non pas sèche. Il retranche du discours tout ce qui l'allonge sans l'éclaircir. Il semble que, comme il ne vous demande d'attention que pour un sujet très-court, il la veuille tout entière, et ne la laisse pas se perdre ou languir dans des accessoires inutiles. Phèdre a l'épithète heureuse, variée, substantielle, ne faisant qu'un avec le sujet; ce qui est en

core une sorte de brièveté. Ses descriptions sont le plus souvent d'un seul vers, ou de deux; les plus longues, de trois; mais on ne pourrait faire entrer plus de choses dans moins de mots; et cette concision, quoique savante, n'est point forcée. Ses vers ne sont point bourrés, si je puis dire ainsi, comme certains vers de Perse, où les mots, pour vouloir contenir trop de choses, éclatent et laissent échapper le sens de toutes parts. Cet excès de brièveté produit le vague: qui veut trop dire à la fois ne dit rien. Il en est de certaines poésies trop concises comme de verres d'optique d'un degré trop fort: les unes, en demandant trop d'efforts à l'intelligence, la fatiguent ou la trompent; les autres, par une trop grande concentration des rayons lumineux, tirent la vue et la troublent. »

Le même critique compare le style de Phèdre à celui de Térence. Ici, je l'avoue, il m'est impossible d'acquiescer à son opinion. La ressemblance des deux poëtes n'est qu'apparente tout ce qu'ils ont de commun, c'est d'avoir écrit en vers ïambiques. Phèdre, qui vise à la concision, tombe souvent dans l'obscurité, ou du moins il force le lecteur à user de toute sa pénétration. Térence est la clarté même. La différence des genres éclate partout. Le poëte comique n'a rien à cacher ni à sous-entendre; il faut que ses intentions soient saisies de prime abord : aussi ses finesses sontelles d'une extrême simplicité. Le fabuliste ne parle qu'à demi-mot; il veut toujours dire plus qu'il ne dit : de là cette concentration de la pensée, ces tournures laborieusement aphoristiques. Les sentences, dans Phèdre, ne sont que des sentences dans Térence, ce sont des pensées nécessaires, commandées par le sujet, appartenant aux personnages qui les prononcent, et sous lesquelles on ne songe pas un seul instant à chercher le poëte. Térence a toutes les grâces : la manière de Phèdre était presque absolument exclusive de la grâce. Aussi n'est-ce point par la grâce que se distinguent ses ouvrages. Par là il est inférieur non-seulement à Térence, avec lequel, je le répète, il n'a presque rien de commun, mais à Babrius même, qui lui ressemble à tant d'égards. Je ne parle pas de La Fontaine. La Fontaine est

incomparable. C'est lui qui nous a gâtés, en fait de fabulistes. Phèdre est à mille lieues de cette puissance dramatique, de cette vérité, de cette variété, de cette profondeur, de cet enjouement, de toutes ces qualités enfin qui font de l'ample comédie du bonhomme une des merveilles de la poésie. Quand on vient de lire La Fontaine, on trouve Phèdre un peu sec et morose; mais cette impression peu à peu s'efface dès qu'on n'est plus sous le charme des souvenirs, on devient plus juste, et Phèdre reprend ses droits à l'estime, à l'admiration même. Tout à l'heure, on se choquait de la complaisance avec laquelle il parle de lui-même et de son œuvre; maintenant on lui pardonne ses bouffées de vanité; on fait plus on l'écoute avec plaisir se promettant une gloire éternelle, et on bénit l'heureux hasard qui a sauvé du néant, grâce aux deux Pithou, ses fables longtemps oubliées.

SÉNÈQUE LE PÈRE.

CHAPITRE XXXII.

LES DEUX SENÈQUE.

OUVRAGES DE SÉNÈQUE LE PÈRE. LOSOPHE (LUCIUS ANNÆUS SENECA).

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PHILOSOPHIE DE SÉNÈQUE.

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MENT DE QUINTILIEN.-CATALOGUE DES OUVRAGES PHILOSOPHIQUES DE SÉNÈ-
QUE. -LETTRES A LUCILIUS.
AUTHENTICITÉ DES TRAGÉDIES DE SÉNÈQUE.

JUGEMENT SUR LES TRAGÉDIES DE SÉNÈQUE, L'APOCOLOKYNTOSE.

Sénèque le père.

Phèdre, avec ses qualités et ses défauts, ne pouvait avoir, sur les directions de la littérature contemporaine, qu'une influence à peu près insensible. Ce n'est pas le spectacle des vertus modestes qui provoque les hommes à l'héroïsme; ce ne sont pas les petits vices et les petits travers du premier venu qui corrompent les mœurs de tout un peuple. De même, pour ramener les esprits à une discipline sévère, ou pour les précipiter sur la pente où se perdent le

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