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Mais quant li bons rois sot que la foiz crestiene estoit en si grant viuté tenue, il fu moult esmeus de pitié et de compassion; à un bon home se conseilla qui avoit non Bernarz, saint home et religieus, qui en ce tens menoit vie solitaire au bois de Vincenes. Cil li loa que il relaschast et quitast touz les crestiens de son roiaume des dettes que il devoient aus Juis, si en retenist la quinte partie à son us, se il voloit, et ce fu la première raison pour quoi il bouta toz les Juis fors de son roiaume."

Ce Bernard, de 1161 à 1170 prieur de Grandmont, depuis corecteur de l'abbaye de Grandmont au bois de Vincennes, s'était beaucoup ingéré dans les affaires du temps. C'était un homme d'influence : en 1168 le Pape lui écrivit pour qu'il réconciliât le roi d'Angleterre et l'archevêque de Cantorbéry 1). Après le meurtre de celui-ci, en 1171, Bernard envoya à Henri II une lettre virulente 2). Le roi d'Angleterre le tenait en grande estime 3); et PhilippeAuguste faisait de lui plus de cas encore. En 1190, partant pour la croisade, le roi fit son testament ; nous y lisons cette clausule: »Si volons que se provende ou autres benefices eschiet tandis com nous tendrons le regale en nostre main, que la roïne [-mère] et li arcevesques [de Reims] le doignent par le conseil de frére Bernart, selonc Dieu, au mieuz que il porront, à persones honestes et bien lettrées," etc. ) Et plus loin: »Se il avenoit que Diex face sa volenté de nous, nous commandons que la roïne et li arcevesques, li evesques de Paris, li abbés de St. Victor et cil de

1) Recueil des Historiens de la France, tom. XVI, p. 332. 2) Ibidem, p. 472.

3) Voyez la lettre qu'il lui écrivit en 1161, ibidem, p. 639. 4) Recueil des Historiens de la France, tom. XVII, p. 371.

Sarnai, et frères Bernart devisent nostre tresor en dui parties," pour le distribuer aux pauvres. Enfin la reine et l'archevêque retiendraient » toutes les honneurs qui vagues seront,..... et ceus que ils ne porront tenir, doignent les, selonc Dieu, par le conseil frère Bernart, à l'onor de Dieu et au profit du roiaume, à persones que il sauront plus dignes et plus soffisanz."

C'est à cet homme puissant que le poëte ose s'attaquer dans le passage cité de la vingtième branche; et tout porte à croire que c'est lui qu'il a ridiculisé en donnant à l'âne le nom de Bernard l'archiprêtre.

Comment expliquer cette animosité? Remarquons bien que ce n'est que dans les ouvrages postérieurs à la 25 branche qu'il emploie le nouveau surnom de l'âne, qu'auparavant il appelle Thimer. Ensuite n'oublions pas que frère Bernard avait la plus grande influence sur les » provendes ou autres benefices", ce qui fait présumer qu'il a été l'un des auteurs du décret de 1199 qui chassait les prêtres de leurs cures. En combinant ces deux observations n'en résulte-t-il pas, je ne dis point pour sûr, mais comme probable, qu' effectivement Pierre, comme nous le supposions, perdit sa cure, et que c'est à frère Bernard qu'il imputait ce malheur? Inde irae 1).

Il est à remarquer que probablement ce même frère

1) Je suppose qu'il y a bien plus d'allusions à des personnages du temps, mais qui nous échappent. Roonel Ꭹ fait penser autant que Ferrant le roncin; avant tout autre, Tardif le limaçon, le gonfanonier du roi, tué par Renart. Dans la neuvième branche, je rencontre vs. 3420 l'expression:

Qui fu hardiz conme limace,

et vs. 3466 je lis:

Bien conbatront à la limace.

Bernard figure encore dans une autre branche. C'est la 24, qui est postérieure aux œuvres de Pierre de Saint-Cloud, mais pas de beaucoup. Renart, terrassé en champ clos par Ysengrin, est sur le point d'être pendu, lorsque, vs. 15110,

Atant es-vos frere Bernart

Qui de Grant-Mont est repairiez,

Il ert de grant franchise plains,
Moult ert cortois, n'iert pas vilains.

Celui-ci demande qu'on épargne la vie à Renart, qui se fera moine; et le roi, vs. 15166,

Nel voudroit avoir escondit

De riens que il li demandast
Ne que à fere conmandast.

Il lui accorde la vie, et Renart entre dans les ordres. Ce passage a suggéré la réflexion suivante à M. Paulin Paris : >> Il est impossible, dit-il 1) de ne pas reconnoître saint Bernard lui-même, parvenu vers 1147 au plus haut degré de l'influence morale qu'il exerça sur ses contemporains, dans le frère Bernart qui, au retour d'une visite aux religieux de Grandmont, obtient du Roi, accoutumé à ne rien lui refuser, le pardon de Renart et la liberté de le revêtir du blanc manteau, uniforme des moines de Clervaux."

Je pense que l'on m'accordera qu'il est plus naturel de penser au prieur de Grandmont qu'à tout autre Bernard, et moins qu'à tous, au Saint mort en 1153.

Ce passage ne prouve-t-il pas que l'auteur de cette branche, qui connaissait si bien les œuvres de Pierre de Saint-Cloud, avait deviné, ou savait le secret du surnom donné par celui-ci à l'âne? Si j'osais risquer une conjecture, qui ne se donne que pour telle, je

1) Nouvelle étude sur le Roman de Renart, p. 337.

dirais que ce passage m'a tout l'air de contenir une satyre contre Pierre lui-même. Il avait toujours attaqué les moines, ridiculisé le plus puissant d'entre eux cependant ce sont eux qui, en 1209, lui ont sauvé la vie en le faisant entrer dans un couvent, peut-être dans celui même de Grandmont. Si cette conjecture était fondée, ce passage offrirait une preuve nouvelle de l'identité de notre trouvère et du Petrus de Sancto-Clodovaldo qui a failli être brûlé en 1209.

Je reviens aux œuvres de Pierre et aux allusions au règne de Philippe-Auguste.

Dans la trentième branche le roi quitte son royaume (vs. 26127)

Por paiens qui li font grant gerre.

Il prie Renart, vs. 26309,

,,Que vos ci ilec remanez,

Ma terre et mon païs gardez;

Et la roïne, ce vos di,

Gardez bien, que je vos en pri:
Ne puis plus demorer o vos,

Ge la lès à Deu et à vos."

Philippe-Auguste fit à peu près la même chose en partant pour la croisade en 1190: »Loys son cher fil et tot le roiaume mist en la garde et en l'ordinance la noble roïne Ade sa mère et Guillaume l'arcevesque de Rains son oncle" 1).

Ici le fait historique semble avoir inspiré la pensée de l'épisode du poëme, sans qu'il y ait lieu de croire à une allusion à ceux à qui le roi confia ce qu'il avait de plus cher. Mais généralement Renart me paraît représenter le roi d'Angleterre, le constant ennemi de Philippe-Auguste. Je n'entends pas que

1) Les Chroniques de Saint-Denis, p. 370.

le poëme soit une continuelle satyre politique: mais je crois le trouvère bien souvent inspiré par les embarras que Richard Coeur-de-lion suscitait à son suse

rain.

Ce que les Chroniques de Saint-Denis 1) disent de Henri II, peut très-bien s'appliquer à son fils: » Fu li rois [d'Angleterre] semons plusieurs foiz à la cort le Roi de France; mais il queroit tozjors aloignes et faintes simulations tant com il pooit: mais quant li Roi Phelippe vit sa malice, et que il ne tendoit fors à porloigner la besoigne, et assez sagement et malicieusement cognut que la demeure tornoit à honte et à domage à lui et aus siens, il proposa en son cuer à assener au fié et à entrer en la terre à ost banie." N'est-ce pas là comme le sommaire d'une bonne partie des branches 26, 20 et 30?

Les mêmes Chroniques nous racontent que quoique Richard se fût croisé avec le Roi de France, il s'abstint de le seconder, parce que »li Rois tricharz en cuer avoit la boisdie et la traïson"); et en cet endroit le nom de Richard est à cinq reprises malicieusement changé en Trichard. Cela ne rappelle-t-il pas le traître du poëme, surnommé Renart-barat, jetant loin de lui la croix qu'il portait sur l'épaule, et refusant d'aller en terre sainte?

Ailleurs nous lisons qu'en 1196, »après ceque ce fu avenu passerent poi de jor que li Rois Richart brisa son sacrement et la pais de lui et du Roi Phelippe qui devoit à tozjors mais estre confirmée car il... prist et abati le chastel de Virson par conchiement et par barat, car il avoit juré au

1) Les Chroniques de Saint-Denis, p. 365; voyez aussi p. 367. 2) Ibidem, p. 373.

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