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DE

PHILOLOGIE

DE

LITTÉRATURE ET D'HISTOIRE ANCIENNES

AVIS AUX LECTEURS

Le fardeau d'occupations croissantes contraint MM. Édouard Tournier, Louis Havet et Charles Graux de renoncer à continuer ce qu'ils avaient si bien commencé. Leurs successeurs se font un devoir et un plaisir de rendre un public hommage à leurs efforts éclairés et désintéressés, et en particulier à M. Tournier, dont la volonté persévérante et le zèle dévoué pour la science ont créé à la philologie classique de notre pays un organe qui lui avait jusqu'ici manqué, et qui, sans lui, n'existerait pas encore. Nous nous efforcerons de ne pas laisser déchoir le recueil du rang où nos devanciers l'ont placé.

CHARLES THUROT,

OTHON RIEMANN, ÉMILE CHATELAIN.

QUESTIONS RELATIVES

AUX

NOUVEAUX FRAGMENTS D'EURIPIDE

ET D'AUTRES POÈTES GRECS.

I.

EURIPIDE A-T-IL COMPOSÉ DES DRAMES BOURGEOIS?

Les hellénistes ont promptement répondu à mon appel, ils ont apporté à la révision du texte des nouveaux fragments inédits le

REVUE DE PHILOLOGIE Janvier 1880.

IV. - 1

2

même empressement que j'avais mis à le constituer et à le donner au public'. M. Cobet, le premier, s'en est occupé dans une brochure écrite en latin de ce style vif et alerte que l'on connaît, et il y a apprécié mon travail avec une amabilité à laquelle je suis très sensible. Comme on pouvait s'y attendre de la part d'un si fin connaisseur de la langue et de la littérature grecques, si familier avec cet atticisme que son esprit éminemment attique est fait pour comprendre, M. Cobet a soulevé, à propos du style du grand morceau d'Euripide, une question du plus haut intérêt, celle-là même que j'ai indiquée dans le titre de cet article.

La pas de quarante-quatre trimètres est attribuée dans les deux copies à Euripide, et la simplicité élégante du tour, les procédés oratoires, la facture des vers, confirment cette attribution..Cependant, la situation dramatique que suppose ce morceau et le style dans lequel il est écrit ne semblent guère convenir à une tragédie. Une femme refuse d'abandonner son mari tombé dans la pauvreté; elle résiste, avec beaucoup de déférence dans la forme, mais une grande fermeté au fond, à la volonté d'un père qui veut la marier avec un homme riche, afin, dit-il, qu'elle ne passe pas sa vie dans la tristesse. Cela est bien éloigné des mœurs de la société héroïque que la tragédie fait revivre; et le ton du morceau, le détail de la diction, répondent à ce qu'il y a de bourgeois dans la situation. Pas un mot, pas une locution, pas un trope qui appartienne à la langue poétique; du premier vers jusqu'au dernier les allures de la conversation attique; la beauté même et l'élévation des sentiments, la vivacité, la chaleur de leur expression, ne font pas sortir le ton de ce morceau du langage familier et aisé de la meilleure société. On croit lire Ménandre, non Euripide. Toutefois la versification, je l'ai dit, nous interdit absolument de penser à une comédie. On sait avec quel sentiment délicat des bienséances, les Grecs, en vrais artistes qu'ils étaient, savaient nuancer les mêmes mètres pour les approprier à des genres divers : les iambes comiques se distinguent très nettement des iambes tragiques, et la facture des vers montre, à ne pas en laisser douter, que notre morceau est tiré d'une tragédie.

Néanmoins il reste une difficulté ou, si l'on aime mieux, un fait nouveau qui a besoin d'être expliqué. Il est vrai qu'Euripide cherche à faire descendre les héros de la Fable à la moyenne de l'humanité,

1. Un papyrus inédit de la bibliothèque de M. Ambroise Firmin-Didot. Nouveaux fragments d'Euripide et d'autres poètes grecs publiés par HENRI WEIL, Paris, 1879.

2. Tirage à part d'un article qui paraîtra dans le vir volume de la Mnemosyne.

à les rapprocher des hommes de son temps, et qu'il leur prête aussi un langage très éloigné de la grandeur et de la pompe d'Eschyle. Les critiques l'ont dit assez souvent, les uns pour en louer Euripide, les autres pour lui en faire un reproche. Cependant on chercherait vainement dans les tragédies conservées de ce poète, comme dans ses fragments, un morceau d'une aussi grande étendue dont le style fût si constamment celui de la prose, du langage terre à terre, comme disaient les Grecs (ès Aéyos), sans s'élever une seule fois au-dessus de ce niveau, sans se colorer d'une seule nuance poétique.

Comment expliquer ce fait nouveau? Cobet pense qu'on ne peut en rendre compte qu'en attribuant ce morceau à un genre particulier de composition, à une espèce de tragédie bourgeoise. Euripide nous a laissé un drame d'un caractère mixte, tenant à la fois de la tragédie et du jeu des Satyres. C'est l'Alceste, composition dans laquelle le sublime côtoie le plaisant et même le bouffon. Cette pièce fut jouée à la suite de trois tragédies proprement dites, elle tenait la quatrième place, celle du drame satyrique c'est par cette circonstance que s'explique le caractère original de cette œuvre.

Cobet suppose qu'Euripide, qui avait évidemment peu de goût pour le drame satyrique, le remplaça une autre fois par un drame tiré de la vie bourgeoise, dont les personnages auraient été des hommes du peuple, et dont quelques scènes plaisantes ou licencieuses pouvaient se rapprocher du ton des Satyres. L'idée est ingénieuse et séduisante. On n'objectera pas qu'aucun ancien ne parle d'une composition de ce genre; nos informations sur la vieille littérature grecque sont des plus fragmentaires: si l'Alceste n'existait pas, personne ne se serait jamais douté que la grande période attique eût produit une œuvre où le rire se mêle si délicieusement aux larmes. La richesse et la variété de l'art grec sont plus grandes qu'on ne pense; la verve des poètes ne s'est pas enfermée dans les limites étroites où nos théories prétendent les emprisonner. La nouveauté de la conjecture de Cobet ne doit donc pas nous porter à l'accueillir avec défiance. Le prix de notre fragment, si intéressant par lui-même, doublerait, s'il nous révélait l'existence d'un genre de composition poétique dont personne ne s'était douté jusqu'ici. Examinons donc cette conjecture avec toute l'attention qu'elle mérite.

Un sujet tel que M. Cobet l'imagine se rapproche-t-il autant qu'un sujet tragique du caractère d'un drame satyrique? Voilà la première question qui se pose. Par son chœur et par certains personnages qui y paraissent, le drame satyrique reproduit la tragédie primitive, bachique, rustique; d'autres personnages y représentent la

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tragédie héroïque et pathétique. Ce contraste, déjà marqué par Horace, constitue l'originalité piquante de ces espèces de composition, et cependant on ne peut dire que les deux éléments fassent disparate. L'un et l'autre nous transportent loin de la vie ordinaire dans un passé reculé, un monde merveilleux. Dans l'Alceste l'élément tragique domine, l'héroïne est le modèle du plus noble dévouement conjugal: c'est une tragédie, et le choeur, qui partout donne le ton à la pièce et en établit le milieu moral, ne ressemble en rien à un choeur de Satyres, ces enfants joyeux de la nature, sauteurs, lascifs, ivrognes, tenant à la fois de l'homme et de la bête, sans cœur, sans âme, sans courage, sans vertu, « au demourant les meilleurs fils du monde » car ils sont ainsi naïvement, et sans se douter de ce qui leur manque.

Cependant, certains personnages de l'Alceste ne laissent pas de rappeler quelque peu ce type. Le poète a fait ressortir ce qu'il y a de singulier dans le rôle d'Admète acceptant le dévouement de son épouse, trouvant tout naturel qu'on meure pour lui, réclamant même ce sacrifice des personnes qui devraient lui être les plus chères. C'est surtout dans la discussion avec son père, on le sait, qu'Admète révèle naïvement cet égoïsme. Le personnage d'Hercule, qui figure si souvent dans les drames satyriques, paraît aussi dans Alceste. Héroïque et brutal, demi-dieu et béotien, il réunit en lui les deux éléments dont le contraste est le trait le plus saillant du drame satyrique. Enfin, une autre espèce de personnages familiers à ces drames, les géants et les ogres, vaincus par de plus forts qu'eux, comme Hercule et Thésée, ou par de plus fins qu'eux, tels qu'Ulysse et Sisyphe, ne manquent pas non plus dans Alceste. Le dieu de la mort, ce grand ogre de l'humanité, qui était mystifié dans le Sisyphe d'Eschyle, est vaincu ici par le fils de Zeus. Il faut avouer qu'un drame bourgeois, quand même on y introduirait quelques scènes comiques, ne présenterait aucune affinité avec ces œuvres dans lesquelles l'imagination, la fantaisie du poète se donnaient libre carrière. Les explosions brutales ou bouffonnes d'une nature primitive, non encore domptée par la civilisation, n'y excluaient nullement l'élan poétique. On n'a qu'à lire le Cyclope et les beaux fragments du Sylée d'Euripide pour s'en convaincre. Eschyle et Sophocle ont reproduit en des drames satyriques, ou en des tragédies voisines de ces drames, les outrages endurés par Ulysse dans sa propre maison: renchérissant sur l'Odyssée, ils n'ont pas craint de faire jeter à la tête du faux mendiant ce qu'ils appellent τὴν κάκοσμον οὐράνην; et cependant les fragments de ces drames, les vers mêmes dans lesquels figure cet objet ignoble, sont écrits dans un style on ne peut plus poétique,

Οδ ̓ ἐστὶν ὅς ποτ' ἀμφ' ἐμοὶ βέλος γελωτοποιόν, τὴν κάκοσμον οὐράνην, ἔρριψεν, οὐδ ̓ ἥμαρτε· περὶ δ ̓ ἐμῷ κάρᾳ πληγεῖσ ̓ ἐναυάγησεν ὀστρακουμένη,

χωρὶς μυρηρῶν τευχέων πνέουσ' ἐμο!!.

Il y a donc très loin du drame bourgeois et de la diction de notre fragment au drame satyrique, au style et au ton qui y dominent; le style, les sujets et les héros de la tragédie en sont beaucoup plus voisins.

Les considérations que je viens de présenter ont un certain poids, elles ébranlent la conjecture de M. Cobet, mais elles sont trop générales pour la détruire absolument. Qui oserait déterminer les libertés prises par Euripide et déclarer impossible la substitution, par ce poète, d'un drame bourgeois à un drame satyrique? Voici maintenant un argument plus précis.

Nous connaissons le nombre des drames d'Euripide conservés dans les grandes bibliothèques d'Alexandrie et de Pergame : il était de soixante-quinze, ou bien, en y comprenant trois drames d'une attribution contestée, de soixante-dix-huit. Quatorze ou vingt autres drames (le chiffre est douteux) s'étaient perdus de bonne heure. Or, nous connaissons les titres des soixante-dix-huit drames, et aucun de ces titres ne se prête à l'hypothèse de M. Cobet. Il est vrai que nous ignorons les titres de presque toutes les pièces non conservées dans les grandes bibliothèques de l'antiquité, mais comment les obscurs amateurs ou écoliers qui ont écrit les deux copies de notre papyrus auraient-ils pu se procurer en Égypte des ouvrages que Callimaque ne connaissait pas? Ou bien dira-ton que notre morceau, tiré d'une tragédie perdue, s'était conservé dans une anthologie? Cela n'est pas probable. M. Cobet rapproche de notre fragment d'autres vers d'Euripide, des tétramètres trochaïques cités par Clément d'Alexandrie (Stromat. IV, p. 620): il croit y reconnaître les sentiments et le langage de la même femme soumise et respectueuse. K. F. Hermann avait été frappé de la ressemblance de ces tétramètres avec d'autres cités un peu plus haut (p. 592) par le même Clément et attribués à l'Edipe d'Euripide dans l'Anthologie de Stobée (LXIX, 18). Il pensait que tous provenaient de cette tragédie. Mais ce rapprochement est problématique, j'aime autant la conjecture de M. Cobet. Si elle est fondée, il est clair qu'un ouvrage dont plusieurs morceaux considérables sont venus jusqu'à nous a dû exister en entier à l'époque

1. Voy. Eschyle dans Athénée I, p. 17 C, et Sophocle, ibid.

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