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ont les unes sur les autres en solidité ou en vraisemblance. Cependant l'esprit de l'homme étant si faible, si borné, si étroit, si sujet à s'égarer, est en même temps si présomptueux qu'il n'y a rien dont il ne se puisse croire capable, pourvu qu'il se trouve des gens qui l'en flattent. Qu'y a-t-il qui soit plus visiblement au-dessus de l'esprit et de la lumière du commun du monde, et particulièrement des simples et des ignorants, que de discerner entre tant de dogmes contestés parmi les chrétiens, ceux qu'il faut rejeter de ceux qu'il faut suivre? Pour décider raisonnablement une seule de ces questions, il faut une étendue d'esprit très-grande et trèsrare. Que sera-ce donc quand il s'agit de les décider toutes, et de faire le choix d'une religion sur la comparaison des raisons de toutes les sociétés chrétiennes. Cependant les auteurs des nouvelles hérésies ont persuadé à cent millions d'hommes qu'il n'y avait rien en cela qui surpassât la force de l'esprit des plus simples. C'est même par là qu'ils les ont attirés d'entre le peuple. Ceux qui les ont suivis ont trouvé qu'il était beau de discerner eux-mêmes la véritable religion par la discussion des dogmes, et ils ont considéré ce droit d'en juger qu'on leur attribuait, comme un avantage considérable que l'Eglise romaine leur avait injustement ravi.

On ne doit pas néanmoins chercher ailleurs que dans la faiblesse même de l'homme la cause de cette présomption. Elle vient uniquement de ce que l'homme est si éloigné de connaître la vérité, qu'il en ignore même les marques et les caractères. Il ne se forme souvent que des idées confuses des termes d'évidence et de certitude. Et c'est ce qui fait qu'il les applique au hasard à toutes les vaines lueurs dont il est frappé. Tout ce qui lui plaît devient évident. Ainsi, après qu'un hérétique a comme consacré ses fantaisies par ce titre qu'il leur donne de vérités certaines et contenues clairement dans l'Ecriture, il étouffe ensuite tous les doutes qui pourraient s'élever contre, et ne se permet pas de les regarder; ou s'il les regarde, c'est ne les considérant que comme des difficultés, et en leur ôtant par là la force de faire impression sur son esprit.

V. Que le monde n'est presque composé que de gens stupides qui ne pensent à rien. Que ceux qui pensent un peu davantage ne valent pas mieux. Trouble que l'imagination cause à la raison. Folie commencée dans la plupart des

hommes.

Si l'esprit humain est si peu de chose, même lorsqu'il s'agite et qu'il cherche la vérité, que sera-ce lorsqu'il s'abandonne au poids de son corps, et qu'il n'agit presque que par les sens? Or il n'agit

presque que de cette sorte dans la plupart des hommes, comme l'Ecriture nous l'enseigne quand elle nous dit, que l'habitation terrestre abaisse l'esprit qui pense à plusieurs choses'. Car en nous découvrant par ces paroles l'activité naturelle de l'esprit qui le rend de lui-même capable de former une grande diversité de pensées, et de comprendre une infinité de divers objets, elle nous fait voir aussi l'état où cet esprit est réduit par l'union avec un corps corrompu, et par les nécessités de la vie présente qui l'appesantissent tellement, quelque actif, pénétrant et étendu qu'il soit de lui-même, qu'elles le resserrent en un très-petit cercle d'objets grossiers, autour desquels il ne fait que tourner continuellement d'un mouvement lent et faible, et qui n'a rien de la noblesse et de la grandeur de sa nature. En effet, si l'on fait réflexion sur tous les hommes du monde, on trouvera qu'ils sont presque tous plongés dans une telle stupidité, que si elle n'éteint pas entièrement leur raison, elle leur en laisse si peu l'usage, que c'est une chose étonnante comment une âme peut être réduite à une telle brutalité. A quoi pense un Cannibale, un Iroquois, un Brésilien, un Nègre, un Cafre, un Groënlandien, un Lapon tout le temps de sa vie? A chasser, à pêcher, à danser, à se venger de ses ennemis.

Mais, sans aller chercher si loin des exemples de la stupidité des hommes : à quoi pensent la plupart des gens de travail? A leur ouvrage, à manger, à boire, à dormir, à tirer ce qui leur est dû, à payer la taille et à un petit nombre d'autres objets. Ils sont comme insensibles à tous les autres, et l'accoutumance qu'ils ont de tourner dans ce petit cercle les rend incapables de rien concevoir au delà. Si on leur parle de Dieu, de l'enfer, du paradis, de la religion, des règles de la morale, ou ils n'entendent point, ou ils oublient en un moment ce qu'on leur dit, et leur esprit rentre aussitôt dans ce cercle d'objets grossiers auxquels il est accoutumé. S'ils sont infiniment éloignés par leur nature de celle des bêtes, telle qu'elle est en effet, ils sont très-peu différents de l'idée que nous en avons; car ce que nous concevons par une bête, est un certain animal qui pense, mais qui pense peu, qui n'a que des idées confuses et grossières, et qui n'est capable de concevoir qu'un fort petit nombre d'objets. Ainsi nous concevons un cheval comme un animal qui pense à manger, à dormir, à courir, à retourner à son écurie. Cette idée n'est pourtant pas celle d'un cheval, car une machine ne pense point; mais c'est proprement celle d'un homme stupide. Et certai

1 Sap., IX, 15.

nement il ne faudrait pas y ajouter encore beaucoup de pensées pour en former celle d'un Tartare.

Cependant ce nombre de gens qui ne pensent presque point, et qui ne sont occupés que des nécessités de la vie présente, est si grand, que celui des gens dont l'esprit a un peu plus d'agitation et de mouvement n'est presque rien en comparaison. Car ce nombre de stupides comprend dans le christianisme même presque tous les gens de travail, presque tous les pauvres, la plupart des femmes de basse condition, tous les enfants. Tous ces gens ne pensent presque à rien durant leur vie, qu'à satisfaire aux nécessités de leur corps, à trouver moyen de vivre, à vendre, à acheter; et encore ils ne forment sur tous ces objets que des pensées assez confuses. Mais dans les autres nations, principalement entre celles qui sont plus barbares, il comprend les peuples entiers sans aucune distinction.

Il est certain que les gens qui travaillent du corps, comme tous les pauvres du monde, pensent moins que les autres, et le travail rend leur âme plus pesante: les richesses, au contraire, qui donnent un peu plus de loisir et de liberté aux hommes, et qui leur permettent de s'entretenir les uns avec les autres; les emplois d'esprit qui les obligent de traiter ensemble, les réveillent un peu, et empêchent que leur âme ne tombe dans une si grande stupidité. L'esprit d'une femme de la cour est plus remué et plus actif que celui d'une paysanne, et celui d'un magistrat, que celui d'un artisan. Mais s'il y a plus d'action et de mouvement, il y a aussi pour l'ordinaire plus de malice et plus de vanité : de sorte qu'il y a encore plus de bien réel dans une stupidité simple, que dans cette activité pleine de déguisement et d'artifice.

Enfin, pour achever la peinture de la faiblesse de notre esprit, il faut encore considérer que quelque vraies que soient ses pensées, il en est souvent séparé avec violence par le déréglement naturel de son imagination. Une mouche qui passera devant ses yeux est capable de le distraire de la contemplation la plus sérieuse. Cent idées inutiles qui viennent à la traverse, le troublent et le confondent malgré qu'il en ait. Et il est si peu maître de lui - même, qu'il ne saurait s'empêcher de jeter au moins la vue sur ces vains fantômes, en quittant les objets les plus importants. Ne peut-on pas appeler avec raison cet état un commencement de folie? Car comme la folie achevée consiste dans le déréglement entier de l'imagination qui vient de ce que les images qu'elle présente sont si vives que l'esprit ne distingue plus les fausses des véritables, de

même la force qu'elle a de présenter ses images à l'esprit, sans le congé et sans l'aveu de la volonté, est une folie commencée; et pour la rendre entière, il ne faut qu'augmenter de quelques degrés la chaleur du cerveau, et rendre les images un peu plus vives. De sorte qu'entre l'état du plus sage homme du monde, et celui d'un fou achevé, il n'y a de différence que de quelques degrés de chaleur et d'agitation d'esprit. Et nous ne sommes pas seulement obligés de reconnaître que nous sommes capables de la folie, mais il faut avouer de plus que nous la sentons, et que nous la voyons toute formée dans nous mêmes, sans que nous sachions à quoi il tient qu'elle ne s'achève par un entier renversement de notre esprit.

VI. Faiblesse de la volonté de l'homme plus grande que celle de la raison. Peu de gens vivent par raison. La volonté ne saurait résister à des impulsions dont nous savons la fausseté. Les passions viennent de faiblesse. Besoin que l'âme a d'appui.

Mais quoique la raison soit faible au point où nous l'avons représentée, ce n'est encore rien au prix de la faiblesse de l'autre partie de l'homme, qui est sa volonté, et l'on peut dire, en les comparant ensemble, que sa raison fait sa force, et que sa faiblesse consiste dans l'impuissance où sa volonté se trouve, de se conduire par la raison.

Il n'y a personne qui ne demeure d'accord que la raison nous • est donnée pour nous servir de guide dans la vie, pour nous faire discerner les biens et les maux, et pour nous régler dans nos dé sirs et dans nos actions. Mais combien y en a-t-il peu qui l'emploient à cet usage, et qui vivent, je ne dis pas selon la vérité et la justice, mais selon leur propre raison, tout aveugle et toute corrompue qu'elle est? Nous flottons dans la mer de ce monde au gré de nos passions qui nous emportent tantôt d'un côté et tantôt d'un autre, comme un vaisseau sans voile et sans pilote : et ce n'est pas la raison qui se sert des passions, mais ce sont les passions qui se servent de la raison pour arriver à leur fin. C'est tout l'usage que l'on en fait ordinairement.

Souvent même la raison n'est pas corrompue. Elle voit ce qu'il faudrait faire, et elle est convaincue du néant des choses qui nous agitent; mais elle ne saurait empêcher l'impression violente qu'elles font sur nous. Combien de gens s'allaient autrefois battre en duel, en déplorant et en condamnant cette misérable coutume, et se blâ mant eux-mêmes de la suivre ? Mais ils n'avaient pas pour cela la

force de mépriser le jugement de ces fous qui les eussent traités de lâches s'ils eussent obéi à la raison. Combien de gens se ruinent en folles dépenses, et se réduisent à des misères extrêmes, parce qu'ils ne sauraient résister à la fausse honte de ne faire pas

comme les autres ?

Qu'y a-t-il de plus aisé que de convaincre les hommes du peu de solidité de tout ce qui les attire dans le monde ? Cependant avec tous ces raisonnements le fantôme de la réputation, la chimère des honneurs, du rang, et mille autres choses aussi vaines les emportent et les renversent, parce que leur âme n'a point de force, de solidité,

ni de fermeté.

Que dirait-on d'un soldat qui, étant averti que, dans un spectacle où l'on représenterait un combat, les canons et les mousquets ne sont point chargés à balle, ne laisserait pas de baisser la tête et de s'enfuir au premier coup de mousquet? Ne dirait-on pas que sa lâcheté approcherait de la folie? Et n'est-ce pas cependant ce que nous faisons tous les jours? On nous avertit que les discours et les jugements des hommes sont incapables de nous nuire, comme ils ne nous peuvent servir de rien, qu'ils ne peuvent nous ravir aucun de nos biens, ni soulager aucun de nos maux. Et néanmoins ces discours et ces jugements ne laissent pas de nous renverser et de faire sortir notre âme de son assiette. Une grimace, une parole de chagrin nous mettent en colère, et nous nous préparons à les repousser comme si c'était quelque chose de bien redoutable. Il faut nous flatter et nous caresser comme des enfants pour nous tenir en bonne humeur; autrement nous jetons des cris à notre mode, comme les enfants à la leur.

Il est certain que l'impatience que les hommes témoignent dans toutes ces occasions vient de quelque passion qui les possède. Mais les passions mêmes viennent de faiblesse et du peu d'attache que leur âme a aux biens véritables et solides. Et pour le comprendre, il faut considérer que, comme ce n'est pas une faiblesse à notre corps d'avoir besoin de la terre pour se soutenir, parce que c'est la condition naturelle de tous les corps; mais que l'on ne dit qu'il est faible que lorsqu'il a besoin d'appuis étrangers, qu'il le faut porter ou qu'il lui faut un bâton, et que le moindre vent est capable de le renverser; de même, ce n'est pas une faiblesse à l'âme d'avoir besoin de s'appuyer sur quelque chose de véritable et de solide, et de ne pouvoir pas subsister comme suspendue en l'air sans être attachée à aucun objet ou si c'est une faiblesse, elle est essentielle à la créature, qui, ne suffisant pas à elle-même, a besoin

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