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valeur très grave, une autorité que j'appellerais augurale et pontificale... » Et Michelet voit dans la résurrection des abeilles de Virgile « un chant plein d'immortalité, qui, dans le mystère des transformations de la nature, contient notre meilleur espoir que la mort n'est pas une mort, mais une nouvelle vie commencée. » Il croit même que le récit fait par le poète a dû avoir quelque base sérieuse, un côté de vérité. Car, ajoute-t-il, « Virgile est un enfant de la terre, la noble et candide figure du vieux paysan italien, religieux interrogateur, soigneux et naïf interprète des secrets de la nature. Qu'il se soit trompé sur les mots, qu'il ait mal appliqué les noms, cela n'est pas impossible; mais pour les faits, c'est autre chose: ce qu'il dit, je crois qu'il l'a vu. » Il explique comment lui-même, allant visiter le cimetière où reposaient son père et son fils, fut induit en erreur à la vue d'insectes, de la même grosseur, du même aspect que les abeilles, et qui, vraies filles de la mort, après être sorties d'eaux morbides et d'un milieu de résidus de la vie en dissolution, mènent leur saison d'amour sous le soleil et dans les fleurs au milieu des tombes. Le savant Réaumur, lui aussi, confessait qu'il y avait été un moment trompé. Rien n'empêche donc de supposer que Virgile, confondant ces fausses abeilles avec les vraies, ait cru trouver en elles une confirmation du fait affirmé par la légende. J'avoue cependant que je ne suis pas obligé d'émettre cette supposition. Pas n'était besoin pour lui d'avoir vu dans ce qui l'entourait une sorte de preuve venant à l'appui de la tradition. Du moment que celle-ci se présentait à lui avec l'autorité des siècles passés, pourquoi l'aurait-il rejetée ? Et je vais plus loin. Alors qu'il eût eu conscience de n'avoir en elle qu'une fable, ne lui aurait-il pas suffi, pour s'en emparer, d'y trouver un thème de poésie digne de sa muse? Aurait-il mème eu le droit, dans une œuvre poétique traitant des abeilles, de passer sous silence l'origine que leur attribuait cette antique légende ? Aussi n'avons-nous pas à discuter la valeur scientifique du procédé qu'elle enseigne. Ce doit

être assez pour nous que, sa place étant logiquement marquée dans le poème, elle ait fourni le pathétique épisode qui en est le couronnement. Il nous faut approuver de tout point le jugement de Delille, qui, dans la préface de sa glorieuse traduction en vers des Géorgiques, s'exprime ainsi : << La reproduction des abeilles est une tradition que Virgile adopta, sans doute, moins comme naturaliste que comme poète, parce qu'elle amène cette belle fable d'Aristée, qui est reconnue pour un chef d'œuvre de sentiment et de poésie, et dont on achèterait volontiers les beautés par quelques erreurs ». Les beautés de ce morceau final sont telles que, dans tous les temps, les lettres et les arts y ont puisé la plus heureuse inspiration : les vers si touchants sur les malheurs d'Orphée ont donné naissance à un drame de Politien, à un roman de Klinger, à une délicieuse composition de Gluck, à une autre composition, d'un genre moins relevé, mais néanmoins célèbre, d'Offenbach, aux peintures dont Paul Baudry a orné le plafond de l'Opéra.

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VII

En somme, si, après avoir lu les Géorgiques, on veut s'expliquer à soi-même l'impression qu'elles laissent, on se

(1) Traduction glorieuse, en effet; car, publiée en 1769, elle valut à son auteur une réputation immédiate de grand poète, les félicitations enthousiastes de Voltaire et, quelque temps après, sa double nomination de membre de l'Académie française et de professeur de poésie latine au Collège de France. Cependant, comme l'a très bien jugé Dussault, si l'ouvrage est charmant, d'une correction rare, d'une facilité et d'une souplesse admirable, qui suppose le goût le plus délicat et le plus fin, une connaissance approfondie de notre style poétique, il ne rend pas les gràces sévères, les beautés màles, imposantes et pures de l'original, auxquelles sont substituées des grâces un peu maniérées, une espèce d'affeterie et de coquetteric. Suivant l'expression de Chateaubriand : « C'est un tableau de Raphaël merveilleusement copié par Mignard. »

(2) Appendice, ccx11.

rend compte de l'admiration que produisent tout à la fois l'excellente disposition d'un sujet parfaitement étudié, les qualités du style, la noblesse des pensées morales, la vivacité des sentiments, l'élévation du but.

Le grand nombre de lectures et d'observations personnelles auxquelles Virgile s'était livré, en lui fournissant un amas considérable de matériaux, n'était pas sans danger. Un autre que lui eût pu se laisser entraîner à vouloir profiter de tous les détails de son savoir et de cet amoncellement, quelque ordre qu'il y eût mis, n'eût sans doute tiré qu'un poème aussi indigeste qu'immense. Mais lui ne tient nullement à tout dire; il a soin de nous le déclarer :

Non ego cuncta meis complecti versibus opto,
Non, mihi si linguæ centum sint, oraque centum,
Ferrea vox.

II, 42-44.

Je n'ai pas le désir d'embrasser tout dans mes vers; non, quand j'aurais cent langues, cent bouches, une voix de fer.

Il fait son choix, et non seulement il élimine les objets dont la description inutile ferait longueur, mais il ne conserve que ceux qu'il juge indispensables. Du plan de Varron au sien il y a loin. Non pas qu'il cherche par cette élimination à s'épargner la difficulté de développements techniques; l'habileté qu'il montre à surmonter l'aridité de certaines matières nous est une preuve du peu de crainte qu'il éprouve à les aborder; sans jamais chercher l'occasion de tours de force puérils, il semble s'y complaire, et n'aurions-nous à citer pour exemple que les vers où il décrit la charrue (1, v. 169-175), les diverses manières de greffer (II, v. 73-82), les causes et les remèdes de la gale des brebis (11, v.440-460), les plantes propres à purifier les ruches pestiférées ou bien la reproduction artificielle des abeilles (iv, v. 264-280; 295-314), nous ne saurions douter du plaisir qu'il prend à apporter une précision minutieuse dans les détails les plus ingrats.

Cette étude consciencieuse des parties les moins souriantes de l'art qu'il enseigne n'est-elle pas, d'ailleurs, la cause du respect avec lequel ceux des Romains qui écriront dans la suite sur l'agriculture parleront toujours de ses Géorgiques? Sa science ne sera-t-elle pas invoquée comme celle d'un grand naturaliste et par Pline et par Columelle en maints chapitres de leurs ouvrages? Et si aujourd'hui nous rencontrons chez lui deux ou trois erreurs comme celle qu'on relève dans le premier livre au sujet des lunaisons, nous n'avons ni à lui reprocher des affirmations que professaient comme lui les savants de son temps, ni à nous targuer, sur ces quelques points, d'une supériorité que nous ne devons qu'au travail accumulé des siècles. D'après le témoignage des écrivains latins les plus érudits en la matière, il en a connu tout ce qu'il était possible de savoir; qu'il s'agisse d'astronomie, pour définir les saisons et les pronostics du temps; de physiologie, pour décrire les phénomènes de la vie des animaux; de botanique, pour expliquer les variétés, le développement et les propriétés des plantes; de géologie, pour distinguer la nature et la qualité des différentes sortes de terrains, son poème leur présentait la certitude documentée d'un ouvrage scientifique1.

Nous voyons en outre l'agrément qu'il s'est plu à répandre sur son enseignement si précis. A la bonne ordonnance du plan et au choix très mesuré des matériaux mis en usage s'allie la beauté du style. Les idées se succèdent si naturellement qu'elles semblent s'enchaîner d'ellesmêmes et qu'il n'a besoin le plus ordinairement pour les lier ensemble d'aucune autre transition qu'une simple conjonction; elles offrent cependant une variété qui empêche

(1) Columelle, en parlant de Virgile, dit de suivre « comme ceux d'un oracle, les conseils du plus véridique des prophètes, verissimo vati velut oraculo. De re rust., 1, 4. J'ai eu souvent occasion, dans ma thèse latine De vitibus atque vinis apud Romanos (1863, in-8 de 103 p.), de citer des passages des Géorgiques dont cet auteur et Pline le Naturaliste invoquaient l'autorité.

toute monotonie. On peut dire qu'il en est de son poème comme d'un tableau réussi où les teintes qui séparent les différentes couleurs sont assez légères pour qu'il devienne impossible à l'œil le plus attentif, même en apercevant leur variété, de distinguer celle qui finit de celle qui commence. Sans accuser un renoncement absolu à l'école Alexandrine, il en rejette l'afféterie, la préciosité, la surcharge d'ornements; et s'il use volontiers des légendes helléniques que le cours de son sujet lui présente; s'il est heureux de répéter les noms harmonieux de la Grèce, que rencontre sa plume; s'il aime, à propos des moindres objets comme des plus grandes choses, par de légères esquisses tracées en quelques mots comme par de larges descriptions développées en épisodes, à éveiller souvent les sensations pittoresques; si, en résumé, il n'est jamais avare d'agréments, jamais non plus on n'en surprend chez lui la recherche ou l'abus. Ajoutez qu'à ses leçons, si abondamment, mais si sagement ornées d'images, il donne la forme qui peut le mieux en augmenter le charme: l'expression en est nette, claire, facile, élégante et rendue en vers d'une facture et d'une harmonie supérieures à tout éloge.

Mais cette perfection du style et ce goût exquis de la forme n'enlèvent rien à la profondeur de la pensée. Sans entrer, comme Lucrèce, dans les développements philosophiques qui conviennent au De natura rerum, mais qui ne seraient pas à leur place dans les Géorgiques, il est philosophe et mêle à ses préceptes sur l'art agricole, tantôt des réflexions puisées dans la connaissance des recherches les plus abstraites de la science, tantôt des remarques dictées par une haute sagesse. Parle-t-il, par exemple, des productions propres à chaque contrée, il fait ressortir le principe lucrétien de l'immutabilité des lois de la création, de « ces pactes éternels fixés par la nature aux diverses parties de la terre depuis l'origine du monde » :

Continuo has leges æternaque fœdera certis
Imposuit natura locis, quo tempore primum...
I, 60-61.

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