comprennent pas le subiect estrangier, ains seulement leurs propres passions: et par ainsi la fantasie et apparence n'est pas du subiect, ains seulement de la passion et souffrance du sens; laquelle passion et subiect sont choses diverses: par quoy qui iuge par les apparences, iuge par chose aultre que le subiect. Nous n'avons aulcune communication à l'estre, parce que toute humaine nature est tousiours au milieu, entre le naistre et le mourir, ne baillant de soy qu'une obscure apparence et ombre, et une incertaine et debile opinion: et si, de fortune, vous fichez vostre pensée à vouloir prendre son estre, ce sera ne plus ne moins que qui vouldroit empoigner l'eau; car tant plus il serrera et pressera ce qui de sa nature coule par tout, tant plus il perdra ce qu'il vouloit tenir et empoigner. Ainsi, veu que toutes choses sont subiectes à passer ser d'un changement en aultre, la raison, qui y cherche une reelle subsistance, se treuve deceue, ne pouvant rien apprehender de subsistant et permanent, parce que tout ou vient en estre et n'est pas encores du tout, ou commence à mourir avant qu'il soit nay. Platon disait que les corps n'avoient iamais existance, ouy bien naissance: estimant que Homere eust faict l'Ocean pere des dieux, et Thetis la mère, pour nous montrer que toutes choses sont en fluxion, muance et variation perpétuelle; opinion commune à touts les philosophes avant son temps, comme il dict, sauf le seul Parmenides, qui refusoit mouvement aux choses, de la force duquel il faict grand cas. (MONTAIGNE, livre 11, chap. x11.) Page 32, ligne 15. « Le plaisir que nous recherchons n'est pas celui qui se fait sentir en « nous par le chatouillement des sens, mais l'indolence, ou plutôt le << bien-être que produit l'absence de toute douleur. » Nostre bien estre, ce n'est que la privation d'estre mal. . Voyla pourquoy la secte de philosophie, qui a le plus faict valoir la volupté, encores l'a-t-elle rangee à la seule indolence. Le n'avoir point de mal, c'est le plus avoir de bien que l'homme puisse esperer, comme disoit Ennius (Nimium boni est, cui nihil est mali), car ce mesme chatouillement et aiguisement qui se rencontre en certains plaisirs, et semble nous enlever au dessus de la santé simple et de l'indolence ; cette volupté actifve, mouvante, et ie ne sçais comment cuisante et mordante, celle là mesme ne vise qu'à l'indolence, comme à son but; l'appetit qui nous ravit à l'accointance des femmes, il ne cherche qu'à chasser la peine que nous apporte le desir ardent et furieux, et ne demande qu'à l'assouvir et se loger en repos et en l'exemption de cette fiebvre : ainsi des aultres. Ie dis doncques que si la simplesse nous achemine à n'avoir point de mal, elle nous achemine a un tres heureux estat, selon nostre condition. Si ne la fault il point imaginer si plombée, qu'elle soit du tout sans sentiment: car Crantor avoit bien raison de combattre l'indolence d'Epicurus, si on la batissoit si profonde, que l'abord mesme et la naissance des maulx en feust à dire : « Je ne loue point ceste indolence qui n'est ny possible ny desirable : ie suis content de n'estre pas malade; mais si ie le suis, ie veulx sentir. » De vray, qui desracineroit la cognoissance du mal, il extirperoit quand et quand la cognoissance de la volupté, et enfin aneantiroit l'homme : Istud nihil dolere, non sine magna mercede contingit immanitatis in animo, stuporis in corpore (1). Le mal est, à l'homme, bien à son tour: ny la douleur ne luy est tousiours à fuyr, ni la volupté tousiours à suyvre. (MONTAIGNE, livre 11, chap. x11.) (1) Cicéron, Tusculanes, III-6. Page 55, ligne 19. « L'un ne défend que le corps, et les autres n'embrassent que l'âme. » , Ceulx qui veulent desprendre nos deux pièces principales et les sequestrer l'une de l'autre, ils ont tort : au rebours il les fault raccoupler et reioindre; il faut ordonner à l'ame non de se tirer à quartier, de s'entretenir à part, de mespriser et abandonner le corps (ainsi ne le sauroit elle faire que par quelque singerie contrefaicte). Mais de se rallier à luy, de l'embrasser, le cherir, luy assister, le contrerooller, le conseiller, le redresser, et ramener quand il fourvoye, l'espouser en somme et luy servir de mary, à ce que leurs effects ne paroissent pas divers et contraires, ains accordants et uniformes. Les chrestiens ont une particuliere instruction de cette liaison, car ils sçavent que la iustice divine embrasse cette société et ioincture du corps et de l'ame, iusques à rendre le corps capable des recompenses eternelles; et que Dieu regarde agir tout l'homme, et veult qu'entier il receoive le chastiment ou le loyer, selon ses demerites. La secte peripatetique, de toutes sectes la plus sociable, attribue à la sagesse ce seul soing, de pourveoir et procurer en commun le bien de ces deux parties associees, et montrent les aultres sectes pour ne s'estre assez attachées à la consideration de ce meslange, s'estre partialisées, cette cy pour le corps, cetteaultre pour l'ame, d'une pareille erreur, et avoir escarté leur subiect, qui est l'homme; et leur guide, qu'ils advouent en général estre nature. (MONTAIGNE, livre 11, chap. xvır.) Ce n'est pas une ame, ce n'est pas un corps, qu'on dresse; c'est un homme: il n'en fault pas faire à deux ; et comme dict Platon, il ne fault pas les dresser l'un sans l'aultre, mais les conduire égualement, comme une couple de chevaulx attelez à mesme timon; et à l'ouyr, semble-t-il pas prester plus de temps et plus de sollicitude aux exercices du corps, et estimer que l'esprit s'en exerce quand et quand, et non au contraire ? (MONTAIGNE, livre 1, chap. xv.) Pouvons-nous pas dire qu'il n'y a rien en nous, pendant cette prison terrestre, purement ny corporel, ny spirituel, et qu'iniurieusement nous desmembrons un homme tout vif; et qu'il semble y avoir raison que nous nous portions envers l'usage du plaisir aussi favorablement au moins que nous faisons envers la douleur? Elle estoit (pour exemple) vehemente, iusques à la perfection, en l'ame des saints, par la penitence; le corps y avoit naturellement part, par le droict de leur colligance, et si pouvoit avoir peu de part à la cause : si ne ce sont ils pas contentez qu'il suyvist nuement, et assistast l'ame affligee; ils l'ont affligé luy mesme de peines atroces et propres, a fin qu'à l'envy l'un de l'aultre l'ame et le corps plongeassent l'homme dans la douleur, d'autant plus salutaire que plus aspre. En pareil cas, aux plaisirs corporels, est-ce pas iniustice d'en refroidir l'ame, et dire qu'il l'y faille entraisner comme à quelque obligation et nécessité contraincte et servile? c'est à elle plustost de les couver et fomenter, de s'y présenter et convier, la charge de regir luy appartenant: comme c'est aussi à mon advis à elle, aux plaisirs qui luy sont propres, d'en inspirer et infondre au corps tout le ressentiment que porte sa condition, et de s'estudier qu'ils luy soyent doulx et salutaires. Car c'est bien raison, comme ils disent, que le corps ne suyve point ses appetits au dommage de l'esprit : mais pourquoy n'est-ce pas aussi raison que l'esprit ne suyve pas les siens au dommage du corps? (MONTAIGNE, Essais, livre 111, chap. v.) Page 107, ligne 7. « Selon lui, le moyen d'adoucir le chagrin consiste en deux choses : « écarter de notre esprit toutes les idées de peine; y rappeler, au con« traire, toutes celles de plaisir. » C'est un tres grand advantage pour l'honneur de l'ignorance, que la science mesme nous reicte entre ses bras, quand elle se treuve empeschee à nous roidir contre la pesanteur des maulx; elle est contraincte de venir à cette composition, de nous lascher la bride, et donner congi de nous sauver en son giron, et nous mettre, soubs sa faveur, à l'abri des coups et iniures de la fortune: car que veult elle dire aultre chose quand elle nous presche « de retirer notre pensee des maulx qui nous tiennent, et l'entretenir des voluptez perdues, de nous servir, pour consolation des maulx presents, de la souvenance des biens passez; et d'appeler à nostre secours un contentement esvanouï, pour l'opposer à ce qui presse? >>> Levationes ægritudinum in avocatione a cogitanda molestia, et revocatione ad contemplandas voluptates, ponit (1). Si ce n'est que, ou la force lui manque, elle veult user de ruse, et donner un tour de soupplesse et de iambe, ou la vigueur du corps et des bras vient à luy faillir, car non seulement à un philosophe, mais simplement à un homme rassis, quant il sent par effect l'altération cuisante d'une fiebvre chaulde, quelle monnoye est ce de le payer de la soubvenance de la douceur du vin grec? ce serait plustost luy empirer son marché: Che richordarsi il ben doppia la noia. De mesme condition est cet aultre conseil que la philosophie donne « de maintenir en la memoire seulement le (1) Cicéron, Tusculanes, III—15, |