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clameur publique, bien des crimes échappaient même au soupçon, et la gueule ne pouvait vérifier que des accusations formelles. Il eût fallu à la société des inspecteurs incorruptibles dont l'œil fût incessamment ouvert sur tous les actes qui menaçaient le bon ordre: c'était là un besoin si impérieusement senti, que Virgile passa encore pour l'avoir satisfait en suspendant au-dessus de Rome une statue de bronze qui rendait compte à l'Empereur de tout ce qui s'était commis de répréhensible dans la journée (1). Une surveillance aussi générale dut cependant paraître trop vague pour être bien effrayante, et il y avait des actes criminels qui, même lorsqu'ils étaient connus, échappaient à la vindicte des lois. On voulut donc que l'action de la statue sur la moralité publique fût plus efficace, et l'on crut que sa seule vue empêchait les femmes d'éprouver aucun désir char. nel (2). Sans doute l'influence monastique, qui devint si puissante dans le XIIe siècle, ne fut point étrangère à ce nouveau changement; mais, si bizarre qu'il semble en apparence, il s'appuya certainement sur des traditions historiques

(1) Titus in civitate romana regnavit; qui statuit legem, quod dies primogeniti sui ab omnibus sanctificaretur, et quicunque diem nativitatis filii sui per opus servile violaret, morte moreretur. Promulgata lege, vocavit magistrum Virgilium, et ait: Carissime, talem legem edidit (l. edidi); verumtamen saepe in occulto poterunt peccata committi, ad quorum notitiam pervenire non potero. Rogamus ergo te, ut secundum industriam tuam aliquam artem invenias, per quam potero experiri, quales sint illi qui contra legem delinquunt. Ait ille: Domine, fiat voluntas tua! Statim Virgilius arte magica statuam in medio civitatis fieri fecit. Statua illa omnia peccata occulta, in illo die commissa, Imperatori dicere solebat; Gesta Romanorum, ch. LVII, p. 83, éd. de M. Keller. Il est question aussi de cette statue dans une Plainte de la Justice publiée par Flacius Illyricus :

En sic meum opus ago,
ut Romae fecit imago
quam sculpsit Vergilius.
Quae manifestare suevit
fures, sed caesa quievit
et os clausit digito:

nunquam ultra dixit verbum
de perditione rerum,

palam nec in abdito.

De corrupto Ecclesiae statu, p. 21. (2) Il fist ung image hault en l'aer qui voient ceulx de Romme ouvrir huys ne ne povoit nullement cheoir, et si ne pofenestre qu'ilz ne veissent celluy ymage, et estoit de telle vertu que toute femme qui l'avoit veu n'avoit voulente de faire le peche de fournication, et de ce furent moult courroucees les dames de Romme qui aymoyent par amour, quant elles ne peurent mettre le pied hors de leurs maisons qu'elles ne veissent celuy ymage, et si ne povoient avoir soulas de leurs amours; Faictz marveilleux de Virgille. Cette tradition figure aussi dans une Histoire des Pisans, écrite en français pendant le XVe siècle, que l'on conserve à la B. de Berne. Il y est question de deux colonnes faites par Virgile, qui se trouvaient alors à la cathédrale de Pise, sur le haut desquelles apparaissait l'effigie de tous ceux qui avaient volé ou forniqué; ap. Sinner, Catalogus codicum, t. II, p. 129.

mal effacées, peut-être même sur des considérations plus générales et plus élevées. La grande renommée de Virgile ne l'avait point lavé de tout soupçon d'immoralité. Fama est eum libidinis pronioris in pueros fuisse, dit Donatus dans sa Vie (1), et un anonyme dont le travail nous est parvenu dans un manuscrit du XIosiècle s'exprime en termes encore plus positifs : De vita autem poetae pauca sunt dicenda, qui nec talis fuit ut imitari debeat (2). Quelques uns ont même supposé que ce n'était point sans une pointe de raillerie qu'il avait été appelé Parthenias, le Virginal, ou peut-être l'Ami des vierges (3). Mais, quelle qu'en fût la cause, on le regardait comme en état d'hostilité avec les femmes (4), et il se pourrait que cette histoire ne fût qu'une expression mythique de l'opinion générale. Cette malveillance réciproque était d'ailleurs une conséquence nécessaire de sa condition de magicien on se plaisait à montrer par des exemples, logique habituelle du moyen âge, que les êtres privilégiés qui s'élevaient par leurs connaissances au dessus de l'Humanité, n'en participaient pas moins toutes les imperfections de l'homme, et la plus faible des créatures raisonnables, la femme, était chargée d'humilier leur orgueil et de les rappeler au sentiment de leur faiblesse (5).

(1) S'il ajoute : Sed boniita eum pueros amasse putaverunt, ut Socrates Alcibiadem et Plato suos pueros, il finit par confirmer sa première version : Verum inter omnes maxime dilexit Cebetem et Alexandrum, quem secunda Bucolicorum ecloga Alexin appellat, donatum sibi ab Asinio Pollione; ch. v.

semble beaucoup plus probable: il croyait que ce nom ne faisait point d'allusion à sa vie, et n'était que le résultat de la confusion de Virgilius avec Virginius. Au reste, il est fort possible que la cinquième églogue, qui fut composée la première, ait eu la principale part dans la mauvaise renommée de Virgile; et au lieu de soutenir contre toute raison, ainsi que Herder (Ueber Virgil' Keuschheit, ap. Kritische Wälder, cah. II, p. 188), qu'elle est entièrement allégorique, il au(5) Selon Servius, au contraire : Adeo rait fallu exciper de l'âge du poète et de autem verecundissimus fuit, ut ex mo- son intention évidente d'imiter l'Airolos ribus cognomen acciperet, nam dictus et le Kux de Théocrite. est Parthenias, omni vita probatus. Donatus attribue ce surnom à la même cause, et Ausone dit également à la fin du Cento nuptialis: Partheniam dictum eaussa pudoris. L'opinion de Huet nous

(2) B. R., no 8069, fol. 6. Voyez Klotz, De verecundia Virgilii; ap. Opuscula varii argumenti, p. 242.

(4) On croyait même, pendant le moyen âge, que son ombre poursuivait encore les jeunes filles voyez la Thèse de M. Michel, p. 54.

(5) Nous nous bornerons à rappeler

Telle fut sans doute aussi la première raison d'une aventure plus folle encore en apparence, mais où vint se rattacher une autre idée, à peine soupçonnée des Anciens, qui prit de jour en jour une plus large place dans les croyances du moyen âge : la puissance irrésistible de l'amour et sa supériorité sur la sagesse des hommes. Aristote était la grande lumière du temps: on se plut à lui mettre une selle sur le dos, un mors entre les dents, et à en faire la ridicule monture d'une femme qui se moquait de lui (1). La renommée de Virgile était trop grande aussi pour que son exemple n'apportât pas une importante confirmation à cette idée (2): les moralistes étaient heureux de pouvoir dire comme Jehans de Meung:

Luxure est un pechie que qui s'i lesse vivre,

james jusqu'a la mort a peine s'en delivre :

Virgile et Aristote en furent ja si yvre,

que petit leur valurent leur engin et leur livre (3)..

Les théologiens eux-mêmes tiraient bon parti de sa chute :

l'histoire de Merlin (Orlando furioso, ch. III, str. 10) et celle de Michaël Scott. Plusieurs autres traces de cette idée se trouvent dans la tradition de Virgile. Dans les Faictz marveilleux, c'est sa femme qui, pour complaire aux dames qui se plaignaient de perdre leurs esbatemens et desduyts, fist descendre l'ymage qui ostoit la voulente de faire le peche de fournication; et la Fleur des histoires nous dit que quand la jone dame qui se mesfaisoit en son mariage se fut parjurée en boutant sa main dans la gueule, Virgilles qui savoit bien comment la chose aloit, vey que engin de femme avoit surmonte son art, et destruisit la ditte gueule par despit.

(1) C'est le sujet du Lay d'Aristote, par Henri d'Andely; ap. Barbazan, Fabliaux et contes, t. III, p. 96, éd. de Méon. Peut-être est-il venu d'Orient, puisqu'il se trouve dans Cardonne, Mélanges de littérature orientale, t. I, p. 16, sous le titre du Visir selle et bridé. Mais il ne tarda pas à jouir en Europe d'une grande popularité: on le

racontait même en chaire comme une autorité, ainsi que le prouve le Promptua

rium exemplorum, lettr. M, tit. Des femmes, ex. 67. Nous citerons, parmi les poètes qui y ont fait allusion, Gower, Confessio Amantis, 1. vII, fol. 189; Hawes, The pastime of pleasure, ch. xxix, p. 137, éd. de 1845; Hans Sachs, Comedi, t. III, P. n, fol. 64, éd. de 1561; Durante da Gualdo, Leandra, 1. vi, fol. 59, éd. de 1508. Lange n'a pas manqué de recueillir cette histoire dans son Democritus ridens, p. 605, éd. de 1689; et le pape Pie II disait dans son Historia de Eurialo et Lucretia se amantibus: Quid de philosophis dice- . mus disciplinarum magistris, et artis bene vivendi praeceptoribus? Aristotelem tanquam equum mulier ascendit, freno coercuit, et calcaribus pupugit; Aeneae Sylvii opera quae exstant omnia, p. 627, éd. de 1571.

(2) La même raison fit prêter une aventure semblable à Hippocrate: voyez l'analyse que Le Grand d'Aussy en a donnée (t. I p. 288-293, éd. de 1829), et l'extrait publié par M. Le Roux de Lincy dans la Revue française, mai et juin

1839.

(5) Codicile, st. 441.

sa corbeille était exposée dans les églises à la risée des fidèles, comme un témoignage irrécusable de la fragilité de la raison humaine quand la grâce de Dieu ne la soutient pas (1). Toute scandaleuse qu'elle paraisse aujourd'hui, la fin de l'aventure avait aussi sa signification morale. La femme qui comprenait assez mal la destination et le premier devoir de son sexe pour appeler le ridicule sur un malheureux, coupable seulement de l'avoir aimée sans retour, devait être punie dans le plus vital de ses sentiments, dans sa pudeur elle-même. Aussi la légende d'Hippocrate lui fait-elle perdre toute idée de sa dignité et de ses devoirs; elle s'y affole d'amour pour un nain encore plus disgracié de l'âme que du corps; elle va solliciter ses caresses sur l'escalier où il se retire pendant la nuit, et l'Empereur l'y surprend dans ses bras. La tradition de Virgile est à la fois plus délicate et plus profonde le châtiment n'y avilit pas jusqu'à l'amant en abusant du mépris ; les souffrances de la pudeur y sont plus vives, plus prolongées, et n'ont pas la grossière compensation d'une passion satisfaite (2).

On a toujours cru que les restes des grands hommes protégeaient la terre où ils reposaient : le tombeau de Virgile, que, long-temps encore après lui, entourait tant de vénération, parut donc aisément un gage de félicité publique. Dans la crainte qu'on ne manquât de respect à la cendre de son poète; peut-être aussi pour empêcher les villes moins favorisées du Ciel de songer à le dépouiller d'un si précieux trésor, le peuple napolitain rattacha quelque velléité de ce genre à une de ces commotions naturelles qui ébranlent si souvent son territoire (3). Puis, quand le pou

(1) A Notre-Dame de Rouen, à SaintPierre de Caen, etc. Cette légende était sans doute aussi fort ancienne : elle se trouve dans les Mille et un quarts d'heure de Gueullette, t. III, p. 340, éd. de 1723; mais quoique, selon toute vraisemblance, il ait eu à sa disposition quelques documents véritablement orientaux, il y a mêlé trop d'inventions pour que l'origine des Aventures du médecin Abubeker ne soit pas au moins fort suspecte.

(2) On ne trouvait pas même encore cette vengeance suffisante: car, selon une Chronique anonyme des évêques de Liége, cette dame était fille de l'empereur Julius, et son pere en fut tue en ung temple des payens, a Rome, par les parens et amis dudit Vergile... l'an apres la creation de nostre premier pere Adam 5157; ap. Sinner, Catalogus codicum B. bernensis, t. II, p. 149.

(3) Voyez ci-dessus, p. 454.

voir de Virgile sur les éléments fut devenu un fait avéré, il lui attribua les bienfaits de son heureux climat, et crut devoir à un art magique tous les dons de la Nature (1). Quelques rapports, sans doute accidentels, de nom, donnèrent à cette croyance une sorte d'autorité philologique : Parthénopé, la ville de la Vierge, avait dû être fondée par la Vierge (2), et pour appuyer le droit de Virgile sur un titre incontestable, on supposa qu'Auguste lui en avait donné le sol en récompense du plaisir que lui avaient fait ses vers (3).

La tradition la plus accréditée rattache aussi sa mort à une circonstance historique (4); mais elle en a changé le caractère et lui a donné une autre signification, appropriée aux idées du moyen âge. Le christianisme voulait apprendre aux plus forts la nécessité d'être humbles, d'abaisser leur esprit devant des mystères impénétrables; il leur demandait de la foi au nom de la faiblesse humaine, et cette tradition était devenue une véritable parabole. Elle prouvait par l'exemple de Virgile que, si puissante qu'elle fût, l'intelligence de l'homme, réduite à ses seules lumières, ne

(1) Voyez ci-dessus, p. 428. Ce fut là probablement une des principales causes de toutes les merveilles dont Virgile avait doté Naples: il fallait renchérir sur la salubrité et la fertilité des contrées voisines, qui n'avaient d'autre magicien à leur service qu'un climat admirable.

(2) Nous citerons un autre exemple curieux de l'influence des mots sur les traditions. La position et la forme de Naples firent dire à une de ces imaginations si riches en comparaisons des pays du Midi, qu'elle ressemblait à un oeuf sorti à moitié de la mer; et de développements en développements voici ce que cette métaphore est devenue dans les Faictz marveilleux de Virgile: Si pensa qu'il feroit une cite en fons de mer si y ficha ses enchantemens et fonda celle cite moult riche et noble, et toute fut assise sur un oeulf. Et fist une tour carree, et au couplet d'icelle tour fist une ampolle, et y mist ung traueil de fer par enchantement, si que tout le monde ne l'eust sceu oste

sans le briser, et en icellui traueil mist ung tref, et en icelluy tref mist ung oeuf, et y pendit celle empolle par le col en une chaine, et encore y pent il; et qui croulleroit icelluy oeuf, toute la cite trembleroit, et qui le briseroit, la cite fonderoit.

(5) C'était une opinion générale : Alexander, abbé de Telese, disait même Roger, roi de Sicile, en terminant sa continuation de la chronique de Gaufredus Malaterra Si Virgilius, maximus poetarum, apud Octavianum imperatorem tantum promeruit, ut pro duobus, quod ad laudem sui ediderat, versibus, Neapolis civitatis, simulque provinciae Calabriae dominatus caducam ab eo receperit retributionem, multo melius credimus nos apud te, his recompensari quae ad divinum peragendum obsequium poscimus; ap. Muratori, Rerum italicarum scriptores, t. V, p. 644.

(4) Au moins Servius dit dans la Vie qu'il nous a laissée: Valetudinem ex soris ardore contraxit.

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